Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (20)


L'espace social est ainsi quadrillé de figures allégoriques, le moine, le militaire, la mère, la prostituée, la femme d'affaires, le mauvais garçon qui, à l'unanimité s'identifient au rôle et qui, dans la souffrance et dans la joie, le recouvrent du sourire. Comme celui du tueur au moment du crime, ce sourire couvre les cicatrices sociales avec générosité et donne le change aux farang qui s'extasient devant un monde où chacun paraît si bien à sa place: "sanuk sanuk sabaï sabaï" est l'expression consacrée de ce contentement hédoniste.

Pourtant les signes de mécontentement ne manquent pas. Le théorème sociologique qui veut un taux de suicide inversement proportionnel à celui de la criminalité n'est pas valide en Thaïlande. C'est l'OMS qui le dit. La montée du suicide place le royaume en troisième position mondiale avec presque huit suicides réussis pour cent mille habitants. Trois mille huit cent cinquante bouddhistes ont ainsi choisi en 1991 le raccourci vers un monde meilleur.

La difficulté de la communication interpersonnelle doit être une cause supplémentaire de pression et d'adaptation insuffisante; elle paraît le fait de tous les instants.

Hemdé était régulièrement saisi, en sa capacité professionnelle, de demandes urgentissimes de ses partenaires et de ses connaissances qui avouaient n'avoir pas osé prendre leur téléphone plus tôt de peur de déranger et qui, l'eussent-ils fait, auraient eu satisfaction plus facilement. Mais non, ils avaient attendu la dernière limite d'un délai irrévocable pour se résoudre à déranger.

Les signaux amicaux obéissaient-ils aux mêmes lois? Sans doute, car ils étaient si faibles et si timides que Hemdé avait dû passer à coté sans même le réaliser, quitte à découvrir longtemps après qu'ils avaient été dûment émis. Avec le temps et l'habitude le message gagnait en intensité et en clarté, mais réclamait toujours une attention soutenue. Il trouvait la chose très touchante [tant de pudeur] et un rien fatigante [tant de précaution] car le contact apparaissait aussi lointain que le sourire était proche, et ce dernier n'était plus tout à fait le plus court chemin d'un coeur à un autre. C'était là l'expression de ce sentiment si particulier et si difficile à définir, le kwaamkrengcaj, qui recouvre un complexe mélange de retenue, de peur de déranger, de crainte de perdre la face ou de la faire perdre, de désir d'éviter les conflits, peut-être d'un obscur sentiment d'infériorité, d'appréhension de l'autre et de la manifestation d'un respect et d'une considération à son endroit. Le kwaamkrengcaj porte à une certaine apparence d'insensibilité, tempérée de soumission ,et, dans le pire des cas, à de grosses incompréhensions.

La colonie étrangère expatriée nourrissait une copieuse saga ancillaire où, typiquement, la cuisinière bien traitée et qui n'avait pas à se plaindre, au contraire, plantait là ses fourneaux sans prévenir pour ne plus jamais revenir, l'ingrate. Il fallait y voir un petit drame de la difficulté à communiquer entre une fille qui n'osait rien dire et une maîtresse qui ne pouvait comprendre. La délicatesse offerte était reçue comme de l'ingratitude.

Au bout de trois ans de séjour et obéissant aux vues d'une direction du personnel qui ignorait les difficultés d'apprentissage du kwaamkrengcaj et qui toujours l'ignorerait, Hemdé, comme il est dit dans les formulaires sibyllins mais peu poétiques de l'administration, rompait son établissement. Dans l'avion qui le ramenait en France, il regardait distraitement défiler la plaine centrale que l'altitude peu à peu ordonnait en un modèle d'occupation des sols et pensait avec regret au temps perdu, aux occasions manquées, aux incompréhensions qu'il aurait évitées et aux amis qu'il aurait gagnés, lui eut-on expliqué la prégnance et les finesses du kwaamkrengcaj. Ce sentiment le hanta longtemps, car il quittait un pays qu'il avait aimé et un peuple qu'il admirait, mais qu'il n'avait pas eu ni le loisir suffisant ni l'intuition de connaître comme il le méritait. Il gardait de cette insuffisance une petite gêne lancinante, aggravée par le souvenir de quelques moments d'émotion dont l'avaient honoré plusieurs Thaï à son départ et qu'il n'avait pas su prévoir.

Telle était, bien sûr, la dure loi de l'expatriation qui voulait que trop souvent la clarté fût conférée tardivement dans la déchirure de la séparation d'avec un lieu et des gens aimés, comme si cette petite mort d'une partie de soi ouvrait les portes de l'intuition qui avait manqué jusqu'à ce point. Celle-là lui disait tardivement que le kwaamkrengcaj était une notion centrale de la pratique sociale et sociologique et un des facteurs de la pérennité de l'entité civilisationnelle des Thaï prise dans les terribles douleurs du développement, pour autant sans doute que perdurât l'autoritarisme bienveillant lié à l'exercice d'une monarchie constitutionnelle éclairée.

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30 juin 1997
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