Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (17)


Pourra-t-on jamais imaginer la Thaïlande sans ces marchés qui ponctuent l'espace et le temps de la vie de chaque communauté: les marchés quotidiens de jour et de nuit dans toute ville et tout village, de toute la journée sur les grands axes routiers ou touristiques en des lieux où se coagulent les besoins de voyageurs et qui en deviennent traditionnels, le marché à date fixe [talat nat], les foires des temples et des sanctuaires, les bazars de la fripe, le souk aux fruits ou à toute thématique sont co-substantiels à l'organisation des choses et des gens. Ce ne sont en effet pas de simples lieux où l'on achète et vend, mais tout à la fois centre d'affaires, forum d'opinion, puces de la nécessité, conservatoire de la bouffe, agora de la convivialité, donc de véritables centres culturels et sociaux où les besoins de l'humanité, où le modeste besoin d'humanité, trouvent à se satisfaire, vite fait bien fait, sur le pouce, pas cher et dans l'ambiance sanuk, aimable, détendue et amusante qui plaît si fort aux Thaï.

Même si l'on cite le marché du soir à Hat-jaj, celui des fruits à Rayong et Chantaburi en saison, le bazar de nuit des touristes à Chiang-Maï, celui des fruits de mer à Surat Thani ou le marché chinois de Trang, c'est quand même à la capitale que revient la palme de la quantité et de la diversité. Chatuchak est le marché du ouiquende, la mère de tous les marchés métropolitains, qui a quitté Sanam Luang, près du Grand Palais , pour s'installer dans le parc de Chatuchak sur Phaholyothin. C'est une ville de cinq mille échoppes et deux cent mille visiteurs par jour. Spécialité principale: tout; et aux alentours, un encombrement automobile de derrière les feux rouges. A dix minutes à pied, toujours sur Phaholyothin, Yan Phahon donne dans la plante, le poisson, l'oiseau et la sculpture en bois monumentale et animalière; on y fera utilement son magasinage avec un camion.

Les touristes et les jeunes employés de bureau fréquentent volontiers le soir les marchés de Silom et Patpong ou celui de Sukhumvit et du soï Nana, du soï 4 au soï l0, qui font avec précision dans la copie des grandes marques.

Les gadgets électroniques et mécaniques règnent sur Ban Mo et Khlong Tom, les fleurs coupées à Pak Khlong Talat, celles en pot à Thewet, le poisson à Talat Kao dans la ville chinoise, l'audio à Banglamphu et les antiquités plus ou moins fraîches au marché des voleurs de Nakhom Kasem [les voleurs ne sont pas toujours là où on pense]. Khlong Toï célèbre le légume et le fruit en gros et passe pour le plus olfactif de la capitale, en particulier à la saison des durians.

Acheter dans ces marchés est un art complexe, qui intègre un sourire constant, l'impassibilité devant l'objet désiré, un choc de surprise peinée à l'énoncé du prix, une capacité à négocier en respectant la face du vendeur, une résistance farouche à la pitié [la maman du vendeur est à l'hôpital et ses enfants etc... etc...], un calme olympien et la certitude finale que l'étranger, par règle non écrite mais universellement appliquée, doit payer plus cher que l'indigène.

Les grands centres commerciaux et les grands magasins thaï ou nippo-thaï qui essaiment dans la métropole et les capitales provinciales ne sont pas sans savoir certaines de ces choses qu'ils ont utilisées avec une science certaine du démarchage. Ils sont ainsi devenus des centres de vie et des lieux de rêve, où dans une ambiance légère et musicale, propre et détendue sont offerts une incroyable diversité de services [froidement climatisés de surcroît d'où l'attrait particulier] rendus par des jeunes gens et jeunes filles élégants et uniformément stylés.

La conjugaison du centre commercial qui englobe un grand magasin est le sommet du succès, comme en témoigne le mammouth commercial qu'est Maboonkrong [MBK pour les intimes], l'archétype en la matière qui diffuse largement en province ; des villes autrefois assoupies comme Korat, Ubon ou Udon disposent désormais de telles très belles installations qui témoignent à la fois de l'accroissement spectaculaire du niveau de vie et du goût inné du public thaï pour la modernité.

En juin 1992, Bangkok dispose de quatre-vingt-seize grands magasins et centres commerciaux; ça ne suffit pas et, succès aidant, les projets se multiplient. Et quels projets, Seacon Square [trente-trois hectares de surfaces de vente] sur Srinakarin, Zeer Street [16 hectares au sol] sur Rangsit sans oublier les trente magasins que le japonais Yaohan construira en dix ans.

Le Central Plazza de Lad Prao attire cent soixante-dix mille personnes par jour et deux cent mille le dimanche, et confirme les résultats d'une enquête effectuée par l'université Chulalongkorn: trente-sept pour cent des Bangkokiens considèrent la fréquentation des centres commerciaux comme la première distraction.

Ce goût pour se retrouver ensemble, cette peur de la solitude [un solitaire est un malade ou un infirme], cette aversion innée pour le désert [même s'il s'y dresse la plus belle cathédrale du monde] étaient un des fondements du vivre ensemble et comptaient dans la réalisation de nombreux actes sociaux.

Hemdé en avait étudié un de très près, car il était soumis à ses rites et à ses exigences et en avait appris la symbolique profonde au prix d'un long apprentissage.

La réunion [prachum], que ce soit dans le secteur privé ou public, est un art, une passion et une nécessité. Toute entité qui se respecte possède une salle de réunion: des lambris sombres éclairés du portrait des souverains, l'autel du Bouddha, la climatisation luxueusement glaciale, l'immense table de travail, la sonorisation sophistiquée, les fauteuils profonds, la petite cuisinette attenante sont les éléments du décor réitéré à l'infini et à l'identique, dans l'ordre absolu et la propreté maniaque.

Le scénario n'est guère changeant non plus.

Les prolégomènes vont à l'échange des cartes de visite. On la donnera de la main droite, la main gauche posée sur l'avant bras droit. On la recevra avec componction et inclinaison de tête, on la lira lentement, très lentement, avec une attention soutenue et respectueuse comme s'il s'agissait d'un message long et compliqué.

Ceci fait, et bien fait, on s'assoit dans un ordre qui, s'il n'est pas écrit, est impérieux. Dans le cas classique de la rencontre de deux délégations, chacun doit avoir un vis à vis adéquat et se répartir par rang protocolaire décroissant de chaque côté des présidents. Les espaces étant marqués, les présidents présentent leur délégation avec les titres et les fonctions in extenso. Le participant nommé se lève et s'incline. Le photographe, systématiquement présent, peut alors opérer. Il a quelque peine à mettre dans l'objectif les bouts de la table où se regroupent modestement les jeunes fonctionnaires qui sucent leur crayon d'un air faussement dégagé et les débutantes qui prennent la mine inspirée de celles qui lisent Shakespeare dans le texte. Elles ont mis un pull-over à cause de la climatisation et des pantoufles à cause du parquet ou pour le confort. La réunion peut alors entrer dans le vif du sujet. Vif est beaucoup dire car l'art oratoire officiel fait dans le monocorde et le psalmodié qui conviennent aux affaires d'importance. Il n'y a pas non plus de débat ou d'échange contradictoire car c'est impoli et le chef est le chef et il a raison. La réunion est alors réduite à une série de monologues, soigneusement préparés et lus, qui, l'ambiance aidant, portent à l'assoupissement.

La chose est admise et ne choque personne d'autant que les Thaï ont raffiné l'art de dormir assis. Ils le font avec décence et, pour les meilleurs artistes, évoquent la concentration du mélomane écoutant sa symphonie préférée. Seule l'irrépressible ronflette peut venir trahir le dormeur. Petite diversion: les serveurs arrivent, saluent le portrait du roi d'une révérence et distribuent les petits plateaux de plastique rose où reposent le café, deux bouchées salées, trois douceurs et quelques fruits. Les dormeurs se réveillent pour prendre quelque force.

Par un miracle d'exactitude toujours renouvelé à l'heure dite [moins cinq], la réunion se termine.

Remerciements et cadeaux, le photographe se démène et arrange une photo du groupe sous la banderole qui proclame l'objet de la réunion; inutile de dire que le groupe est archi-rangé dans l'ordre convenable, au garde à vous, avec le sourire naturel de celui qui cherche en même temps à retenir son pantalon. Merci au photographe, merci a tout le monde et à chacun, merci, merci, c'était une belle réunion.

Le cadeau est en soi un sous-ensemble artistique dont la pratique [qu'on le reçoive ou qu'on le donne] et l'étiquette méritent considération. Un cadeau s'achète à l'avance et se choisit mûrement. Il s'empaquette comme à la parade, car l'habit fait le moine et il obéit aux tabous. N'offrez pas à un Chinois un ensemble de quatre [quatre est homophone de mort], évitez le papier noir et les symboles de rupture tels que ciseaux, couteaux et ouvre-lettres. Présentez le cadeau en majesté, debout, face à l'assistance, des deux mains, la droite plus en avant et le corps incliné suivant l'angle mesuré à l'aune du respect dû.

On l'a compris: la réunion n'a pas pour but de décider quoi que ce soit, mais de symboliser, en forme solennelle, un consensus sur une décision déjà mûrement négociée et prise par ailleurs. Elle est un rite, un de plus, de cohésion et d'unanimisme, une représentation de l'ordre, un emblème du groupe et de son harmonie mais pas du tout un lieu d'échanges francs et de libres débats. Elle peut donc commencer à l'heure et finir à l'heure et on s'y habille comme pour les crémations avec une élégance sombre et discrète.

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30 juin 1997
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