Leïla Sebbar. Le Baiser, Hachette, 1997.

Vous êtes belle, pp. 127-130

Une femme est debout devant le lavabo, il aperçoit son visage dans le miroir taché d'éclats noirs. Elle a posé une trousse en plastique rouge contre le robinet de gauche. Dans les films en costume, les femmes se maquillent dans un boudoir avec des fleurs et des drapés rouges, des dentelles et des lumières dorées. Après des années de vagabondage dans les sous-sols des bistrots de la ville, il a vu ces femmes. il a été ébloui comme devant les images tendres et chaudes des films. Il est encore petit lorsqu'il surprend pour la première fois une femme, son reflet dans la glace, les yeux inquiets, les gestes sûrs. Elle peint ses lèvres. Il suit le pinceau avec la même attention que la femme, et sa bouche à lui s'ouvre et se ferme au rythme du pinceau. Il ne voit pas le tube de rouge à lèvres. La femme tient dans la main gauche une boîte minuscule où le pinceau va et vient. Il entend la chasse d'eau des hommes, des pas dans l'escalier.

Il laisse passer une cliente qui se précipite dans les W.-C. Qu'est-ce qu'elle a ? La femme ne s'est pas interrompue, elle range le pinceau et la petite boîte dans la pochette rouge. Ses yeux dans la glace se fixent sur lui :

- Mais qu'est-ce que tu fais là ?"
- Elle parle avec un accent bizarre.
- Comment, rien? Tu as l'habitude de faire ça?
- Tu sais que c'est mal d'épier...
- Pourquoi tu restes là, planté... Les bistrots, c'est pas pour les enfants. Et des bistrots comme celui-là...
- Qu'est-ce qu'il a?"

La femme éclate de rire. Elle a une grande bouche rouge, très rouge. Elle n'est pas jeune, pas vieille non plus. Elle s'approche de lui, tout près, comme si elle allait l'embrasser.

"J'ai un fils, il a ton âge. Si je le voyais là, dans les toilettes côté Femmes, debout, collé contre la porte, tu sais ce que je lui ferais?
- Non.
- Je lui donnerais une bonne paire de gifles...
- Pourquoi ?
- Parce que c'est pas la place des garçons de douze ans...
- J'ai treize ans..."

La femme rit, se penche vers lui, fait semblant de l'embrasser.

"Allez, file... Et que je ne te revoie plus dans ces bars à putes...
- Ces quoi?..."

Il a mal entendu la fin de la phrase.


Le bain maure, pp. 109-110

Des femmes nues bavardent. Assises sur les dalles vertes et blanches, à peine dissimulées par les vapeurs du bain, elles se parlent en gestes ronds. Les longs cheveux mouillés cachent à demi les seins lourds ; les tissus rayés, jaune, rouge, vert, collent aux cuisses grasses où des enfants petits se sont endormis. Sous les arcades, elles se reposent. Les masseuses sont allongées sur les nattes tressées, chacune la sienne. Esclaves depuis longtemps affranchies, les maîtres ruinés, elles ont quitté la maison patricienne et les bougainvillées, le pavillon où dormaient les domestiques, on ne les a pas chassées, elles étaient vieilles, il fallait laisser place à la jeune fille de la campagne qu'on paierait à peine et qui remplacerait, à elle seule, trois domestiques. Les Négresses sans famille ni maison se sont réfugiées au bain maure, hospitalier. Elles massent, en expertes, les femmes et les jeunes filles de la ville. Epouses que le mari délaisse, les vieilles le savent à la manière dont les corps s'abandonnent en confiance à leurs mains, on parle encore des miracles qu'elles ont accomplis. Vierges qu'elles parent pour la noce, une peau douce et odorante, corps lisse de petite fille, des cheveux lavés à l'argile, le henné colorant pieds et mains suivant le rite. La moindre imperfection, elles la maquillent ou l'exhibent, respectueuses du rang de la famille et de sa générosité. Mères et filles admirent et redoutent les Négresses du bain. Magiciennes, serviles, mais puissantes.

Actualisation : juillet 2007