Leïla Sebbar: La jeune fille au gilet rouge dans Babel (1994)

Loin dans le temps, l'ancienne Andalousie et les vers du poète maudit, l'exilé de Cordoue, son Collier de la Colombe, loin, il y a de cela des siècles et des siècles... Jéricho en Palestine, le désert si proche... Des cercueils pour Sarajevo, les mouettes, de vague en vague, crient aux oreilles de ces enfants de pute qui font la guerre et les jeunes soldats tombent, toujours ils disent Maman!
Dans Babel aujourd'hui, il y a des automobiles, mille, dix mille, trente mille, le jour, la nuit, en mille et une nuits, combien? Il y a l'orage, le vent, la pluie, la boue sur le boulevard de gazon qui roule le long de l'avenue, quatre voies à moteurs permanents.

Paysage pauvre, pour les pauvres.

On peut regarder longtemps le gris du ciel, des arbres, du macadam, des blocs et des barres, se dire - c'est gris, le gris sera toujours gris et comment voir ce qui est gris - on peut naître, vivre, pleurer et rire et mourir gris sur gris. mais si la mélancolie n'a pas tout à fait dévoré notre foie, alors les yeux ouverts, on peut voir du rouge, au loin, qui court sur l'avenue.

On attend, perplexe, à l'extrême bord cimenté qui arrête la boue verte. On attend, comme une femme à sa fenêtre, impatiente, il ne faut pas fermer les yeux, le bruit automobile ne monte pas jusqu'à la plus haute tour, on se croit au désert.

La jeune fille porte un gilet rouge.

Surgissent sur l'avenue de place en place, les baraques jaunes, roulottes romanichelles, abandonnées à l'herbe de boue et de pluie, closes sur elles-mêmes et qui crachent des mots étrangers.

La jeune fille au gilet rouge court.

D'une langue à l'autre, Babel en spirale, la boue éclabousse le pantalon noir bouffant, le gilet rouge bondit de Tokyo à Bamako, d'Alger à Berlin, de Moscou à Téhéran, Pékin, New-York, Dakar, Alexandrie, Paris... La confusion des langues où les mots se heurtent, où le sens se perd dans les rires.

Babel c'est le Paradis ou l'Enfer?

La jeune fille tient une colombe sur son poing, blanche et bavarde. L'avenue devient fleuve, les roulottes des bateaux à voiles, la jeune fille au gilet rouge, capitaine d'une flotte à la dérive. Les panneaux géants sont des voiles qui parlent de dragons dans la forêt, de monstre et de labyrinthe, d'esclaves et de pélicans. D'Orient en extrême Occident, les lettres, orchestrées par la jeune fille, descendent le fleuve jusqu'à la mer.

Nouvelle parue dans Lieux d'être, Spécial parfums, été 1993, Marcq-en-Baroeul.

Actualisation : juillet 2007