Le Malade imaginaire
Acte III


Scène 10 - TOINETTE, en médecin, ARGAN, BERALDE

TOINETTE
Monsieur, je vous demande pardon de tout mon coeur.

ARGAN
Cela est admirable.

TOINETTE
Vous ne trouverez pas mauvais, s'il vous plaît, la curiosité que j'ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes; et votre réputation, qui s'étend partout, peut excuser la liberté que j'ai prise.

ARGAN
Monsieur, je suis votre serviteur.

TOINETTE
Je vois, monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j'aie?

ARGAN
Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.

TOINETTE
Ah! ah! ah! ah! ah! j'en ai quatre-vingt-dix.

ARGAN
Quatre-vingt-dix!

TOINETTE
Oui. Vous voyez en effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.

ARGAN
Par ma foi, voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans!

TOINETTE

Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m'occuper, capables d'exercer les grands et beaux secrets que j'ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m'amuser à ce menus fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fièvrotes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine: c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe; et je voudrais, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence de mes remèdes et l'envie que j'aurais de vous rendre service.

ARGAN
Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

TOINETTE
Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ah! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais! ce pouls-là fait l'impertinent; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin?

ARGAN
Monsieur Purgon.

TOINETTE
Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade?

ARGAN
Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.

TOINETTE
Ce sont tous des ignorants. C'est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN
Du poumon?

TOINETTE
Oui. Que sentez-vous?

ARGAN
Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE
Justement, le poumon.

ARGAN
Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.

TOINETTE
Le poumon.

ARGAN
J'ai quelquefois des maux de coeur.

TOINETTE
Le poumon.

ARGAN
Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

TOINETTE
Le poumon.

ARGAN
Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'étaient des coliques.

TOINETTE
Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez?

ARGAN
Oui, monsieur.

TOINETTE
Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin.

ARGAN
Oui, monsieur.

TOINETTE
Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir?

ARGAN
Oui, monsieur.

TOINETTE
Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture?

ARGAN
Il m'ordonne du potage.

TOINETTE
Ignorant!

ARGAN
De la volaille.

TOINETTE
Ignorant!

ARGAN
Du veau.

TOINETTE
Ignorant!

ARGAN
Des bouillons.

TOINETTE
Ignorant!

ARGAN
Des oeufs frais.

TOINETTE
Ignorant!

ARGAN
Et, le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre.

TOINETTE
Ignorant!

ARGAN
Et surtout de boire mon vin fort trempé.

TOINETTE
Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

ARGAN
Vous m'obligerez beaucoup.

TOINETTE
Que diantre faites-vous de ce bras-là?

ARGAN
Comment?

TOINETTE
Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.

ARGAN
Et pourquoi?

TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter?

ARGAN
Oui; mais j'ai besoin de mon bras.

TOINETTE
Vous avez là aussi un oeil droit que je me ferais crever, si j'étais à votre place.

ARGAN
Crever un oeil?

TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt: vous en verrez plus clair de l'oeil gauche.

ARGAN
Cela n'est pas pressé.

TOINETTE
Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.

ARGAN
Pour un homme qui mourut hier?

TOINETTE
Oui: pour aviser et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.

ARGAN
Vous savez que les malades ne reconduisent point.

BERALDE
Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile!

ARGAN
Oui; mais il va un peu bien vite.

BERALDE
Tous les grands médecins sont comme cela.

ARGAN
Me couper un bras et me crever un oeil, afin que l'autre se porte mieux! J'aime bien mieux qu'il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot!



Acte III, Scène 11 / Introduction au Malade imaginaire
L'Ecole des femmes - Le Bourgeois gentilhomme (extrait)
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25 mars 1996
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