Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (11)


Cette évidence du bonheur frappait Hemdé avec insistance car elle est le fait de toutes les couches de la population, y compris de celles qui a priori n'était pas les mieux servies dans le partage de la richesse. C'est ailleurs qu'il faut chercher les raisons de l'attitude heureuse. Son fondement repose-t-il sur un postulat politique traditionnel? Nul gouvernement autoritaire [et ils l'avaient tous été peu ou prou] ne pousse l'autoritarisme jusqu'à oser réduire beaucoup les considérables espaces de liberté de la population qui paraissent plus vastes que ceux où s'ébattent les prospères et protégés citoyens des démocraties dites avancées. En tous cas ils contiennent une formidable liberté d'entreprendre et de réussir, de s'adapter et de survivre qui compense les duretés de la vie. Nul salaire du secteur public ou du secteur privé ne permet réellement de faire face aux nécessités d'une vie familiale si ne s'y ajoute le complément [voire le principal] d'un second salaire, d'un petit métier annexe ou d'un investissement voire d'une activité illégale comme la corruption. Ce dispositif rend assez bien compte du développement accéléré du pays où, quelque tristes que soient les données officielles ou celles des Nations Unies, l'argent circule avec un bruit et une densité visible et audible sans pour autant irriguer le réseau statistique. Il est tenu pour assuré que le célébré PIB par habitant reste très sous-estimé, par calcul sans doute [la pauvreté attire l'aide internationale], mais aussi par une déficience innée de l'administration qui n'est pas maladie mais bien plutôt signe de santé. Hemdé, qui aimait manger et qui se piquait d'éclectisme gastronomique fréquentait, pour la bonne cause, une entreprise typiquement thaïlandaise, non enregistrée et non taxée, qui produisait un des fleurons de la bonne chère, le cochon de lait laqué.

Khun Phuk est une de ces petites bonnes anonymes, diligentes et silencieuses qui ornent la vie domestique des expatriés de Bangkok. Son patron, gaulois et républicain, démocratiquement heureux d'être si bien servi pour si peu d'argent lui accorde deux jours de congé par semaine, une rareté dans le monde du travail thaïlandais.

À chaque ouiquende, Khun Phuk change d'univers.

Elle abandonne l'uniforme de la servitude et s'habille sportivement et à la mode. Elle prend l'autobus jusqu'à Sampraan et, de là, une moto-taxi qui au terme d'un long parcours à l'interface de la ville et de la campagne la dépose chez elle. Cette frontière conserve le long de ses chemins boueux et de ses khong gras, les charmes de la plaine centrale. Les vergers luxuriants, les rizières amoureusement cultivées et les fermes au toit de chaume commencent seulement à alterner avec des usines basses, toutes neuves, d'électronique et de textile, des embryons d'HLM et des ateliers sommaires mais actifs.

Ce n'est pas la campagne, pas la ville non plus, toujours pas la banlieue, mais déjà, vu le prix des terrains, la première emprise timide d'un nouveau tentacule de la mégapole.

Chez Khun Phuk, c'est chez son frère Khun Pira, l'empereur du cochon laqué.

Laquer un cochon n'est pas petite besogne, surtout quand on en laque seize par jour. Le concert bref des porcelets égorgés réveille les voisins à deux heures du matin. Les bêtes mises à mort sont vidées, nettoyées, dressées, marinées, enduites et finalement tournebrochées jusqu'aux aurores blêmes qui livrent seize "muhan" oranges, fumants, brûlants et craquants. Les camionnettes des clients sont déjà arrivées et chargent les porcelets à destination des fêtes, festivals et célébrations où ils seront la pièce maîtresse.

Khun Phuk loue aussi sa camionnette et, le dimanche, matin y installe deux cochons laqués qu'elle va détailler au marché vietnamien de Samsen, car elle est d'origine vietnamienne et catholique. Sa famille a fui l'Annam lors des persécutions anti-catholiques de Gia-Long [règne 1802-1820] et a continué à tuer le goret au royaume bouddhique, une occupation longtemps réservée à ses congénères et aux Chinois, et toujours peu prisée des Thaï. Ne risque-t-on pas d'assassiner la réincarnation mal réussie d'un grand-père?

La soeur de Khun Phuk anime une petite boucherie porcine qui écoule les abats des victimes de la broche, non loin de la ferme à cochons de son autre frère qui produit la matière première de l'entreprise et un environnement olfactif inoubliable à tout le quartier.

Khun Phuk, qui a fait quelques études et qui parle un peu l'étranger, est manifestement la haute administratrice de la holding de la cochonnaille où on peut même apporter son cochon vivant; c'est elle qui manipule les piles de billets, fait les comptes, paye les ouvriers et houspille les fournisseurs, avec autorité, compétence, habileté et dévouement.

Le dimanche soir, elle revêt l'uniforme propret d'employée de bonne maison et rejoint ses maîtres dans une de ces fabuleuses résidences où l'odeur et le cri des cochons qu'on égorge ne parviendront pas. Il n'est même pas sûr que ces maîtres sachent que leur petite bonne si bien sous tous rapports et si bon marché est une redoutable et avisée femme d'affaires sur la voie de la fortune.

Sur cette route, l'État n'oppose pas d'obstacle car la holding ne paye ni impôt ni taxe et ne tient d'autre comptabilité que celle inscrite dans la tête de Khun Phuk. Bien sûr, elle protège son environnement immédiat en payant un tribut mensuel à la police locale et au chef de village qui n'ont d'ailleurs, vu la modicité des salaires, pas d'autres moyens de survivre que ces cotisations volontaires justement calculées pour les rétributions qu'elles apportent.

Pour l'avenir, Khun Phuk imagine sa ferme industrielle, pilotée par ordinateur où rôtiront de concert les centaines de cochons de la réussite. Khun Phuk contribue ainsi, à sa manière, mais intensément, à la valeur ajoutée du pays que le développement a saisi comme une fièvre et dont les modes, tout bancals qu'ils soient, diffusent dans des provinces de plus en plus nombreuses. Cette progression est visible, horriblement visible, sur les grands axes routiers du sud vers Patthaya, Rayong ou Hua Hin. Elle gagne désormais vers le nord et le nord-est.

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30 juin 1997
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