Leïla Sebbar
Journal de mes Algéries en France, Suite 14
(Juillet-Août 2008)

Sebastien Pignon, Dieppe (2008)

Juillet 2008

Les poupées Barbie pornos et Fulla musulmane. Le Keffieh, écharpe nationale française. Lucien Igor Suleïman et Saskia à Dieppe. Le roman familial de Bachir Hadjadj, la boîte à chiquer et la Singer.

J’entends cette publicité à la radio, RTL, ce 7 juillet « Malika, ça vous dirait de vivre dans un terrier avec moi et de faire des milliers de petits lapins ? » Les magasins Casino s’adressent ainsi à une certaine clientèle, oubliant qu’il n’y a pas si longtemps, au moment du regroupement familial, des ennemis de l’immigration maghrébine parlaient des mères comme d’autant de lapines… Aujourd’hui, ces lapines sont des consommatrices qui font vivre Casino.


27 juillet

Au comptoir de L’Alouette, rue de la Glacière, je lis Le Parisien, le quotidien matinal de la Limonade. Une grande nouvelle, les adultes ont droit à une poupée Barbie en tenue porno sado-maso : noir, skaï, bas résille, bottes noires à talons aiguilles. On est dans le pays de la libération des femmes… Côté Occident. Côté Orient, c’est Fulla, la poupée musulmane saoudienne (Barbie est interdite). Fabriquée en Chine comme Barbie, Fulla porte une abbaya noire, elle a son tapis de prière. Fulla au Maghreb est vêtue d’une gandoura et du hijeb. Dans sa garde-robe, pas de maillot de bain. Fulla n’a pas de petit ami. Elle a deux amies, Yasmine et Nada, deux frères, Bader et Nour. Fulla n’est pas distribuée en Europe. On peut la commander sur internet, elle vaut 25 euros.
Je n’ai pas eu à résister au caprice d’une fille qui m’aurait réclamé une poupée Barbie. J’ai eu deux fils qui ont réussi, par quelle ruse ? à avoir des Big-Jim… Une chercheuse américaine qui a travaillé sur ma trilogie Shérazade, m’a envoyé deux Barbie, Schéhérazade et le sultan Shahriar en costumes orientaux. Ils sont encore dans leur boîte, sagement.


Fin juillet

Partout en France, jeunes hommes et jeunes filles portent le keffieh palestinien. Rien de politique. Le keffieh fabriqué en Inde a pris des couleurs, vert, jaune, rose, bleu, marron, violet et noir. Le noir et blanc, le blanc et rouge (du Golfe) ont presque disparu. C’est le foulard de toute la jeunesse française, sans distinction. Ce n’est plus comme il y a 20 ans, 25 ans, le signe de ralliement des jeunes Marcheurs de 1983, de « la Marche des Beurs » réclamant l’égalité des droits, ni le signe de solidarité avec les Palestiniens.

France-Musique
Jean-Philippe Rameau. Les Sauvages une pièce pour clavecin et L’Égyptienne.


Fin juillet – début août

LIS par Sébastien Pignon

À Dieppe, Sébastien dessine. Encres de Chine. Dieppe. Mère et fils, Saskia et Lucien Igor Suleïman. Lucien Igor Suleïman et l’un de ses livres favoris, La Panthère noire (Père Castor) il dit « C’est la plus maline ».

Des travaux dans la rue au coin du dispensaire, sur un panneau, ces mots :

Sous les pavés
La plage
Le chauffage

Quarante ans après 68, les slogans servent à tout, travaux de terrassement, publicité… On ne les a pas oubliés.

Je lis le roman familial de Bachir Hadjadj, Les voleurs de rêves. Cent cinquante ans d’histoire d’une famille algérienne (Albin Michel, 2007).

HadjadjUne famille musulmane patriarcale, féodale de l’Est algérien. Le père est polygame, violent avec ses femmes, ses femmes sont à son service, les femmes lavent les pieds du mari, les fils sont servis par leurs sœurs. Le père, Caïd, comprend que l’école coloniale assurera la promotion de son fils. Après des études au lycée d’Aumale à Constantine où il découvre la communauté juive et d’autres mœurs : les garçons de l’internat portent un pyjama, on peut se doucher et manger avec une fourchette, on se lave les dents avec une brosse et du dentifrice (l’écorce de noyer est inconnue dans ces sphères)… On peut lire ces remarques dans le recueil de textes inédits : C’était leur France, en Algérie avant l’indépendance (Gallimard, collection de Pierre Nora, 2007) où des communautés séparées se découvrent. Il y a « eux et nous », le narrateur après des études de sciences à Grenoble (1959-1960) est ingénieur agronome. Ses études ne l’ont pas empêché de militer au FLN et avant cet engagement de faire son service militaire dans les chasseurs alpins et l’écrivain public à la caserne savoyarde où vivent des Algériens (rappelons que 100 000 jeunes musulmans sont appelés en 1957, les FSNA : Français de Souche Nord-Africaine, 7 000 déserteront). De retour en Algérie, le narrateur est infirmier dans l’armée française (il dit ne pas avoir tiré un seul coup de feu). En 1961 on le retrouve dans l’ALN (Allemagne, Tunisie, Algérie) après avoir milité dans une cellule de la Fédération FLN de France à Grenoble. Il enseigne l’arabe aux soldats e l’armée des

frontières.
1962. L’Algérie est indépendante. Sa famille habite Sétif dans l’appartement d’un bijoutier exilé.
1963. Le narrateur épouse une Française bretonne, professeur d’anglais à Alger.
1965. Coup d’État militaire de Boumedienne.
1969. Naissance de Nawel, sa fille.
Le narrateur remarque dès les années soixante-dix, les progrès de « l’islamo-FLN ». Les couples mixtes ne sont pas les bienvenus.
Exil en France en 1972 où Bachir Hadjadj vit toujours.
J’ai oublié de signaler deux objets qui occupent une place importante dans le livre et qui se retrouvent dans mes livres. La boîte à chiquer des Chibanis en France et la Singer, la machine à coudre miracle qui fait vivre les familles modestes, travail à domicile dans toutes les colonies françaises (Voyages en Algéries autour de ma chambre, Bleu autour, 2008). La mère et les sœurs du narrateur sont habiles à la Singer, sa vieille tante chique le mauvais tabac des boîtes en fer-blanc."



Début août 2008

1931. Les étrangers au temps de l’exposition coloniale ; les opposants ; les Nord-Africains ; La Revue du Monde noir de Paulette Nardal. Juifs parmi les Berbères de Elias Harrus, les écoles de l’Alliance Israélite Universelle. Les SDF sous le viaduc en face du journal Le monde.

Exposition coloniale 1931À la Cité Nationale de l’histoire de l’immigration, une exposition : Les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, 1931. Un livre publié chez Gallimard.
1931. 3 millions d’étrangers en France.
8 millions de visiteurs de cette exposition dont Lyautey est le commissaire principal.
Au Jardin d’acclimatation, on exhibe les Kanaks.
Des Vietnamiens communistes manifestent contre l’exposition. Ils sont vite réprimés.
Louis Aragon est le scénographe de l’exposition parallèle « La vérité sur les colonies » à la Maison des syndicats.
Les Surréalistes distribuent des tracts contre l’Exposition coloniale « Ne visitez pas l’exposition coloniale. »
Côté algérien en France.
1931. 92 000 Algériens à Paris 30 000 Kabyles. Ils travaillent dans la métallurgie, et depuis les années vingt chez Renault à Boulogne-Billancourt. Ils habitent à Paris (XVe, XVIIIe, XIXe, XXe arrondissements), Saint-Denis, Aubervilliers. Ils vivent dans des cafés-hôtels. C’est en 1926 que Messali Hadj fonde L’Étoile Nord-Africaine dissoute en 1929. Une Brigade nord-africaine est mise en place dès 1925 (dans une école reconvertie, 6 rue Lecomte, dans le XVIIe à Paris), avec un programme d’assistance : cours de langues, dispensaires, centres d’embauche… l’hôpital de Bobigny en 1935. à Lyon, c’est en 1934 que fonctionne un bureau des affaires Nord-Africaines, il y a déjà, dans le département de la Seine, un Service des Affaires Indigènes Nord-Africaines.
Les travailleurs algériens qu’on appelle les Nord-Africains sont sous surveillance.
Un article fait état de la situation des Noirs en France, autour de la personne de Paulette Nardal, une Martiniquaise née en 1896 à St-Pierre, vivant en France. Elle fonde en 1931, avec le Haïtien Léo Sajous, La Revue du monde noir. Elle cherche à mettre en présence les diasporas noires, tient salon à Clamart, traite de l’émancipation des femmes et pose les prémices de la théorie de la négritude.
Après des mois de polémiques autour de cette Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration dans l’ancien « Musée des colonies » Porte dorée, comme si un lieu ne pouvait pas changer de vocation… Des expositions passionnantes se succèdent.



Fin août 2008

HarrusDans la librairie du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme : Juifs parmi les Berbères, photos de Elias Harrus, des enfants des écoles de l’Alliance Israélite Universelle. Alliance fondée vers 1860 en France pour l’instruction en français dans des écoles laïques des enfants, Juifs dispersés dans les pays de la Méditerranée du Sud, depuis le Maroc jusqu’à la Turquie où l’Empire ottoman a donné asile aux Juifs chassés d’Espagne au XVe siècle. Des écoles de l’AIU dont parle Lucette Heller-Goldenberg dans son texte sur sa mémoire juive marocaine. Son père a été « instituteur du bled » dans une école de l’AIU à une centaine de kilomètres de Marrakech, à Demnat. Dans Juifs parmi les Berbères, des photos prises à Demnat dans le Mellah, me touchent particulièrement, deux femmes juives sont assises en tailleur devant une machine à coudre Singer posée sur une table basse. On est en 1950. Bientôt les Juifs quitteront, souvent dans la clandestinité, le pays qu’ils habitent depuis des siècles, le Maroc en 1956, l’Algérie en 1962, ils avaient aussi quitté la Tunisie, l’Égypte à la nationalisation par Nasser du Canal de Suez, Jacques Hassoun, Paula Jacques, Edmond Jabès, comme tant d’autres Juifs ont dû s’exiler du pays natal, ancestral. Jacques Hassoun a dirigé un livre collectif : Histoire des Juifs du Nil (Minerve, 1990), en France depuis 1954, il a travaillé jusqu’à sa mort en 1998, à l’histoire et à la mémoire des Juifs nilotiques.
Quant aux pays de la Méditerranée musulmane, ils n’ont cessé de « perdre leurs Juifs » et avec eux leur marche vers la modernité. Aujourd’hui, l’islamisme le plus rétrograde fécondé par l’incurie des gouvernements en place, depuis le Maroc jusqu’à la Turquie, impose à ces pays une situation désastreuse, ils passent à côté de l’histoire, malgré les ressources financières de certains d’entre eux. En outre, la politique coloniale israélienne depuis 1948, légitimée par la guerre de 1967, attise le ressentiment des pays arabes et musulmans de la Méditerranée jusqu’à l’Iran. Politique renforcée par le soutien des USA (si Obama est élu, mettra-t-il un terme à ces injustices manifestes ?).

Un couple de SDF sous le viaduc. Une tente bleue, un siège bleu récupéré, sur la table un bouquet de fleurs, contre la tente, un balai et un frottoir. Un ami leur rend visite. La femme est allongée au seuil de la tente, en odalisque.
La jeune femme très maigre dort sur la bouche du métro à côté du matelas sous le viaduc. Elle est très très maigre, depuis plusieurs mois dans ce périmètre entre la rue de Tolbiac, la rue Vergniaud, la rue Daviel, le boulevard Blanqui en face de l’immeuble du journal Le Monde. Pieds nus, noirs de la poussière noire des trottoirs, les jambes nues, le pantalon relevé au-dessus du genou, des boutons grattés, rouges, les cheveux en broussaille. Personne ne l’aborde. Elle fait peur. Elle crie souvent, insultant des personnes inconnues et le monde. Elle ne fait pas la manche. Elle ne boit pas comme les SDF sur les bancs du boulevard assis et debout, ils sont six, sept, huit, noirs, arabes, clandestins des pays de l’Est, ils se parlent dans la langue de la bière bon marché, les jours de marché, ils mendient sans conviction. Entre les maraîchers, des Roms, le père avec une petite fille qui ne bouge pas, assise entre ses jambes, la mère plus loin, une fille vers le haut du marché et la grand-mère qui psalmodie dans une langue qui appartient à elle seule.
Je ne vois plus la vieille femme avec son sac à roulettes, près de la poste Tolbiac ou sur le banc du viaduc vers Le Monde. Je l’ai imaginée dans une nouvelle Sous le viaduc dans le livre L'habit vert, l’habit de la servitude, l’habit vert des agents de la Propreté de Paris, métaphore non pas de l’Académie française mais de ces métiers subordonnés dont se chargent les descendants de l’empire colonial français. Les invisibles que je mets en scène dans mes nouvelles. Ils sont vivants, ils parlent dans la cité littéraire française.

Sébastien Pignon

 

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Actualisation : décembre 2008