Mes Algéries en France, Carnets de voyage, Bleu autour, 2004.

L'école de mon père, p. 34.

A Eugène-Etienne Hennaya, près de Tlemcen, la ville de l’ami et écrivain Mohammed Dib, sur le fronton du porche de l’école, on a gravé dans la pierre “Ecole de garçons indigènes”.  C’est l’école de mon père, l’école de l’enfance, heureuse et séparée.  Aux premiers jours de l’insurection algérienne, on tue des instituteurs.  Pas mon père.  Pas ma mère. 

L’Algérie est libre.  Passent les années de l’Indépendance et du Parti unique.  Jamais je ne suis revenue au village de l’enfance coloniale.  Les Soeurs des Apôtres habitent toujours l’ouvroir où les jeunes filles musulmanes viennent apprendre à broder, les vieilles soeurs tiennent le dispensaire, on est en l’an 2001.  Fouzia Ould-Kaddour a photographié pour moi l’entrée de l’école.  On peut lire “Ecole de garçons”.  On a gratté rageusement “indigènes”, il reste le blanc.

Les figures de l'aube, p. 233.

Je sais où j'irai. Exactement.

On n'égorgera plus femmes, enfants, vieillards, des familles, comme si une malédiction millénaire prenait acte aujourd'hui, Chlef, Aïn Defla..., ces noms de villages associés aux crimes familiaux les plus terribles. Comment vivre pour celui ou celle qui a échappé - par quelle protection fortuite, divine? - au massacre des père et mère, frère et soeur, l'ancêtre et l'enfant à naître?

L'eau sera abondante et claire pour tous, pauvres et riches, les fontaines ne seront plus taries, chaque famille sa maison et son jardin, la boue et la puanteur des bidonvilles on les aura oubliées, on entendra des noms de fruits et de légumes du paradis sur tous les marchés de la plaine et des monts, du désert et des plateaux, jusqu'à la mer, les anciens apprendront aux jeunes et les maîtres aux disciples, pour le pays, le peuple tout entier, qui voudra alors égorger l'enfant, la femme, le vieux et la vieille? Je saurai que je peux revenir sans crainte ni méfiance au pays de mon père, au pays où je suis née. Personne ne pourra me l'interdire. J'irai, je ne serai pas seule, mes soeurs avec moi, et peut-être Safia, l'orpheline sauvage, dans le village de l'enfance. Les fleurs du jardin de ma mère, les asperges du jardin de mon père et ses abeilles. Nous serons assises sous la véranda et nous mangerons les figues de l'aube.

Actualisation : juillet 2007