Ana Rossi

Lettre à Assia Djebar
Marseille, le 23 octobre 2003

 

     Dans le parfum et la musique de tes livres, j'ai retrouvé, esquissé, ciselé en mots, ce que, pendant si longtemps, je n'ai pu le dire, n'ayant à mes côtés, et pour toute compagnie en langue française, que ma solitude et cette quête qui dura... quinze ans avant de sortir de cet état que tu nommas, « autisme », et que moi, je subissais, à défaut d'avoir un nom pour le métamorphoser en réalité. Quinze années où j'observai, moi-même et les autres, ces autres qui vivaient en France, qui parlaient français, venant du français, leur langue, leur propriété, et moi, qui choisis cette langue pour écrire, pour y construire mon pays.

     Ainsi, mes silences constituèrent le chantier de moi-même, écartelée entre, d'un côté, la culpabilité d'avoir abandonné la langue de « mon » pays, le Brésil, choix de vie de mon père, et où réside toute ma famille aujourd'hui, et de l'autre, le désir de retourner à ce que j'avais goûté à l'âge de neuf ans, comme fille de réfugié politique en Belgique, où je découvris le français et le néerlandais, pays que j'ai abandonné pendant huit longues années... pour retourner là-bas où ce n'était plus chez moi.

     Cet écartement entre deux possibles, deux mondes, je le sentais dès la descente de l'avion. Et je pense que je sentirai cela souvent, dès toute descente d'avion, au moment où j'entends le bruit des trains d'atterrissage, et moi, me préparant à être autre chose, une autre femme de ce que je fus jusqu'alors.

     Ainsi, au cours de l'atterrissage, que ce soit ici ou là-bas, je me noyais dans mon labyrinthe, une attente entre deux langues, deux êtres dans mon être, pour me retrouver travestie de moi-même, transpercée dans mon être par la douleur impossible de tout regrouper. En retrait des paroles des autres, autiste, en demi-teinte, muette, « presque », je m'interrogeais sur comment parler de moi, de mes soeurs, des femmes de cette moitié de l'humanité... à la parole confisquée... ici et là-bas.

     Car, dans le monde d'ici, les femmes ne sont pas comme dans le monde de là-bas. Et, face à la lucidité de ce constat, je perdis mon enfance une seconde fois, celle des après-midi interminables passés derrière la verrière éclairée par la lumière ruisselante de l'hémisphère sud, celle des femmes de la tribu paternelle, ces italiennes brésiliennes plantureuses, heureuses de vivre, les « mama » et leurs filles, assises mi-assoupies, mi-éveillées, langoureuses, indolentes, s'affairant à des choses féminines, de pédicure et de manucure, pour prendre le temps d'écouter ce qu'on raconte seulement lorsqu'on est sûre d'être entre femmes, comme les histoires d'amoureux pour les plus jeunes, les sorties nocturnes en ville la veille, les horaires obligatoires de fin de soirée, au cours de cette latence du temps qui ne passait plus... assoupi dans le regard qui arrêtait le souffle.

     Et la question pulsa en moi, désordonnée. Je l'écoutai, elle mûrit, devint chose, nom clair, pur, limpide, porteur d'une question en suspens : en quelle langue ? Et mon autisme m'amena la réponse : en langue française.

     Ainsi, je commençai ma vie à l'aube de mes quarante ans, dans la langue française, en langue française, pour reconstruire mon héritage culturel. Car, je ne naquis pas héritière en langue française. Je le suis devenue.

     Cette trajectoire toute en méandres, Assia, me mena jusqu'à tes livres qu'au début je ne compris pas, qui me parurent étranges, cette langue entre la subjectivité et l'objectivité historiques rapportant les propos des femmes de la ville de Médine à l'aube de l'Islam, ou bien interprétant le tableau de Delacroix, Femmes dans leur appartement, celui au regard volé dans le harem d'Alger. Moi, encore sur la défensive... jusqu'à ce que je compris et je vis cet espace autre, étrange, en constitution, celui du murmure, forgé par l'écriture d'une femme racontant le monde au féminin, réécrivant des récits racontés pour en dire un autre, cet autre dont je suis également issue, et qui ramenait à la vie ce qui avait été caché, tu, muselé.

     Ce point de vue où tu te plaças, Assia, contre, tout contre les femmes de ta tribu, c'est ce que je cherchais. Cette double différence, écrire dans cette autre langue, et écrire contre, tout contre les femmes, m'imposa sa logique. Et, comme toi, Assia, j'ai laissé mes peurs se calmer, je les aies canalisées, désamorcées, recrées au fur et à mesure que ma langue se recréait.

     Cette renaissance, cet autisme, je l'ai revendiqué, choisi, choyé, désiré pour renaître dans une langue française qui aujourd'hui devient mienne également. Une langue où je construis cet espace pour dire « l'autre » que je suis, venue de si loin et de si près, cette « autre », cette femme si différente.

     Ainsi, je vais, plus légère dans mon pays à créer, dans cette langue qui apaisa ma respiration et dissipa mes cauchemars, moi, qui suis, « des fois », comme on dit en belge, écartelée entre trois lieux de parole, le portugais, le français et l'espagnol, et un seul et unique lieu d'écriture, le français. Dire mon expérience de là-bas dans l'invention de la langue d'ici pour construire le là-bas dans le ici, et le ici dans le là-bas.

     Comme toi, Assia, j'ai été austère à vingt ans, et je veux être légère lorsque je m'en irai, comme s'en fut ma grand-mère maternelle, cette grande dame de ma tribu maternelle, heureuse d'avoir vécu dans le calme apporté par la certitude d'avoir été là.

     Et, alors, ma révolution tranquille aura eu un sens... de recherche de soi et du monde par le ciselage des mots et du texte, dans l'univers de la littérature.

Copyright © 2003 Ana Rossi



ClicNet, décembre 2003
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