Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (13)


La convivialité thaïlandaise a quelque chose d'infiniment confortable voire de liquide. Les foules se traversent sans heurt, les queues se disciplinent sans tension et quand les regards se croisent, s'ébauche l'ombre d'un sourire. Les marchands les plus enragés sur l'arnaque ont un bon rire d'honnête homme, et les bureaucrates provoqués par l'amabilité peuvent être presque avenants. Car les contacts avec les frères humains, quels qu'ils soient au fond et en réalité, doivent être recouverts de cette courtoisie universelle, de cette politesse unie, de cette pondération aimable de tous les instants et de tous les lieux, bien plus sensible à la campagne où la chose est teintée d'indolence mais certainement plus franche et sereinement gentille. Le grand sentiment qui prévaut chez l'observateur extérieur est celui de la fluidité, de l'aise, de la sécurité, de la tolérance: on ne vit pas en société, on y nage. Que cette tolérance soit, à la vérité, une gigantesque indifférence à autrui ne fait guère de doute, mais qu'importe. L'environnement en est capitonné, ouaté, doux et accueillant.

Tel est sans doute le fondement de l'attirance extrême qu'exerce le royaume sur nombre de farang qui y élisent résidence, avec en prime, mais ça ne durera pas, l'existence de services diversifiés, de haute qualité et à bas prix.

Les farang, de tous âges, professions, poils et sexes trouvent au Siam ce qui n'est pas aisément accessible ailleurs: une liberté totale si on ne gène personne, sans solitude irrémédiable, un respect des goûts et des couleurs, voire des perversions de chacun, porté à la cécité et une indifférence à la vie humaine des autres élevée à la largeur philosophique.

Qui ne connaît ce richissime retraité de la marine qui, au long cours d'une vie agitée, a tout connu des ports et des havres de la planète, qui a tout vu et tout goûté, de la négresse blonde à la langue de rossignol et qui, l'âge avancé venu, lassé d'une épouse acariâtre et d'héritiers pressés, a jeté l'ancre au coin de Suan Pluu et de Sathorn. Là, il vit dans un hôtel modeste mais confortable, entouré des soins d'une jeune infirmière, son héritière d'élection, et de la compagnie de quelques camarades d'anciennes et fabuleuses bordées. Comme le bernacle au rocher, il s'est fixé définitivement et, avec une admirable volonté, attend activement de mourir vivant et de vivre jusque-là.

De cette belle et vigoureuse espèce, de ces virages en tête à queue vers l'autre planète, de ces tournements de dos sur un Occident qu'ils n'aiment plus assez, il y a grande foison, des milliers sans doute, à qui le climat du Siam a donné ou rendu vie.

Qui ne pensera aussi à cet énorme bûcheron, ancien foreur des pétroles d'Afrique, force de la nature et de virées qu'on imagine surhumaines, qui a posé sa besace dans le si pauvre Nord-est, derrière Sisaket ? Il a épousé une fille du pays, monté une entreprise de poulets si réussie qu'il en est devenu le bienfaiteur de son village et une personnalité de la province. Lui aussi a trouvé le bonheur, ça crève les yeux, et remarque-t-il avec finesse "personne ne m'emmerde". Vis, tais-toi, vis et sois humain, ce n'est qu'une page vite tournée vers d'autres existences.

Alors ils sont nombreux, comme le marin encalminé et le foreur troué d'amour, à reconstruire un univers dans le cocon du royaume. Coiffeurs et pâtissiers, tailleurs et voleurs, bijoutiers et retraités, sages et fous, mitrons et génies s'installent; c'est illégal, la police et l'immigration savent, mais le respect de la privauté - surtout s'il est relevé par quelques épices - prime celui de la Loi.

Le club occidental des pédérastes est vaste comme une tribu et archi-connu. Il subsiste et prolifère parce que le terrain est favorable et le tabou inexistant. Il n'est même pas sûr que les Thaïlandais ferment les yeux; tout simplement, ils ne voient pas, et si par hasard ils voient, ils ne portent pas de jugement. Au pire, ils déploreront qu'un homme ait mal tourné et soit affligé d'une réincarnation dans le mauvais sexe. La même attitude va d'ailleurs à leurs compatriotes dont nombre, grand nombre en vérité, sont aussi naturellement d'aimables apolliniens.

Mais au fond, que pensent les Thaïlandais de ces farang, des farang en général, au delà du mur des apparences souriantes? On ne saurait être assez frappé du nombre inhabituellement réduit d'étrangers se flattant d'avoir des amis thaï; même ceux qui, par mariage, ou inclination linguistique sont introduits dans la société thaï, parlent thaï à la perfection, connaissent les us et coutumes quelquefois avec passion et profondeur, restent fondamentalement évasifs sur le sujet. Il est vrai que l'amitié n'est pas une valeur mise en exergue dans les textes fondateurs, à la profonde différence de ce qui existe dans les mondes chinois et sinisés. Dans ces terres toute interaction humaine peut être sous-tendue par la si belle et si espérée possibilité de se faire de nouveaux et bons amis. Le mode strictement hiérarchique du fonctionnement sociologique thaï se prête moins à la quête amicale.

Alors, le farang ressent souvent avec acuité la distance d'avec les Thaï, leur manque d'intérêt pour l'étranger [politesse ou indifférence peu importe], l'exclusion quasi-systématique [aimable certes, si aimable], le formalisme redoutable et pesant qu'inspire à tous le fait d'inclure un farang dans un groupe de Thaï et le soulagement, adroitement caché bien sûr, quand il prend congé. Certes, les Thaï font volontiers l'honneur de venir dîner chez les farang, très gentiment, pleins d'attentions, de fleurs et de petits cadeaux; il est fort rare, en revanche, de bénéficier de l'invitation en retour. Au restaurant, oui, très tôt et très vite, à la maison jamais. On n'y verra aucune impolitesse, aucune méchanceté, peut-être même de la délicatesse, sûrement une indication de la peur des choses du dehors qui sont empreintes de danger, au mieux d'inconnu; car l'intérieur est le domaine de la paix, de la bonté et de la certitude qu'on ne saurait troubler avec l'admission de facteurs imprévisibles.

Et les farang, qu'ils soient résidents ou de passage sont comme les poissons bleus de l'aquarium aux poissons rouges: il y a de l'eau pour tout le monde et la température est agréable, mais les espèces se reconnaissent et fréquentent entre elles.

Naturellement, cette convivialité n'est pas sans déchirures, d'autant plus surprenantes qu'elles sont inattendues et proviennent de l'inaptitude du modèle à résoudre des conflits dont l'escalade est trop rapide.

Dans son soï étroit, Hemdé frôle, en voiture, une moto et froisse le rétroviseur de l'engin. Deux balèzes arrivent et commencent à parler un peu fort, ce qui est très mauvais signe: le volume de la voix est normalement contrôlé vers le bas.

Hemdé s'accroche à son sourire et à son ignorance de la langue. Survient le fils du voisin qui s'inquiète, parle longuement et calmement, négocie, transige et conclue à vingt bahts [cinq francs] de dommages qu'il tend au plus gros des balèzes. Celui-ci les rend avec une soudaine gentillesse, maï pen raï, ça ne fait rien, et dit à son complice: laissons tomber, le farang est gentil, il sourit.

Au coin de Suan Pluu, toujours en voiture, Hemdé frôle [on frôle beaucoup dans le trafic de Bangkok] une camionnette. Arrêt, inspection des véhicules: sa voiture n'a rien, la camionnette montre un trou béant dans la carrosserie rouillée, un choc ancien qu'on essaie de lui faire financer.

Discussion, la partie adverse s'énerve, devient pressante. Hemdé propose de régler de l'autre côté de la rue et range la voiture dans le parc de stationnement des voitures de l'ambassade. Les gardiens empêcheront les adversaires de le joindre, mais ils resteront là trois heures, l'oeil mauvais, avant de lâcher prise et de partir.

Ces incidents très courants qui surgissent à la vitesse de l'éclair, tout comme l'existence de l'amok, donnent une vue de l'autre côté du miroir, celle dont les journaux parlent peu et que les Thaï cachent avec un patriotisme consommé, celle du monde de la violence.

Ce monde existe bel et bien et les statistiques de la police sont pour le prouver. 1991 a vu 5.041 assassinats réussis, 3.625 tentatives d'assassinats, 12.548 agressions violentes, 2.548 viols, 15.456 arrestations pour détention illégale d'armes à feu et 102.696 arrestations pour détention de drogue, le tout pour cinquante cinq millions d'habitants. Ça n'est pas rien et jure terriblement avec l'ambiance générale. La Thaïlande serait-elle à la fois un havre de gentillesse et, en même temps, un foyer de violence? Elle a, en tous les cas, délivré vingt-deux millions de ports d'arme entre 1978 et 1991.

La chose est peu sue des étrangers qui ne lisent dans la presse que les grands crimes: l'assassinat du "personnage d'influence" qu'une moto bien armée vient fusiller au fond de sa Mercedes climatisée ou le nettoyage radical des agents électoraux trop actifs sur la route des votes ruraux, ou encore le suicide [cinq balles dans le dos] de tel magnat du jeu ou de la boxe. Les Thaïlandais sont mieux informés, car ils disposent de nombreuses revues spécialisées à très haut tirage, telle 191 ou Aatchajaakaam, où le gros plan dégouline d'hémoglobine, où la torture est finement analysée et où le détail sordide est zoomé aux limites de la technique. Les articles sont entrelardés, pour le plaisir et la protection, de réclames d'amulettes et de photos sexy.

La violence à l'état pur, mais contenue, est l'essence du sport-fétiche de la Thaïlande, la boxe thaï [muay thaï] qu'il faut déguster au stade de Ratchadamnoen ou à celui de Lumpini, et qui bénéficie de trois cents camps d'entraînement dans le pays. Sur fond de flûte, de tambours et de cymbales, le début du combat obéit à des rites; le combattant dûment muni d'amulettes salue son maître et s'engage dans une lente danse propitiatoire, avant de se lancer dans les cinq reprises de trois minutes. Tous les coups sont permis, sauf les coups bas et à la tête, et leur violence est extrême, quelquefois insoutenable pour les non-initiés, même si une auto-discipline certaine vient donner au spectacle une dignité particulière. La tension est forte sur les gradins, où montent les hurlements frénétiques des parieurs, les encouragements à tuer et quelquefois de brèves et fulgurantes bagarres; elle se densifie jusqu'à n'être plus qu'un cri solide et rauque d'hallali qui tombe brusquement à la conclusion du combat, comme à la satisfaction d'un orgasme.

Tous les amis thaï de Hemdé savaient ces choses sans trop se les dire et surtout sans les lui dire, car c'était un sujet d'embarras mais aussi une affaire à vous faire fuir le touriste. La presse locale en langue anglaise est d'une pieuse discrétion à cet égard et les crimes contre les voyageurs farang traités, si on ne pouvait faire autrement, plutôt sous l'angle médical. Une chose était certaine, les Thaï déplorent profondément la violence car leur rêve de vie, leur idéal et leur idéologie y sont radicalement opposés.

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30 juin 1997
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