Une enfance algérienne, textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, Haute enfance, Gallimard, 1997, Folio Gallimard, 1999.

Leïla Sebbar. On tue des instituteurs, p. 192.

 

Je suis loin de la mer. Très loin. Je l'aimais et elle me faisait peur. Les jours d'ouragan... Si la tempête allait pousser ses vagues noires vers le bois, et du bois jusqu'à la maison d'école, seule, dans ce désert de la côte et de la montagne. La montagne arrêterait le flot, mais la maison disparaîtrait comme dans un bassin sans fond. J'ai l'âge qu'avaient ma mère et ses amies à Port-Say et je cherche, fébrile, dans des livres morts depuis longtemps, jamais feuilletés, on pourrait les jeter, ils brûleraient avec la bibliothèque si quelqu'un y mettait le feu, d'autres lieux de mémoire ont ainsi brûlé, Alexandrie, Sarajevo... personne ne s'en soucierait, je ne sais pas ce que je cherche, mais je poursuis, inlassable, dans les rayons oubliés, la traque de quel secret ?... Je suis séquestrée volontaire, dans les ténèbres de la lumière électrique et des siècles répertoriés, classés, fichés. Enfermée tout le jour avec des livres muets, dans la tombe à tiroirs, gigantesque, et qui engloutit mes années amnésiques, privées de la voix de la mer, de l'odeur des amies de ma mère, jeunes et belles, rondes, la peau lisse et dorée, leur rire dans la tempête qui s'annonce. Jeunes mères, institutrices en vacances, heureuses.

Actualisation : juillet 2007