Ginette Desmarais

Série ménagère

Série ménagère

1- La vierge au savon, 2- La complainte des acariens,
3- Discours d'un laveur de planchers
Québec, 1998




La vierge au savon

La vierge au savon

Je tiens le serpent à bout de bras sur la biosphère
Il a rampé comme un jouet sur la face du monde
et propulsé par les étoiles au bout du cosmos
il s'est mordu la queue
j'entends les éclats de rire des anges entre les sphères
en montant encore un peu la libération est totale
je suis accueillie dans l'ordre parfait de ma conscience
mais avant ça il y a tant de vaisselle à faire
j'en pleure dans mes gants de caoutchouc
j'ai beau frotter la surface de la terre
l'homme comme un enfant, salit tout.
Au réveil, sans gratitude pour le mystère
qui fait briller le soleil sur ses joujoux
il recommence à tout foutre par terre
et rampe, inconscient, vers ses égouts.

4 janvier 1998 (en faisant la vaisselle)




La complainte...

La complainte des acariens

Quatre acariens se retrouvèrent
au fond d'un sac d'aspirateur
propulsés par un courant d'air
qui leur fit remonter le coeur.
On aurait pu les croire heureux
d'arriver au ciel des poussières
mais ils pleuraient de tous leurs yeux
oyez tous leur chant de misère:

"Messieurs je vivais sous la table
d'une cuisine confortable"
raconte l'un d'eux aux trois autres
"le matin, le midi, le soir
des parts de festin venaient choir
juste à mes pieds. Sans plus d'efforts
j'en faisais profiter mon corps.
J'ai pris du poids tout à mon aise
je suis donc devenu trop gras
pour détaler entre les chaises
la balayeuse m'avala.
Et vous messieurs par quel hasard
êtes-vous entrés dans ce trou noir ?"

Lors, le second prit la parole
"Ah! Mon ami, si je n'ai point
comme vous souffert d'embonpoint
c'est que je vivais dans les livres
l'odeur des vieux papiers m'enivre
j'ai parcouru des kilomètres
sur les maximes des grands maîtres
et rêvé à la poésie
à la chandelle de la nuit
mais la patronne de ces lieux
m'a surpris sur une étagère
où j'étudiais d'un oeil sérieux
d'une reliure la poussière
elle m'aspira sans plus d'histoires
dans cet engin diabolique
Adieu Miron, Vanier, Cendrars
adieu tous les grands romantiques !"
s'écria-t-il en sanglotant.

Le troisième dit aussitôt
pour couper court à la tristesse
"j'ai vécu dans la salle d'eau
des minutes enchanteresses
j'avais élu mon domicile
sur une descente de bains
j'y étais comme sur une île
au coeur de l'océan Indien
chaque jour je me rinçais l'oeil
quand elle venait se baigner
et me prenais avec orgueil
pour le gardien de sa beauté
c'est pourquoi je suis resté là
quand ce truc a fondu sur moi
c'est que je voulais l'en défendre !
Sot que j'étais ! Si j'avais su
mais je ne faisais que l'attendre!"

Le quatrième mit du temps
à conter sa mésaventure
"Convenons, chers amis, si vous le voulez bien
de clore ce récit par des alexandrins
mon histoire est trop belle, la fin trop pathétique
je sais: nous sommes des êtres microscopiques
mais aux yeux de Dieu, aucun de nous n'est petit.
Et bien moi messieurs, j'ai vécu sous son grand lit
j'étais le capitaine d'un mouton superbe
pas un mouton braillard qui arrache de l'herbe
mais plutôt un nuage rond et délicat
de poussières, de cheveux, et de poils de chat
qui voguait, heureux, sur son plancher de bois franc
comme une frégate fière sur l'océan.
L'avenir était rose, ma carrière assurée
jusqu'à la nuit dernière, où un homme est entré
avec elle en riant, et le lit a vécu
des heures difficiles. J'étais convaincu
que le ciel allait me tomber sur la tête
et moi qui n'avais jamais vu de tempête
j'étais servi ! J'ai même entendu les sirènes
chanter dans la tourmente des mots mystérieux.
"C'est bon, encore, hardi, ne lâche pas, je t'aime."
Et moi d'ouïr ces paroles m'a bouleversé
du haut de mon navire, j'ai fait appeler
mon peuple de microbes et je leur ai dit
"Amis, soyons obligeants envers notre hôtesse
vous avez bien entendu ses cris de détresse
le mieux que nous ayons à faire est de céder
à toutes ses prières et de nous accorder
entre nous les doux plaisirs qu'elle réclame."
Les acariens et acariennes sans plus tarder
s'en donnèrent à coeur joie par solidarité.
Au matin, nous étions plus nombreux que la veille
les draps et couvertures avaient fait, ô merveille
des moutons tout nouveaux pour tous nos nouveaux-nés.
Mais la belle bougresse, en cherchant ses chaussures
découvre sous son lit notre mousse et murmure
"Mon amour, tu permettras que sans plus attendre
je fasse disparaître de ma douce chambre
ces minous innommables que je n'avais pas vus !"
C'est donc sans rien comprendre que j'ai vu arriver
un attirail étrange au pied de mon troupeau
fait de bouches bizarres, de tubes, de tuyaux
un vacarme strident a envahi l'espace
et j'ai vu, impuissant, s'envoler par morceaux
les poussières où vivait toute la populace!"


C'était la triste histoire de quatre acariens
ont-ils pu fuir le sac, récupérer leurs biens?
Nul ne pourrait le dire, mais une chose est sûre
ils auront fait leur nid après cette aventure
loin des habitations dangereuses
où règnent savons et balayeuses.
La morale, car il en faut bien une
c'est que si tous les chiens ont leur jour de gloire
tous les acariens ont leur lot de déboires.

4 février 1998 (en passant la balayeuse)




Discours...

Discours d'un laveur de planchers

"Monsieur, l'érotisme d'une serpillière vous échappe. La sueur des travailleurs d'entretien vous fait sourciller. Sachez que cette longue crinière de coton, épaisse comme une chevelure de femme, mouillée lourdement de détergents corrosifs, tordue comme pour en extraire le plaisir, déroulée, déployée, suivie en cortège d'une traînée luisante sur le parquet soulagé, sachez que cette chose bave de désir pour qui sait voir. J'ai lavé des planchers abandonnés à grande eau, caressé des tuiles à en perdre leur symétrie, effleuré comme une peau attentive des lattes de bois vernies, frôlé hypocritement des moulures lascives, attendant qu'elles soupirent... évidemment, il n'en était rien. Ne me regardez pas comme ça. J'essayais de vous expliquer la noblesse des mains qui tiennent la serpillière, l'intensité des bras qui s'acharnent à nettoyer, FAIRE RELUIRE ! Et après l'effort des muscles, dans la pénombre des néons qui s'éteignent par la magie du minutage, ne veillent que quelques loupiotes dirigeant leurs faisceaux sur les planchers impeccables et mouillés. Comme un étang sous la lune. Et moi, l'amant-laveur qui a tout donné, je reste là, dans le silence mort de la nuit urbaine, le torse en sueur, assis près du seau d'eau sombre, à contempler cette terre synthétique et néanmoins satisfaite, à méditer sur le chant de mes membres au repos. Vous avez une cigarette ?"

23 avril 1998


Texte de Ginette Desmarais (Copyright © 1998)


Ginette Desmarais : libart@total.net - Archives de la liste poesie-fr@cru.fr/
Littérature francophone virtuelle - Publications ou Sommaire de ClicNet

ClicNet, mai 1998
cnetter1@swarthmore.edu