Diderot. Jacques le fataliste et son maître (6)


Denis Diderot

Jacques le fataliste et son maître (6)



Il est inutile de dire que nos dévotes mirent dans la conversation tout ce qu'elles avaient de grâces, d'esprit, de séduction et de finesse. On toucha en passant le chapitre des passions, et Mlle Duquênoi (c'était son nom de famille) prétendit qu'il n'y en avait qu'une seule de dangereuse. Le marquis fut de son avis. Entre les six et sept heures, les deux femmes se retirèrent, sans qu'il fût possible de les arrêter; Mme de La Pommeraye prétendant avec Mme Duquênoi qu'il fallait aller de préférence à son devoir, sans quoi il n'y aurait presque point de journée dont la douceur ne fût altérée par le remords. Les voilà parties au grand regret du marquis, et le marquis en tête à tête avec Mme de La Pommeraye.

MME DE LA POMMERAYE: Eh bien! marquis, ne faut-il pas que je sois bien bonne? Trouvez-moi à Paris une autre femme qui en fasse autant.

LE MARQUIS, en se jetant à ses genoux: J'en conviens; il n'y en a pas une qui vous ressemble. Votre bonté me confond: vous êtes la seule véritable amie qu'il y ait au monde.

MME DE LA POMMERAYE: Etes-vous bien sûr de sentir toujours également le prix de mon procédé?

LE MARQUIS: Je serais un monstre d'ingratitude, si j'en rabattais.

MME DE LA POMMERAYE: Changeons de texte. Quel est l'état de votre coeur?

LE MARQUIS: Faut-il vous l'avouer franchement? Il faut que j'aie cette fille-là, ou que j'en périsse.

MME DE LA POMMERAYE: Vous l'aurez sans doute, mais il faut savoir comme quoi.

Le marquis fut environ deux mois sans se montrer chez Mme de La Pommeraye; et voici ses démarches dans cet intervalle. Il fit connaissance avec le confesseur de la mère et de la fille. C'était un ami du petit abbé dont je vous ai parlé. Ce prêtre, après avoir mis toutes les difficultés hypocrites qu'on peut apporter à une intrigue malhonnête, et vendu le plus chèrement qu'il fut possible la sainteté de son ministère, se prêta à tout ce que le marquis voulut.

La première scélératesse de l'homme de Dieu, ce fut d'aliéner la bienveillance du curé, et de lui persuader que ces deux protégées de Mme de La Pommeraye obtenaient de la paroisse une aumône dont elles privaient des indigents plus à plaindre qu'elles. Son but était de les amener à ses vues par la misère.

Ensuite il travailla au tribunal de la confession à jeter la division entre la mère et la fille. Lorsqu'il entendait la mère se plaindre de sa fille, il aggravait les torts de celle-ci, et irritait le ressentiment de l'autre. Si c'était la fille qui se plaignît de sa mère, il lui insinuait que la puissance des pères et mères sur leurs enfants était limitée, et que, si la persécution de sa mère était poussée jusqu'à un certain point, il ne serait peut-être pas impossible de la soustraire à une autorité tyrannique. Puis il lui donnait pour pénitence de revenir à confesse.

Une autre fois il lui parlait de ses charmes, mais lestement: c'était un des plus dangereux présents que Dieu pût faire à une femme; de l'impression qu'en avait éprouvée un honnête homme qu'il ne nommait pas, mais qui n'était pas difficile à deviner. Il passait de là à la miséricorde infinie du ciel et à son indulgence pour des fautes que certaines circonstances nécessitaient; à la faiblesse de la nature, dont chacun trouve l'excuse en soi-même; à la violence et à la généralité de certains penchants, dont les hommes les plus saints n'étaient pas exempts. Il lui demandait ensuite si elle n'avait point de désirs, si le tempérament ne lui parlait pas en rêves, si la présence des hommes ne la troublait pas. Ensuite, il agitait la question si une femme devait céder ou résister à un homme passionné, et laisser mourir et damner celui pour qui le sang de Jésus Christ a été versé: et il n'osait la décider. Puis il poussait de profonds soupirs; il levait les yeux au ciel, il priait pour la tranquillité des âmes en peine... La jeune fille le laissait aller. Sa mère et Mme de La Pommeraye, à qui elle rendait fidèlement les propos du directeur, lui suggéraient des confidences qui toutes tendaient à l'encourager.

JACQUES: Votre Mme de La Pommeraye est une méchante femme.

LE MAÎTRE: Jacques, c'est bientôt dit. Sa méchanceté, d'où lui vient-elle? Du marquis des Arcis. Rends celui-ci tel qu'il avait juré et qu'il devait être, et trouve-moi quelque défaut dans Mme de La Pommeraye. Quand nous serons en route, tu l'accuseras, et je me chargerai de la défendre. Pour ce prêtre, vil et séducteur, je te l'abandonne.

JACQUES: C'est un si méchant homme, que je crois que de cette affaire-ci je n'irai plus à confesse. Et vous, notre hôtesse?

L'HÔTESSE: Pour moi je continuerai mes visites à mon vieux curé, qui n'est pas curieux, et qui n'entend que ce qu'on lui dit.

JACQUES: Si nous buvions à la santé de votre curé?

L'HÔTESSE: Pour cette fois-ci je vous ferai raison; car c'est un bon homme qui, les dimanches et jours de fêtes, laisse danser les filles et les garçons, et qui permet aux hommes et aux femmes de venir chez moi, pourvu qu'ils n'en sortent pas ivres. A mon curé!

JACQUES: A votre curé.

L'HÔTESSE: Nos femmes ne doutaient pas qu'incessamment l'homme de Dieu ne hasardât de remettre une lettre à sa pénitente: ce qui fut fait; mais avec quel ménagement! Il ne savait de qui elle était; il ne doutait point que ce ne fût de quelque âme bienfaisante et charitable qui avait découvert leur misère, et qui leur proposait des secours; il en remettait assez souvent de pareilles. "Au demeurant vous êtes sage, madame votre mère est prudente, et j'exige que vous ne l'ouvriez qu'en sa présence." Mlle Duquênoi accepta la lettre et la remit à sa mère, qui la fit passer sur le champ à Mme de La Pommeraye. Celle-ci, munie de ce papier, fit venir le prêtre, l'accabla des reproches qu'il méritait, et le menaça de le déférer à ses supérieurs, si elle entendait encore parler de lui.

Dans cette lettre, le marquis s'épuisait en éloges de sa propre personne, en éloges de Mlle Duquênoi; peignait sa passion aussi violente qu'elle l'était, et proposait des conditions fortes, même un enlèvement.

Après avoir fait la leçon au prêtre, Mme de La Pommeraye appela le marquis chez elle; lui représenta combien sa conduite était peu digne d'un galant homme; jusqu'où elle pouvait être compromise; lui montra sa lettre, et protesta que, malgré la tendre amitié qui les unissait, elle ne pouvait se dispenser de la produire au tribunal des lois, ou de la remettre à Mme Duquênoi, s'il arrivait quelque aventure éclatante à sa fille.

"Ah! marquis, lui dit-elle, l'amour vous corrompt; vous êtes mal né, puisque le faiseur de grandes choses ne vous en inspire que d'avilissantes. Et que vous ont fait ces pauvres femmes, pour ajouter l'ignominie à la misère? Faut-il que, parce que cette fille est belle, et veut rester vertueuse, vous en deveniez le persécuteur? Est-ce à vous à lui faire détester un des plus beaux présents du ciel? Par où ai-je mérité, moi, d'être votre complice? Allons, marquis, jetez-vous à mes pieds, demandez-moi pardon, et faites serment de laisser mes tristes amies en repos." Le marquis lui promit de ne plus rien entreprendre sans son aveu; mais qu'il fallait qu'il eût cette fille à quelque prix que ce fût.

Le marquis ne fut point du tout fidèle à sa parole. La mère était instruite; il ne balança pas à s'adresser à elle. Il avoua le crime de son projet; il offrit une somme considérable, des espérances que le temps pourrait amener; et sa lettre fut accompagnée d'un écrin de riches pierreries.

Les trois femmes tinrent conseil. La mère et la fille inclinaient à accepter; mais ce n'était pas là le compte de Mme de La Pommeraye. Elle revint sur la parole qu'on lui avait donnée; elle menaça de tout révéler; et au grand regret de nos deux dévotes, dont la jeune détacha de ses oreilles des girandoles qui lui allaient si bien, l'écrin et la lettre furent renvoyés avec une réponse pleine de fierté et d'indignation.

Mme de La Pommeraye se plaignit au marquis du peu de fond qu'il y avait à faire sur ses promesses. Le marquis s'excusa sur l'impossibilité de lui proposer une commission si indécente. "Marquis, marquis, lui dit Mme de La Pommeraye, je vous ai déjà prévenu, et je vous le répète: vous n'en êtes pas où vous voudriez; mais il n'est plus temps de vous prêcher, ce seraient paroles perdues: il n'y a plus de ressources."

Le marquis avoua qu'il le pensait comme elle, et lui demanda la permission de faire une dernière tentative; c'était d'assurer des rentes considérables sur les deux têtes, de partager sa fortune avec les deux femmes, et de les rendre propriétaires à vie d'une de ses maisons à la ville, et d'une autre à la campagne. "Faites, lui dit la marquise; je n'interdis que la violence; mais croyez, mon ami, que 1'honneur et la vertu, quand elle est vraie, n'ont point de prix aux yeux de ceux qui ont le bonheur de les posséder. Vos nouvelles offres ne réussiront pas mieux que les précédentes: je connais ces femmes et j'en ferais la gageure."

Les nouvelles propositions sont faites. Autre conciliabule des trois femmes. La mère et la fille attendaient en silence la décision de Mme de La Pommeraye. Celle-ci se promena un moment sans parler. "Non, non, dit-elle, cela ne suffit pas à mon coeur ulcéré." Et aussitôt elle prononça le refus; et aussitôt ces deux femmes fondirent en larmes, se jetèrent à ses pieds, et lui représentèrent combien il était affreux pour elles de repousser une fortune immense, qu'elles pouvaient accepter sans aucune fâcheuse conséquence. Mme de La Pommeraye leur répondit sèchement: "Est-ce que vous imaginez que ce que je fais, je le fais pour vous? Qui êtes-vous? Que vous dois-je? A quoi tient-il que je ne vous renvoie l'une et l'autre à votre tripot? Si ce que l'on vous offre est trop pour vous, c'est trop peu pour moi. Ecrivez, madame, la réponse que je vais vous dicter, et qu'elle parte sous mes yeux." Ces femmes s'en retournèrent encore plus effrayées qu'affligées.

JACQUES: Cette femme a le diable au corps, et que veut-elle donc? Quoi! un refroidissement d'amour n'est pas assez puni par le sacrifice de la moitié d'une grande fortune?

LE MAÎTRE: Jacques, vous n'avez jamais été femme, encore moins honnête femme, et vous jugez d'après votre caractère qui n'est pas celui de Mme de La Pommeraye! Veux-tu que je te dise? J'ai bien peur que le mariage du marquis des Arcis et d'une catin ne soit écrit là-haut.

JACQUES: S'il est écrit là-haut, il se fera.

L'HÔTESSE: Le marquis ne tarda pas à reparaître chez Mme de La Pommeraye. "Eh bien, lui dit-elle, vos nouvelles offres?

LE MARQUIS: Faites et rejetées. J'en suis désespéré. Je voudrais arracher cette malheureuse passion de mon coeur; je voudrais m'arracher le coeur, et je ne saurais. Marquise, regardez-moi; ne trouvez-vous pas qu'il y a entre cette jeune fille et moi quelques traits de ressemblance?

MME DE LA POMMERAYE: Je ne vous en avais rien dit; mais je m'en étais aperçue. Il ne s'agit pas de cela: que résolvez-vous?

LE MAROUIS: Je ne puis me résoudre à rien. Il me prend des envies de me jeter dans une chaise de poste, et de courir tant que terre me portera; un moment après la force m'abandonne; je suis comme anéanti, ma tête s'embarrasse: je deviens stupide, et ne sais que devenir.

MME DE LA POMMERAYE: Je ne vous conseille pas de voyager; ce n'est pas la peine d'aller jusqu'à Villejuif pour revenir."


Le lendemain, le marquis écrivit à la marquise qu'il partait pour sa campagne; qu'il y resterait tant qu'il pourrait, et qu'il la suppliait de le servir auprès de ses amies, si l'occasion s'en présentait; son absence fut courte: il revint avec la résolution d'épouser.


JACQUES: Ce pauvre marquis me fait pitié.

LE MAÎTRE: Pas trop à moi.

L'HÔTESSE: Il descendit à la porte de Mme de La Pommeraye. Elle était sortie. En rentrant elle trouva le marquis étendu dans un fauteuil, les yeux fermés, et absorbé dans la plus profonde rêverie. "Ah! marquis, vous voilà? la campagne n'a pas eu de longs charmes pour vous.

- Non, lui répondit-il, je ne suis bien nulle part, et j'arrive déterminé à la plus haute sottise qu'un homme de mon état, de mon âge et de mon caractère puisse faire. Mais il vaut mieux épouser que de souffrir. J'épouse.

MME DE LA POMMERAYE: Marquis, l'affaire est grave, et demande de la réflexion.

LE MARQUIS: Je n'en ai fait qu'une, mais elle est solide: c'est que je ne puis jamais être plus malheureux que je le suis.

MME DE LA POMMERAYE: Vous pourriez vous tromper.

JACQUES: La traîtresse!

LE MARQUIS: Voici donc enfin, mon amie, une négociation dont je puis, ce me semble, vous charger honnêtement. Voyez la mère et la fille; interrogez la mère, sondez le coeur de la fille, et dites-leur mon dessein.

MME DE LA POMMERAYE: Tout doucement, marquis. J'ai cru les connaître assez pour ce que j'en avais à faire; mais à présent qu'il s'agit du bonheur de mon ami, il me permettra d'y regarder de plus près. Je m'informerai dans leur province, et je vous promets de les suivre pas à pas pendant toute la durée de leur séjour à Paris.

LE MARQUIS: Ces précautions me semblent assez superflues. Des femmes dans la misère, qui résistent aux appâts que je leur ai tendus, ne peuvent être que les créatures les plus rares. Avec mes offres, je serais venu à bout d'une duchesse. D'ailleurs, ne m'avez-vous pas dit vous-même...

MME DE LA POMMERAYE: Oui, j'ai dit tout ce qu'il vous plaira; mais avec tout cela, permettez que je me satisfasse.

JACQUES: La chienne! la coquine! l'enragée! et pourquoi aussi s'attacher à une pareille femme?

LE MAÎTRE: Et pourquoi aussi la séduire et s'en détacher?

L'HÔTESSE: Pourquoi cesser de l'aimer sans rime ni raison?

JACQUES, montrant le ciel du doigt: Ah! mon maître!

LE MARQUIS: Pourquoi, marquise, ne vous mariez-vous pas aussi?

MME DE LA POMMERAYE: A qui, s'il vous plaît?

LE MARQUIS: Au petit comte; il a de l'esprit, de la naissance, de la fortune.

MME DE LA POMMERAYE: Et qui est-ce qui me répondra de sa fidélité? C'est vous peut-être!

LE MARQUIS: Non; mais il me semble qu'on se passe aisément de la fidélité d'un mari.

MME DE LA POMMERAYE: D'accord; mais si le mien m'était infidèle, je serais peut-être assez bizarre pour m'en offenser; et je suis vindicative.

LE MARQUIS: Eh bien! vous vous vengeriez, cela s'en va sans dire. C'est que nous prendrions un hôtel commun, et que nous formerions tous quatre la plus agréable société.

MME DE LA POMMERAYE: Tout cela est fort beau; mais je ne me marie pas. Le seul homme que j'aurais peut-être été tentée d'épouser...

LE MARQUIS: C'est moi?

MME DE LA POMMERAYE: Je puis vous l'avouer à présent sans conséquence.

LE MARQUIS: Et pourquoi ne me l'avoir pas dit?

MME DE LA POMMERAYE: Par l'événement, j'ai bien fait. Celle que vous allez avoir vous convient de tout point mieux que moi.

L'HÔTESSE: Mme de La Pommeraye mit à ses informations toute l'exactitude et la célérité qu'elle voulut. Elle produisit au marquis les attestations les plus flatteuses; il y en avait de Paris, il y en avait de la province. Elle exigea du marquis encore une quinzaine, afin qu'il s'examinât derechef. Cette quinzaine lui parut éternelle; enfin la marquise fut obligée de céder à son impatience et à ses prières. La première entrevue se fait chez ses amies; on y convient de tout, les bans se publient; le contrat se passe; le marquis fait présent à Mme de La Pommeraye d'un superbe diamant, et le mariage est consommé.

JACQUES: Quelle trame et quelle vengeance!

LE MAÎTRE: Elle est incompréhensible.

JACQUES: Délivrez-moi du souci de la première nuit des noces, et jusqu'à présent je n'y vois pas un grand mal.

LE MAÎTRE: Tais-toi, nigaud.

L'HÔTESSE: La nuit des noces se passa fort bien.

JACQUES: Je croyais...

L'HÔTESSE: Croyez à ce que votre maître vient de vous dire..." Et en parlant ainsi elle souriait, et en souriant, elle passait sa main sur le visage de Jacques, et lui serrait le nez... "Mais ce fut le lendemain...

JACQUES: Le lendemain ne fut ce pas comme la veille?

L'HÔTESSE: Pas tout à fait. Le lendemain, Mme de La Pommeraye écrivit au marquis un billet qui l'invitait à se rendre chez elle au plus tôt, pour affaire importante. Le marquis ne se fit pas attendre.

On le reçut avec un visage où l'indignation se peignait dans toute sa force; le discours qu'on lui tint ne fut pas long; le voici: "Marquis, lui dit-elle, apprenez à me connaître. Si les autres femmes s'estimaient assez pour éprouver mon ressentiment, vos semblables seraient moins communs. Vous aviez acquis une honnête femme que vous n'avez pas su conserver; cette femme, c'est moi; elle s'est vengée en vous en faisant épouser une digne de vous. Sortez de chez moi, et allez-vous en rue Traversière, à l'hôtel de Hambourg, où l'on vous apprendra le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé pendant dix ans, sous le nom de d'Aisnon."

La surprise et la consternation de ce pauvre marquis ne peuvent se rendre. Il ne savait qu'en penser; mais son incertitude ne dura que le temps d'aller d'un bout de la ville à l'autre. Il ne rentra point chez lui de tout le jour; il erra dans les rues. Sa belle-mère et sa femme eurent quelque soupçon de ce qui s'était passé. Au premier coup de marteau, la belle-mère se sauva dans son appartement, et s'y enferma à la clef; sa femme l'attendit seule. A l'approche de son époux, elle lut sur son visage la fureur qui le possédait. Elle se jeta à ses pieds, la face collée contre le parquet, sans mot dire. "Retirez-vous, lui dit-il, infâme! loin de moi..." Elle voulut se relever; mais elle retomba sur son visage, les bras étendus à terre entre les pieds du marquis. "Monsieur, lui dit-elle, foulez-moi aux pieds, écrasez-moi, car je l'ai mérité; faites de moi tout ce qu'il vous plaira; mais épargnez ma mère...

- Retirez-vous, reprit le marquis; retirez-vous! c'est assez de l'infamie dont vous m'avez couvert; épargnez-moi un crime."

La pauvre créature resta dans l'attitude où elle était et ne lui répondit rien. Le marquis était assis dans un fauteuil, la tête enveloppée de ses bras, et le corps à demi penché sur les pieds de son lit, hurlant par intervalles, sans la regarder: "Retirez-vous!..." Le silence et l'immobilité de la malheureuse le surprirent; il lui répeta d'une voix plus forte encore: "Qu'on se retire; est-ce que vous ne m'entendez pas? ..." Ensuite il se baissa, la repoussa durement, et reconnaissant qu'elle était sans sentiment et presque sans vie, il la prit par le milieu du corps, l'étendit sur un canapé, attacha un moment sur elle des regards où se peignaient alternativement la commisération et le courroux. Il sonna: des valets entrèrent; on appela ses femmes, à qui il dit: "Prenez votre maîtresse qui se trouve mal; portez-la dans son appartement, et secourez-la..." Peu d'instants après il envoya secrètement savoir de ses nouvelles. On lui dit qu'elle était revenue de son premier évanouissement; mais que, les défaillances se succédant rapidement, elles étaient si fréquentes et si longues qu'on ne pouvait lui répondre de rien. Une ou deux heures après il renvoya secrètement savoir son état. On lui dit qu'elle suffoquait, et qu'il lui était survenu une espèce de hoquet qui se faisait entendre jusque dans les cours. A la troisième fois, c'était sur le matin, on lui rapporta qu'elle avait beaucoup pleuré, que le hoquet s'était calmé, et qu'elle paraissait s'assoupir.

Le jour suivant, le marquis fit mettre ses chevaux à sa chaise, et disparut pendant quinze jours, sans qu'on sache ce qu'il était devenu. Cependant, avant de s'éloigner, il avait pourvu à tout ce qui était nécessaire à la mère et à la fille, avec ordre d'obéir à madame comme à lui-même. Pendant cet intervalle, ces deux femmes restèrent l'une en présence de l'autre, sans presque se parler, la fille sanglotant, et poussant quelquefois des cris, s'arrachant les cheveux, se tordant les bras, sans que sa mère osât s'approcher d'elle et la consoler. L'une montrait la figure du désespoir, l'autre la figure de l'endurcissement. La fille vingt fois dit à sa mère: "Maman, sortons d'ici, sauvons-nous." Autant de fois la mère s'y opposa, et lui répondit: "Non, ma fille, il faut rester; il faut voir ce que cela deviendra: cet homme ne nous tuera pas..." "Eh! plût à Dieu, lui répondait sa fille qu'il l'eût déjà fait!..." Sa mère lui répliquait: "Vous feriez mieux de vous taire, que de parler comme une sotte."

A son retour, le marquis s'enferma dans son cabinet, et écrivit deux lettres, l'une à sa femme, l'autre à sa belle-mère. Celle-ci partit dans la même journée, et se rendit au couvent des Carmélites de la ville prochaine, où elle est morte il y a quelques jours. Sa fille s'habilla, et se traîna dans l'appartement de son mari où il lui avait apparemment enjoint de venir. Dès la porte, elle se jeta à genoux. "Levez-vous", lui dit le marquis...

Au lieu de se lever, elle s'avança vers lui sur ses genoux; elle tremblait de tous ses membres: elle était échevelée; elle avait le corps un peu penché, les bras portés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux, et le visage inondé de pleurs. "Il me semble", lui dit-elle, un sanglot séparant chacun de ses mots, "que votre coeur justement irrité s'est radouci, et que peut-être avec le temps j'obtiendrai miséricorde. Monsieur, de grâce, ne vous hâtez pas de me pardonner. Tant de filles honnêtes sont devenues de malhonnêtes femmes, que peut-être serai-je un exemple contraire. Je ne suis pas encore digne que vous vous rapprochiez de moi; attendez, laissez-moi seulement l'espoir du pardon. Tenez-moi loin de vous; vous verrez ma conduite; vous la jugerez: trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m'appeler! Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j'habite; j'y resterai sans murmure. Ah! si je pouvais m'arracher le nom et le titre qu'on m'a fait usurper, et mourir après, à l'instant vous seriez satisfait! Je me suis laissé conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme; mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante: je ne le suis pas, puisque je n'ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m'avez appelée, et que j'ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. Ah! si vous pouviez lire au fond de mon coeur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi; combien les moeurs de mes pareilles me sont étrangères! La corruption s'est posée sur moi; mais elle ne s'y est point attachée. Je me connais, et une justice que je me rends, c'est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j'étais née digne de l'honneur de vous appartenir. Ah! s'il m'eût été libre de vous voir, il n'y avait qu'un mot à dire, et je crois que j'en aurais eu le courage. Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira; faites entrer vos gens: qu'ils me dépouillent, qu'ils me jettent la nuit dans la rue: je souscris à tout. Quel que soit le sort que vous me préparez, je m'y soumets: le fond d'une campagne, l'obscurité d'un cloître peut me dérober pour jamais à vos yeux: parlez, et j'y vais. Votre bonheur n'est point perdu sans ressources, et vous pouvez m'oublier...

- Levez-vous, lui dit doucement le marquis; je vous ai pardonné: au moment même de l'injure j'ai respecté ma femme en vous; il n'est pas sorti de ma bouche une parole qui l'ait humiliée, ou du moins je m'en repens, et je proteste qu'elle n'en entendra plus aucune qui l'humilie, si elle se souvient qu'on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi; madame la marquise, levez-vous, vous n'êtes pas à votre place; madame des Arcis, levez-vous..."

Pendant qu'il parlait ainsi, elle était restée le visage caché dans ses mains, et la tête appuyée sur les genoux du marquis; mais au mot de ma femme, au mot de Mme des Arcis, elle se leva brusquement, et se précipita sur le marquis, elle le tenait embrassé, à moitié suffoquée par la douleur et par la joie; puis elle se séparait de lui, se jetait à terre, et lui baisait les pieds.

"Ah! lui disait le marquis, je vous ai pardonné; je vous l'ai dit; et je vois que vous n'en croyez rien.

- Il faut, lui répondait-elle, que cela soit, et que je ne le croie jamais."

Le marquis ajoutait: "En vérité, je crois que je ne me repens de rien; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m'aura rendu un grand service. Ma femme, allez vous habiller, tandis qu'on s'occupera à faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu'à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi..."

Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale.

JACQUES: Et je gagerais bien que ces trois ans s'écoulèrent comme un jour, et que le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu'il y eût au monde.

LE MAÎTRE: Je serais de moitié; mais en vérité je ne sais pourquoi, car je n'ai point été satisfait de cette fille pendant tout le cours des menées de la dame de La Pommeraye et de sa mère. Pas un instant de crainte, pas le moindre signe d'incertitude, pas un remords; je l'ai vue se prêter, sans aucune répugnance, à cette longue horreur. Tout ce qu'on a voulu d'elle, elle n'a jamais hésité à le faire; elle va à confesse; elle communie; elle joue la religion et ses ministres. Elle m'a semblé aussi fausse, aussi méprisable, aussi méchante que les deux autres... Notre hôtesse, vous narrez assez bien; mais vous n'êtes pas encore profonde dans l'art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât, il fallait lui donner de la franchise, et nous la montrer victime innocente et forcée de sa mère et de La Pommeraye, il fallait que les traitements les plus cruels l'entraînassent, malgré qu'elle en eût, à concourir à une suite de forfaits continus pendant une année; il fallait préparer ainsi le raccommodement de cette femme avec son mari. Quand on introduit un personnage sur la scène, il faut que son rôle soit un: or je vous demanderai, notre charmante hôtesse, si la fille qui complote avec deux scélérates est bien la femme suppliante que nous avons vue aux pieds de son mari? Vous avez péché contre les règles d'Aristote, d'Horace, de Vida et de Le Bossu.

L'HÔTESSE: Je ne connais ni bossu ni droit: je vous ai dit la chose comme elle s'est passée, sans en rien omettre, sans y rien ajouter. Et qui sait ce qui se passait au fond du coeur de cette jeune fille, et si, dans les moments où elle nous paraissait agir le plus lestement, elle n'était pas secrètement dévorée de chagrin?

JACQUES: Notre hôtesse, pour cette fois, il faut que je sois de l'avis de mon maître qui me le pardonnera, car cela m'arrive si rarement; de son Bossu, que je ne connais point; et de ces autres messieurs qu'il a cités, et que je ne connais pas davantage. Si Mlle Duquênoi, ci-devant la d'Aisnon, avait été une jolie enfant, il y aurait paru.

L'HÔTESSE: Jolie enfant ou non, tant y a que c'est une excellente femme; que son mari est avec elle content comme un roi, et qu'il ne la troquerait pas contre une autre.

LE MAÎTRE: Je l'en félicite: il a été plus heureux que sage.

L'HÔTESSE: Et moi, je vous souhaite une bonne nuit. Il est tard, et il faut que je sois la dernière couchée et la première levée. Quel maudit métier! Bonsoir, messieurs, bonsoir. Je vous avais promis, je ne sais plus à propos de quoi, l'histoire d'un mariage saugrenu: et je crois vous avoir tenu parole. Monsieur Jacques, je crois que vous n'aurez pas de peine à vous endormir; car vos yeux sont plus qu'à demi fermés. Bonsoir, monsieur Jacques.

LE MAÎTRE: Eh bien, notre hôtesse, il n'y a donc pas moyen de savoir vos aventures?

L'HÔTESSE: Non.

JACQUES: Vous avez un furieux goût pour les contes!

LE MAÎTRE: Il est vrai; ils m'instruisent et m'amusent. Un bon conteur est un homme rare.

JACQUES: Et voilà tout juste pourquoi je n'aime pas les contes, à moins que je ne les fasse.

LE MAÎTRE: Tu aimes mieux parler mal que te taire.

JACQUES: Il est vrai.

LE MAÎTRE: Et moi, j'aime mieux entendre mal parler que de ne rien entendre.

JACQUES: Cela nous met tous deux fort à notre aise.


Je ne sais où l'hôtesse, Jacques et son maître avaient mis leur esprit, pour n'avoir pas trouvé une seule fois des choses qu'il y avait à dire en faveur de Mlle Duquênoi. Est-ce que cette fille comprit rien aux artifices de la dame de La Pommeraye, avant le dénouement? Est-ce qu'elle n'aurait pas mieux aimé accepter les offres que la main du marquis, et l'avoir pour amant que pour époux? Est-ce qu'elle n'était pas continuellement sous les menaces et le despotisme de la marquise? Peut-on la blâmer de son horrible aversion pour un état infâme? et si l'on prend le parti de l'en estimer davantage, peut-on exiger d'elle bien de la délicatesse, bien du scrupule dans le choix des moyens de s'en tirer?

Et vous croyez, lecteur, que l'apologie de Mme de La Pommeraye est plus difficile à faire? Il vous aurait été peut-être plus agréable d'entendre là-dessus Jacques et son maître; mais ils avaient à parler de tant d'autres choses plus intéressantes, qu'ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci. Permettez donc que je m'en occupe un moment.

Vous entrez en fureur au nom de Mme de La Pommeraye, et vous vous écriez: "Ah! la femme horrible! ah! l'hypocrite! ah! la scélérate!..." Point d'exclamation, point de courroux, point de partialité: raisonnons. Il se fait tous les jours des actions plus noires, sans aucun génie. Vous pouvez haïr; vous pouvez redouter Mme de La Pommeraye: mais vous ne la mépriserez pas. Sa vengeance est atroce; mais elle n'est souillée d'aucun motif d'intérêt. On ne vous a pas dit qu'elle avait jeté au nez du marquis le beau diamant dont il lui avait fait présent; mais elle le fit: je le sais par les voies les plus sûres. Il ne s'agit ni d'augmenter sa fortune, ni d'acquérir quelques titres d'honneur. Quoi! si cette femme en avait fait autant, pour obtenir à un mari la récompense de ses services; si elle s'était prostituée à un ministre ou même à un premier commis pour un cordon ou pour une colonelle; au dépositaire de la feuille des Bénéfices, pour une riche abbaye, cela vous paraîtrait tout simple, l'usage serait pour vous; et lorsqu'elle se venge d'une perfidie, vous vous révoltez contre elle au lieu de voir que son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d'en éprouver un aussi profond, ou que vous ne faites presque aucun cas de la vertu des femmes. Avez-vous un peu réfléchi sur les sacrifices que Mme de La Pommeraye avait faits au marquis? Je ne vous dirai pas que sa bourse lui avait été ouverte en toute occasion, et que pendant plusieurs années il n'avait eu d'autre maison, d'autre table que la sienne: cela vous ferait hocher de la tête; mais elle s'était assujettie à toutes ses fantaisies, à tous ses goûts; pour lui plaire elle avait renversé le plan de sa vie. Elle jouissait de la plus haute considération dans le monde, par la pureté de ses moeurs: et elle s'était rabaissée sur la ligne commune. On dit d'elle, lorsqu'elle eut agréé l'hommage du marquis des Arcis: "Enfin cette merveilleuse Mme de La Pommeraye s'est donc faite comme une d'entre nous..." Elle avait remarqué autour d'elle les souris ironiques; elle avait entendu les plaisanteries, et souvent elle en avait rougi et baissé les yeux; elle avait avalé tout le calice de l'amertume préparé aux femmes dont la conduite réglée a fait trop longtemps la satire des mauvaises moeurs de celles qui les entourent; elle avait supporté tout l'éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes bégueules qui affichent de l'honnêteté. Elle était vaine; et elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d'une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d'un amant ne se répare plus. Tel était son caractère, que cet événement la condamnait à l'ennui et à la solitude. Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d'une courtisane? Ah! lecteur, vous êtes bien légal dans vos éloges, et bien sévère dans votre blâme. Mais, me direz-vous, c'est plus encore la manière que la chose que je reproche à la marquise. Je ne me fais pas à un ressentiment d'une si longue tenue; à un tissu de fourberies, de mensonges, qui dure près d'un an. Ni moi non plus, ni Jacques, ni son maître, ni l'hôtesse. Mais vous pardonnez tout à un premier mouvement; et je vous dirai que, si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et des femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l'injure; et quel inconvénient, quelle injustice y a-t-il à cela? Je n'y vois que des trahisons moins communes; et j'approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme: l'homme commun aux femmes communes.


Tandis que je disserte, le maître de Jacques ronfle comme s'il m'avait écouté, et Jacques, à qui les muscles des jambes refusaient le service, rôde dans la chambre, en chemise et pieds nus, culbute tout ce qu'il rencontre et réveille son maître qui lui dit d'entre ses rideaux: "Jacques, tu es ivre.

- Ou peu s'en faut.

- A quelle heure as-tu résolu de te coucher?

- Tout à l'heure, Monsieur, c'est qu'il y a... c'est qu'il y a...

- Qu'est-ce qu'il y a?

- Dans cette bouteille un reste qui s'éventerait. J'ai en horreur les bouteilles en vidange; cela me reviendrait en tête, quand je serais couché; et il n'en faudrait pas davantage pour m'empêcher de fermer l'oeil. Notre hôtesse est, par ma foi, une excellente femme, et son vin de Champagne un excellent vin; ce serait dommage de le laisser éventer... Le voilà bientôt à couvert... et il ne s'éventera plus..."

Et tout en balbutiant, Jacques en chemise et pieds nus, avait sablé deux ou trois rasades sans ponctuation, comme il s'exprimait, c'est-à-dire de la bouteille au verre, du verre à la bouche. Il y a deux versions sur ce qui suivit après qu'il eut éteint les lumières. Les uns prétendant qu'il se mit à tâtonner le long des murs sans pouvoir retrouver son lit, et qu'il disait: "Ma foi, il n'y est plus, ou, s'il y est, il est écrit là-haut que je ne le retrouverai pas; dans l'un et l'autre cas, il faut s'en passer"; et qu'il prit le parti de s'étendre sur des chaises. D'autres, qu'il était écrit là-haut qu'il s'embarrasserait les pieds dans les chaises, qu'il tomberait sur le carreau et qu'il y resterait. De ces deux versions, demain, après demain, vous choisirez, à tête reposée, celle qui vous conviendra le mieux.

Nos deux voyageurs, qui s'étaient couchés tard et la tête un peu chaude de vin, dormirent la grasse matinée; Jacques à terre ou sur des chaises, selon la version que vous aurez préférée; son maître plus à son aise dans son lit. L'hôtesse monta, et leur annonça que la journée ne serait pas belle; mais que, quand le temps leur permettrait de continuer leur route, ils risqueraient leur vie ou seraient arrêtés par le gonflement des eaux du ruisseau qu'ils auraient à traverser; et que plusieurs hommes à cheval, qui n'avaient pas voulu l'en croire, avaient été forcés de rebrousser chemin. Le maître dit à Jacques: "Jacques, que ferons-nous?" Jacques répondit: "Nous déjeunerons d'abord avec notre hôtesse: ce qui nous avisera." L'hôtesse jura que c'était sagement pensé. On servit à déjeuner. L'hôtesse ne demandait pas mieux que d'être gaie; le maître de Jacques s'y serait prêté; mais Jacques commençait à souffrir; il mangea de mauvaise grâce, il but peu, il se tut. Ce dernier symptôme était surtout fâcheux; c'était la suite de la mauvaise nuit qu'il avait passée et du mauvais lit qu'il avait eu. Il se plaignait de douleurs dans les membres; sa voix rauque annonçait un mal de gorge. Son maître lui conseilla de se coucher: il n'en voulut rien faire. L'hôtesse lui proposait une soupe à l'oignon. Il demanda qu'on fît du feu dans la chambre, car il ressentait du frisson; qu'on lui préparât de la tisane et qu'on lui apportât une bouteille de vin blanc: ce qui fut exécuté sur-le-champ. Voilà l'hôtesse partie et Jacques en tête-à-tête avec son maître. Celui-ci allait à la fenêtre, disait: "Quel diable de temps!" regardait à sa montre (car c'était la seule en qui il eût confiance) quelle heure il était, prenait sa prise de tabac, recommençait la même chose d'heure en heure s'écriant à chaque fois: "Quel diable de temps!" se tournant vers Jacques et ajoutant: "La belle occasion pour reprendre et achever l'histoire de tes amours! mais on parle mal d'amour et d'autre chose quand on souffre. Vois, tâte-toi, si tu peux continuer, continue; sinon, bois ta tisane et dors."

Jacques prétendit que le silence lui était malsain; qu'il était un animal jaseur; et que le principal avantage de sa condition, celui qui le touchait le plus, c'était la liberté de se dédommager des douze années de bâillon qu'il avait passées chez son grand-père, à qui Dieu fasse miséricorde.


LE MAÎTRE: Parle donc, puisque cela nous fait plaisir à tous deux. Tu en étais à je ne sais quelle proposition malhonnête de la femme du chirurgien; il s'agissait, je crois, d'expulser celui qui servait au château et d'y installer son mari.


JACQUES: M'y voilà; mais un moment, s'il vous plaît. Humectons.

Jacques remplit un grand gobelet de tisane, y versa un peu de vin blanc et l'avala. C'était une recette qu'il tenait de son capitaine et que M. Tissot, qui la tenait de Jacques, recommande dans son traité des maladies populaires. Le vin blanc, disaient Jacques et M. Tissot, fait pisser, est diurétique, corrige la fadeur de la tisane et soutient le ton de l'estomac et des intestins. Son verre de tisane bu, Jacques continua:

Me voilà sorti de la maison du chirurgien, monté dans la voiture, arrivé au château et entouré de tous ceux qui l'habitaient.

LE MAÎTRE: Est-ce que tu y étais connu?

JACQUES: Assurément! Vous rappelleriez-vous une certaine femme à la cruche d'huile?

LE MAÎTRE: Fort bien!

JACQUES: Cette femme était la commissionnaire de l'intendant et des domestiques. Jeanne avait prôné dans le château l'acte de commisération que j'avais exercé envers elle; ma bonne oeuvre était parvenue aux oreilles du maître: on ne lui avait pas laissé ignorer les coups de pied et de poing dont elle avait été récompensée la nuit sur le grand chemin. Il avait ordonné qu'on me découvrit et qu'on me transportât chez lui. M'y voilà. On me regarde; on m'interroge, on m'admire. Jeanne m'embrassait et me remerciait. "Qu'on le loge commodément, disait le maître à ses gens, et qu'on ne le laisse manquer de rien"; au chirurgien de la maison: "Vous le visiterez avec assiduité..." Tout fut exécuté de point en point. Eh bien! mon maître, qui sait ce qui est écrit là-haut? Qu'on dise à présent que c'est bien ou mal fait de donner son argent; que c'est un malheur d'être assommé... Sans ces deux événements, M. Desglands n'aurait jamais entendu parler de Jacques.

LE MAÎTRE: M. Desglands, seigneur de Miremont! C'est au château de Miremont que tu es? chez mon vieil ami, le père de M. Desforges l'intendant de ma province?

JACQUES: Tout juste. Et la jeune brune à la taille légère, aux yeux noirs...

LE MAÎTRE: Est Denise, la fille de Jeanne?

JACQUES: Elle-même.

LE MAÎTRE: Tu as raison, c'est une des plus belles et des plus honnêtes créatures qu'il y ait à vingt lieues à la ronde. Moi et la plupart de ceux qui fréquentaient le château de Desglands avaient tout mis en oeuvre inutilement pour la séduire, et il n'y en avait pas un de nous qui n'eût fait de grandes sottises pour elle, à condition d'en faire une petite pour lui."

Jacques cessant ici de parler, son maître lui dit: "A quoi penses-tu? Que fais-tu?

JACQUES: Je fais ma prière.

LE MAÎTRE: Est-ce que tu pries?

JACQUES: Quelquefois.

LE MAÎTRE: Et que dis-tu?

JACQUES: Je dis: "Toi qui as fait le grand rouleau, quel que tu sois; et dont le doigt a tracé toute l'écriture qui est là-haut, tu as su de tous les temps ce qu'il me fallait; que ta volonté soit faite. Amen."

LE MAÎTRE: Est-ce que tu ne ferais pas aussi bien de te taire?

JACQUES: Peut-être que oui, peut-être que non. Je prie à tout hasard; et quoi qu'il m'advint, Je ne m'en réjouirais ni m'en plaindrais, si je me possédais; mais c'est que je suis inconséquent et violent, que j'oublie mes principes ou les leçons de mon capitaine et que je ris et pleure comme un sot.

LE MAÎTRE: Est-ce que ton capitaine ne pleurait point, ne riait jamais?

JACQUES: Rarement... Jeanne m'amena sa fille un matin; et s'adressant d'abord à moi, elle; me dit: "Monsieur, vous voilà dans un beau château, où vous serez un peu mieux que chez votre chirurgien. Dans les commencements surtout, oh! vous serez soigné à ravir; mais je connais les domestiques, il y a assez longtemps que je le suis; peu à peu leur beau zèle se ralentira. Les maîtres ne penseront plus à vous; et si votre maladie dure, vous serez oublié, mais si parfaitement oublié, que s'il vous prenait fantaisie de mourir de faim, cela vous réussirait..." Puis se tournant vers sa fille: "Ecoute, Denise, lui dit-elle, je veux que tu visites cet honnête homme-là quatre fois par jour: le matin, à l'heure du dîner, sur les cinq heures et à l'heure du souper. Je veux que tu lui obéisses comme à moi. Voilà qui est dit, et n'y manque pas."

LE MAÎTRE: Sais-tu ce qui lui est arrivé à ce pauvre Desglands?

JACQUES: Non, monsieur; mais si les souhaits que j'ai faits pour sa prospérité n'ont pas été remplis, ce n'est pas faute d'avoir été sincères. C'est lui qui me donna au commandeur de La Boulaye, qui périt en passant à Malte; c'est le commandeur de La Boulaye qui me donna à son frère aîné le capitaine, qui est peut-être mort à présent de la fistule; c'est ce capitaine qui me donna à son frère le plus jeune, l'avocat général de Toulouse, qui devint fou, et que la famille fit enfermer. C'est M. Pascal, avocat général de Toulouse, qui me donna au comte de Tourville, qui aima mieux laisser croître sa barbe sous un habit de capucin que d'exposer sa vie; c'est le comte de Tourville qui me donna à la marquise du Belloy, qui s'est sauvée à Londres avec un étranger; c'est la marquise du Belloy qui me donna à un de ses cousins, qui s'est ruiné avec les femmes et qui a passé aux îles; c'est ce cousin-là qui me recommanda à un M. Hérissant, usurier de profession, qui faisait valoir l'argent de M. de Rusai, docteur de Sorbonne, qui me fit entrer chez Mlle Isselin, que vous entreteniez, et qui me plaça chez vous, à qui je devrai un morceau de pain sur mes vieux jours, car vous me l'avez promis si je vous restais attaché: et il n'y a pas d'apparence que nous nous séparions. Jacques a été fait pour vous, et vous fûtes fait pour Jacques.

LE MAÎTRE: Mais, Jacques, tu as parcouru bien des maisons en assez peu de temps.

JACQUES: Il est vrai; on m'a renvoyé quelquefois.

LE MAÎTRE: Pourquoi?

JACQUES: C'est que je suis né bavard, et que tous ces gens-là voulaient qu'on se tût. Ce n'était pas comme vous, qui me remercieriez demain si je me taisais. J'avais tout juste le vice qui vous convenait. Mais qu'est-ce donc qui est arrivé à M. Desglands? Dites-moi cela, tandis que je m'apprêterai un coup de tisane.

LE MAÎTRE: Tu as demeuré dans son château et tu n'as jamais entendu parler de son emplâtre?

JACQUES: Non.

LE MAÎTRE: Cette aventure-là sera pour la route; l'autre est courte. Il avait fait sa fortune au jeu. Il s'attacha à une femme que tu auras pu voir dans son château, femme d'esprit, mais sérieuse taciturne, originale et dure. Cette femme lui dit un jour: "Ou vous m'aimez mieux que le jeu, et en ce cas donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne jouerez jamais; ou vous aimez mieux le jeu que moi, et en ce cas ne me parlez plus de votre passion, et jouez tant qu'il vous plaira..." Desglands donna sa parole d'honneur qu'il ne jouerait plus. - Ni gros ni petit jeu? - Ni gros ni petit jeu. Il y avait environ dix ans qu'ils vivaient ensemble dans le château que tu connais, lorsque Desglands, appelé à la ville par une affaire d'intérêt eut le malheur de rencontrer chez son notaire une de ses anciennes connaissances de brelan, qui l'entraîna à dîner dans un tripot, où il perdit en une seule séance tout ce qu'il possédait. Sa maîtresse fut inflexible; elle était riche; elle fit à Desglands une pension modique et se sépara de lui pour toujours.

JACQUES: J'en suis fâché, c'était un galant homme.

LE MAÎTRE: Comment va la gorge?

JACQUES: Mal.

LE MAÎTRE: C'est que tu parles trop, et que tu ne bois pas assez.

JACQUES: C'est que je n'aime pas la tisane, et que j'aime à parler.

LE MAÎTRE: Eh bien! Jacques, te voilà chez Desglands, près de Denise, et Denise autorisée par sa mère à te faire au moins quatre visites par jour. La coquine! préférer un Jacques!

JACQUES: Un Jacques! un Jacques, Monsieur, est un homme comme un autre.

LE MAÎTRE: Jacques, tu te trompes, un Jacques n'est point un homme comme un autre.

JACQUES: C'est quelquefois mieux qu'un autre.

LE MAÎTRE: Jacques, vous vous oubliez. Reprenez l'histoire de vos amours, et souvenez-vous que vous n'êtes et que vous ne serez jamais qu'un Jacques.

JACQUES: Si, dans la chaumière où nous trouvâmes les coquins, Jacques n'avait pas valu un peu mieux que son maître...

LE MAÎTRE: Jacques, vous êtes un insolent: vous abusez de ma bonté. Si j'ai fait la sottise de vous tirer de votre place, je saurai bien vous y remettre. Jacques, prenez votre bouteille et votre coquemar, et descendez là-bas.

JACQUES: Cela vous plaît à dire, Monsieur; je me trouve bien ici, et je ne descendrai pas là-bas.

LE MAÎTRE: Je te dis que tu descendras.

JACQUES: Je suis sûr que vous ne dites pas vrai. Comment, Monsieur, après m'avoir accoutumé pendant dix ans à vivre de pair à compagnon...

LE MAÎTRE: Il me plaît que cela cesse.

JACQUES: Après avoir souffert toutes mes impertinences...

LE MAÎTRE: Je n'en veux plus souffrir.

JACQUES: Après m'avoir fait asseoir à table à côté de vous, m'avoir appelé votre ami...

LE MAÎTRE: Vous ne savez pas ce que c'est que le nom d'ami donné par un supérieur à son subalterne.

JACQUES: Quand on sait que tous vos ordres ne sont que des clous à soufflet, s'ils n'ont été ratifiés par Jacques; après avoir si bien accolé votre nom au mien, que l'un ne va jamais sans l'autre, et que tout le monde dit Jacques et son maître; tout à coup il vous plaira de les séparer! Non, Monsieur, cela ne sera pas. Il est écrit là-haut que tant que Jacques vivra, que tant que son maître vivra, et même après qu'ils seront morts tous deux, on dira Jacques et son maître.

LE MAÎTRE: Et je dis, Jacques, que vous descendrez, et que vous descendrez sur le champ, parce que je vous l'ordonne.

JACQUES: Monsieur, commandez-moi tout autre chose, si vous voulez que je vous obéisse."

Ici, le maître de Jacques se leva, le prit à la boutonnière et lui dit gravement:

"Descendez."

Jacques lui répondit froidement:

"Je ne descends pas."

Le maître le secoua fortement, lui dit:

"Descendez, maroufle! obéissez-moi."

Jacques lui répliqua froidement encore:

"Maroufle, tant qu'il vous plaira; mais le maroufle ne descendra pas. Tenez, monsieur, ce que j'ai à la tête, comme on dit, je ne l'ai pas au talon. Vous vous échauffez inutilement, Jacques restera où il est, et ne descendra pas."

Et puis Jacques et son maître, après s'être modérés jusqu'à ce moment, s'échappent tous les deux à la fois, et se mettent à crier à tue-tête:

"Tu descendras.

- Je ne descendrai pas.

- Tu descendras.

- Je ne descendrai pas."

A ce bruit, l'hôtesse monta, et s'informa de ce que c'était; mais ce ne fut pas dans le premier instant qu'on lui répondit; on continua à crier: "Tu descendras. Je ne descendrai pas." Ensuite le maître, le coeur gros, se promenant dans la chambre, disait en grommelant: "A-t-on jamais rien vu de pareil?" L'hôtesse ébahie et debout: "Eh bien! messieurs, de quoi s'agit-il?"

Jacques, sans s'émouvoir, à l'hôtesse: "C'est mon maître à qui la tête tourne; il est fou.

LE MAÎTRE: C'est bête que tu veux dire.

JACQUES: Tout comme il vous plaira.

LE MAÎTRE, à l'hôtesse: L'avez-vous entendu?

L'HÔTESSE: Il a tort; mais la paix, la paix; parlez l'un ou l'autre, et que je sache ce dont il s'agit.

LE MAÎTRE, à Jacques: Parle, maroufle.

JACQUES, à son maître: Parlez vous-même.

L'HÔTESSE, à Jacques: Allons, monsieur Jacques, parlez, votre maître vous l'ordonne; après tout, un maître est un maître..."

Jacques expliqua la chose à l'hôtesse. L'hôtesse, après avoir entendu, leur dit: "Messieurs, voulez-vous m'accepter pour arbitre?

JACQUES ET SON MAÎTRE, tous les deux à la fois: Très volontiers, très volontiers, notre hôtesse.

L'HÔTESSE: Et vous vous engagez d'honneur à exécuter ma sentence?

JACQUES ET SON MAÎTRE: D'honneur, d'honneur..."

Alors l'hôtesse s'asseyant sur la table, et prenant le ton et le maintien d'un grave magistrat, dit:

"Oui la déclaration de M. Jacques, et d'après des faits tendant à prouver que son maître est un bon, un très bon, un trop bon maître; et que Jacques n'est point un mauvais serviteur, quoiqu'un peu sujet à confondre la possession absolue et inamovible avec la concession passagère et gratuite, j'annule l'égalité qui s'est établie entre eux par laps de temps, et la recrée sur-le-champ. Jacques descendra, et quand il aura descendu, il remontera: il rentrera dans toutes les prérogatives dont il a joui jusqu'à ce jour. Son maître lui tendra la main, et lui dira d'amitié: "Bonjour, Jacques, je suis bien aise de vous revoir..." Jacques lui répondra: "Et moi, monsieur, je suis enchanté de vous retrouver..." Et je défends qu'il soit question entre eux de cette affaire et que la prérogative de maître et de serviteur soit agitée à l'avenir. Voulons que l'un ordonne et que l'autre obéisse, chacun de son mieux; et qu'il soit laissé, entre ce que l'un peut et ce que l'autre doit, la même obscurité que ci-devant."

En achevant ce prononcé, qu'elle avait pillé dans quelque ouvrage du temps, publié à l'occasion d'une querelle toute pareille, et où l'on avait entendu, de l'une des extrémités du royaume à l'autre, le maître crier à son serviteur: "Tu descendras! " et le serviteur crier de son côté: "Je ne descendrai pas!" "Allons, dit-elle à Jacques, vous, donnez-moi le bras sans parlementer davantage..."

Jacques s'écria douloureusement : "Il était donc écrit là-haut que je descendrais!..."

Edition et illustrations réalisées par Carole Netter


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25 juin 1997
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