L'Ecole des femmes
Acte II


Scène 5: ARNOLPHE, AGNES.

ARNOLPHE
La promenade est belle.

AGNES
Fort belle.

ARNOLPHE
Le beau jour!

AGNES
Fort beau.

ARNOLPHE
Quelle nouvelle?

AGNES
Le petit chat est mort.

ARNOLPHE
C'est dommage; mais quoi!
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j'étais aux champs, n'a-t-il point fait de pluie?

AGNES
Non.

ARNOLPHE
Vous ennuyait-il?

AGNES
Jamais je ne m'ennuie.

ARNOLPHE 
Qu'avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci?

AGNES
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

ARNOLPHE, ayant un peu rêvé.
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose!
Voyez la médisance, et comme chacun cause!
Quelques voisins m'ont dit qu'un jeune homme inconnu
Etait, en mon absence, à la maison venu; 
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues.
Mais je n'ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j'ai voulu gager que c'était faussement...

AGNES
Mon Dieu! ne gagez pas, vous perdriez vraiment.

ARNOLPHE
Quoi! c'est la vérité qu'un homme...

AGNES
Chose sûre,
Il n'a presque bougé de chez nous, je vous jure.

ARNOLPHE, bas à part.
Cet aveu qu'elle fait avec sincérité
Me marque pour le moins son ingénuité.

(Haut.)

Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j'avais défendu que vous vissiez personne.

AGNES
Oui; mais quand je l'ai vu, vous ignoriez pourquoi;
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

ARNOLPHE
Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.

AGNES
Elle est fort étonnante, et difficile à croire.
J'étais sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès
Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue,
D'une humble révérence aussitôt me salue:

Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence;
Moi, j'en refais de même une autre en diligence;
Et lui d'une troisième aussitôt repartant,
D'une troisième aussi j'y repars à l'instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
Me fait à chaque fois révérence nouvelle;
Et moi, qui tous ces tours fixement regardais,
Nouvelle révérence aussi je lui rendais:
Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serais tenue,
Ne voulant point céder, ni recevoir l'ennui
Qu'il me pût estimer moins civile que lui.


ARNOLPHE
Fort bien.

AGNES
Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m'aborde, en parlant de la sorte:
"Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir!
Il ne vous a pas fait une belle personne,
Afin de mal user des choses qu'il vous donne;
Et vous devez savoir que vous avez blessé
Un coeur qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé."

ARNOLPHE, à part.
Ah! suppôt de Satan! exécrable damnée!

AGNES
Moi, j'ai blessé quelqu'un? fis-je tout étonnée.
"Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon;
Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon."
Hélas! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose?
"Non, dit-elle; vos yeux ont fait ce coup fatal,
Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal."
Eh, mon Dieu! ma surprise est, fis-je, sans seconde;
Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde?
"Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,
Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas,
En un mot, il languit, le pauvre misérable;
Et s'il faut, poursuivit la vieille charitable,
Que votre cruauté lui refuse un secours,
C'est un homme à porter en terre dans deux jours."
Mon Dieu! j'en aurais, dis-je, une douleur bien grande.
Mais pour le secourir qu'est-ce qu'il me demande?
"Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
Que le bien de vous voir et vous entretenir;
Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine,
Et du mal qu'ils ont fait être la médecine."
Hélas ! volontiers, dis-je; et, puisqu'il est ainsi,
Il peut, tant qu'il voudra, me venir voir ici.

ARNOLPHE, à part.
Ah! sorcière maudite, empoisonneuse d'âmes,
Puisse l'enfer payer tes charitables trames!

AGNES
Voilà comme il me vit, et reçut guérison.
Vous-même, à votre avis, n'aije pas eu raison?
Et pouvais-je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d'une assistance?
Moi qui compatis tant aux gens qu'on fait souffrir,
Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir.

ARNOLPHE, bas, à part.
Tout cela n'est parti que d'une âme innocente
Et j'en dois accuser mon absence imprudente,
Qui sans guide a laissé cette bonté de moeurs
Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
Je crains que le pendard, dans ses voeux téméraires,
Un peu plus haut que jeu n'ait poussé les affaires.

AGNES
Qu'avez-vous? Vous grondez, ce me semble, un petit.
Est-ce que c'est mal fait ce que je vous ai dit?

ARNOLPHE
Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.

AGNES
Hélas! si vous saviez comme il était ravi,
Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
Le présent qu'il m'a fait d'une belle cassette,
Et l'argent qu'en ont eu notre Alain et Georgette,
Vous l'aimeriez sans doute, et diriez comme nous...

ARNOLPHE
Oui, mais que faisait-il étant seul avec vous?

AGNES
Il disait qu'il m'aimait d'une amour sans seconde,
Et me disait des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l'entends parler,
La douceur me chatouille, et là dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.

ARNOLPHE, bas, à part.
O fâcheux examen d'un mystère fatal,
Où l'examinateur souffre seul tout le mal!

(Haut.)

Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses?

AGNES
Oh! tant! il me prenait et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n'était jamais las.

ARNOLPHE
Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose?

(La voyant interdite.)

Ouf!

AGNES
Eh! il m'a...

ARNOLPHE
Quoi?

AGNES
Pris...

ARNOLPHE
Euh?

AGNES
Le...

ARNOLPHE
Plaît-il?

AGNES
Je n'ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

ARNOLPHE
Non.

AGNES
Si fait.

ARNOLPHE
Mon Dieu! non.

AGNES
Jurez donc votre foi.

ARNOLPHE
Ma foi, soit.

AGNES
Il m'a pris... Vous serez en colère.

ARNOLPHE
Non.

AGNES
Si.

ARNOLPHE
Non, non, non, non. Diantre! que de mystère!
Qu'est-ce qu'il vous a pris?

AGNES
Il...

ARNOLPHE, à part.
Je souffre en damné.

AGNES
Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné.
A vous dire le vrai, je n'ai pu m'en défendre.

ARNOLPHE, reprenant haleine.
Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre
S'il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.

AGNES
Comment! est-ce qu'on fait d'autres choses?

ARNOLPHE
Non pas.
Mais, pour guérir du mal qu'il dit qui le possède,
N'a-t-il point exigé de vous d'autre remède?

AGNES
Non. Vous pouvez juger, s'il en eût demandé,
Que pour le secourir j'aurais tout accordé.

ARNOLPHE, bas, à part.
Grâce aux bontés du ciel, j'en suis quitte à bon compte:
Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte.
Chut.

(Haut.)

De votre innocence, Agnès, c'est un effet;
Je ne vous en dis mot. Ce qui s'est fait est fait.
Je sais qu'en vous flattant le galant ne désire
Que de vous abuser, et puis après s'en rire.

AGNES
Oh! point! Il me l'a dit plus de vingt fois à moi.

ARNOLPHE
Ah! vous ne savez pas ce que c'est que sa foi.
Mais enfin apprenez qu'accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter les sornettes,
Que se laisser par eux, à force de langueur,
Baiser ainsi les mains et chatouiller le coeur,
Est un péché mortel des plus gros qu'il se fasse.

AGNES
Un péché, dites-vous? Et la raison, de grâce?

ARNOLPHE
La raison? La raison est l'arrêt prononcé
Que par ces actions le ciel est courroucé.

AGNES
Courroucé! Mais pourquoi faut-il qu'il s'en courrouce?
C'est une chose, hélas! si plaisante et si douce!
J'admire quelle joie on goûte à tout cela;
Et je ne savais point encor ces choses-là.

ARNOLPHE
Oui, c'est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils, et ces douces caresses;
Mais il faut le goûter en toute honnêteté,
Et qu'en se mariant le calme en soit ôté.

AGNES
N'est-ce plus un péché lorsque l'on se marie?

ARNOLPHE
Non.

AGNES
Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

ARNOLPHE
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi;
Et pour vous marier on me revoit ici.

AGNES
Est-ll possible?

ARNOLPHE
Oui.

AGNES
Que vous me ferez aise!

ARNOLPHE
Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.

AGNES
Vous nous voulez, nous deux...

ARNOLPHE
Rien de plus assuré.

AGNES
Que. si cela se fait, je vous caresserai!

ARNOLPHE
Eh! la chose sera de ma part réciproque.

AGNES
Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous tout de bon?

ARNOLPHE
Oui, vous le pourrez voir.

AGNES
Nous serons mariés?

ARNOLPHE
Oui.

AGNES
Mais quand?

ARNOLPHE
Dès ce soir.

AGNES, riant.
Dès ce soir?

ARNOLPHE
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire?

AGNES
Oui.

ARNOLPHE
Vous voir bien contente est ce que je désire.

AGNES
Hélas! que je vous ai grande obligation, Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction!

ARNOLPHE
Avec qui?

AGNES
Avec.... Là...

ARNOLPHE
Là... Là n'est pas mon compte,
A choisir un mari vous êtes un peu prompte.
C'est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
Et quant au monsieur là, je prétends, s'il vous plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce
Qu'avec lui désormais vous rompiez tout commerce;
Que, venant au logis, pour votre compliment,
Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement:
Et lui jetant, s'il heurte, un grès par la fenêtre,
L'obligiez tout de bon à ne plus y paraître.
M'entendez-vous, Agnès? Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le témoin.

AGNES
Las! il est si bien fait! C'est...

ARNOLPHE
Ah! que de langage!

AGNES
Je n'aurai pas le coeur...

ARNOLPHE
Point de bruit davantage. Montez là-haut.

AGNES
Mais quoi! voulez-vous...

ARNOLPHE
C'est assez.
Je suis maître, je parle; allez, obéissez.



Acte III, Scène 1 / Introduction à l'Ecole des femmes
Le Malade imaginaire - Le Bourgeois gentilhomme (extrait)
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5 juin 1996
cnetter1@swarthmore.edu