Leïla Sebbar. Isabelle l'Algérien, Al Manar, 2005, pp. 58-59.

Le vieux dans la grotte

Mais la misère était grande dans les douars autour de la ville et les fellah peinaient à élever leur famille. Trop d'enfants. Pas assez de terre et s'ils étaient saisonniers chez un petit colon, pas assez d'argent, d'orge ou de blé. Que venait faire, dans leur douar, pauvre douar, cet homme à cheval ? Une belle jument blanche, une jument de riche. Les impôts ? Ils n'avaient rien à donner et puis ceux des impôts ne venaient jamais seuls. Un jeune taleb ? Les talebs qui allaient à pied à travers le pays demandant l'aumône et s'instruisant dans les mosquées et les Zaouïas, n'allaient pas seuls et ils n'auraient pas monté une si belle jument. Le cavalier s'est arrêté dans les champs, il a parlé aux hommes attelés à la charrue, il parlait simplement, demandant des nouvelles de la vie. Il ne représentait ni le Commandant de la place, ni l'Administration, ni le Caïd. Jamais un cavalier, fin burnous et belle jument, ne leur avait ainsi adressé la parole. Ils se sont méfiés, puis ils ne se sont plus méfiés.

Il est revenu. Les enfants du douar l'attendaient. Les garçons s'occupaient de la jument, les petites filles touchaient son burnous, une étoffe comme elles n'en avaient jamais vu. Les femmes cachaient leur visage et regardaient à travers la haie de roseaux qui ferme les cours. Il prenait le thé avec les hommes sous le figuier, lorsqu'ils revenaient du travail, ils bavardaient. Avant l'heure de la prière, il les quittait. Il reviendrait le lendemain. Les femmes qui servaient le thé, les moins jeunes, avaient posé des questions à leur mari. Qui était cet homme-là ? Pourquoi s'intéressait-il à eux, des pauvres sans ressources ? Elles trouvaient bizarre cette attention quotidienne, pour rien. Les hommes écoutaient à peine. Quel mal pouvait-il faire ? Elles avaient insisté. Cet homme n'était pas un homme. Les maris haussaient l'épaule. Elles disaient encore que cet Arabe n'était pas un Arabe et sûrement pas un musulman. Les hommes se levaient, quittaient la cour ensemble pour aller s'asseoir, plus loin, contre la pierre plate qui borde le mur d'une maison basse. Des histoires de femmes, rien de plus.

Actualisation : juillet 2007