Leïla Sebbar: Le jasmin (1993)

La femme, assise sur le petit banc en bois contre le mur blanc, se repose, la tête sur la ligne bleu outremer qu'elle a elle-même tracée avec le vieux pinceau, les yeux clos, le visage tendu vers la voûte verte et légère au bord de la porte basse. La tonnelle de jasmin de la cour carrée est si ancienne, que personne dans la maison blanche ne se souvient de l'avoir vu planter, ni le chèvrefeuille ni le pied de verveine. Pas une cour, un jardin si petit soit-il qui n'ait, mêlés à l'odeur du piment rouge pilé, les sucres du jasmin et du chèvrefeuille acidulés de la verveine.

Les mains de la femme, grandes et carrées, lourdes dans les plis de sa robe, restent longtemps inertes. On la voit respirer, lentement, les petites fleurs blanches de l'ombre verte. Elle dit, sans ouvrir les yeux - Elles n'ont pas la même odeur que celles des champs de jasmin -

Tout le jour, et les jours d'avant, elle a cueilli avec d'autres femmes, voisines, soeurs, cousines, mères et filles, le jasmin des champs, pour si peu d'argent... mais qu'importe. Elles bavardent entre les corbeilles à remplir, elles rient, les plus jeunes chantent, les hommes sont loin, ils ne les surveillent pas. Au soir, elles tombent, les petites filles les premières, sur les carreaux de la cour au pied du figuier, les plus vieilles titubent, enivrées, et toutes à la fois elles parlent d'amour jusqu'à la nuit, elles chantent des poèmes anciens connus d'elles seules sachant que les hommes les entendent à distance, même s'ils font semblant de ne rien écouter d'elles, de leurs voix alourdies d'ombre et de jasmin.

Qui ignore que le jasmin est la fleur de l'amour? Personne ne le dit et les enfants portés dans les bras des femmes, cueillant la première fleur la reniflent, voluptueux, avec l'odeur de la sueur maternelle.

Entre les plis de la robe, abondants et doux, une petite fille, terrassée par le travail des champs dort. La femme contre la ligne bleue du mur n'a pas bougé. Ses mains touchent à peine les cheveux de l'enfant. Elle dit, les yeux clos - Je préfère l'odeur de notre jasmin, plus fine, plus légère, le jasmin de la maison, le même depuis toujours, celui qui ne meurt pas. - Elle chante à voix basse des vers que sa mère a chantés à cette place sur le petit banc, elle, petite fille couchée entre ses cuisses fortes, épuisée après la cueillette du jasmin des champs.

Les hommes de la maison reviendront tard dans la nuit. la femme qui tient la petite fille endormie entre les fleurs de ses plis, fleurs de jasmin brodées sur le satin vert de la robe, cette femme aux grandes mains carrées toujours immobiles, veille. La seule qui ne se retourne pas sur la couche conjugale. Elle entend le sommeil amoureux des femmes dans les chambres de la maison. Elle n'attend pas l'homme qui l'a quittée pour l'autre rive et d'autres rêves. Le jasmin ne l'a pas retenu, ni la petite fille, sa fille qui dort, ne sachant pas qu'elle est promise au plus jeune fils du maître des champs de jasmin. La femme pense au riche trousseau. Les chapelets de jasmin seront des colliers de fines perles, sa fille aura des mains de Fatma en or ciselé aussi grandes qu'une main de petite fille...

Mais la fille a abandonné trop vite la cour au figuier, le jasmin de la maison et des champs. De l'autre côté de la mer, seule sans mère ni mari, sa fille s'est perdue. Elle ne reviendra plus.

Dans L'Hôtel de France où elle est femme de chambre, assise dans le couloir du deuxième étage, elle attend que se libère la 7. Une porte s'ouvre, se ferme. Un homme et une femme enlacés passent, sans la voir.

Sur le seuil de la chambre, elle suffoque. A peine quelques secondes pour voir, tout autour du lit, en chapelets serrés, le jasmin pourrissant.

Nouvelle parue dans Lieux d'être, Spécial parfums, été 1993, Marcq-en-Baroeul.

Actualisation : juillet 2007