Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (6)


Dans ces activités très spécifiques et porteuses de promotion sociale, les chinois étaient présents comme ils étaient présents, souvent avec la discrétion que donne la bonne assimilation, dans tous les secteurs de l'économie. Hemdé, qui avait longtemps vécu en terres chinoises et sinisées, était sensible aux signes de la sinité, les sentait d'assez loin et s'émerveillait de leur densité et de leur universalité.

La trace chinoise dans le royaume est profonde, diffuse et si intégrée au paysage du Siam qu'elle en devient une composante majeure, et même de plus en plus visible. L'architecture traditionnelle du bois, du pilotis et du jardin recule devant l'avancée du compartiment qui habite jusqu'aux bourgs de campagne et propose le modèle exclusif et bétonné du développement urbain. C'est un terrible recul esthétique, quelquefois un recul de l'environnement, mais un témoignage puissant et visible de la force des schémas célestes, dont il est pourtant difficile de cerner avec précision les atteintes.

Les Chinois et Sino-thaï de Thaïlande sont à l'évidence très nombreux mais comment les compter? Aucun critère ou choix de critères multiples ne permet de décrire une réalité complexe, nourrie par la continuité d'une présence étendue sur plusieurs siècles.

La nationalité n'est plus un facteur significatif, puisque l'immense majorité des Chinois du royaume sont de nationalité thaïlandaise. Le lieu de naissance n'est guère plus opérant: le nombre de chinois nés en Chine ne fait que diminuer depuis l'arrêt de l'immigration après la seconde guerre mondiale, même si une immigration clandestine semble renaître. Force est alors de se retourner vers les facteurs culturels pour un essai de définition: seraient "chinois" ceux qui témoignent et participent de la culture chinoise, celle-là étant supposée explicitée. Là aussi, la confusion règne, car peuvent être réputées chinoises des familles qui ont adopté pour leurs défunts la crémation au lieu de l'enterrement; le fait vaut surtout pour les familles de hauts fonctionnaires pour qui le protocole prévoit des classes cérémonielles dans des pagodes déterminées à haute valeur symbolique [Wat Thatthong, Wat Makutkastr].

Peuvent également être réputées chinoises des familles qui ont abandonné, à une certaine génération, la pratique des dialectes du Sud [le chaochou à Bangkok] ou du mandarin, plus rare, pour celle du siamois, qui ont épousé les cultes du Bouddha et des dieux thaïlandais en conservant ou non celui de Guangong ou Guanyin, qui participent à certains des rites sociaux traditionnels [le nouvel an, le jour des morts, le festival des fantômes affamés.....] mais pas à tous. ...

C'est peut-être l'effacement patronymique qui témoigne le mieux de l'assimilation massive et infiniment réussie des Chinois de Thaïlande: les siamois du commun ne furent dotés de noms de famille que récemment sous l'action personnelle du roi Vajiravuth [règne 1910-1925] qui les créaient personnellement à partir de racines sanscrites. Le prestige qui en résultait est toujours vivant dans les familles où sont pieusement conservés les brevets royaux de nomination et rejoint la volonté d'assimilation au monde des Thaï et du Palais seule source de "vrai" pouvoir. Il en résulte que dans les classes moyennes et supérieures, le "xing" [nom de famille] des ancêtres célestes est de moins en moins relevé au profit des patronymes thaï. Tel père de famille le porte encore sur l'enseigne de la compagnie, en caractères plus petits qu'en langue thaï, suite à un règlement édicté aux temps de la politique antichinoise du premier gouvernement Phibul, mais néglige de le reporter sur ses enfants qui ne le reprendront plus, car la maman est thaï, l'école et l'université aussi...

Plus confondant encore, les individus eux-mêmes ont une vue contrastée de leur sinité: Monsieur Kuo, robuste milliardaire thaïlandais, inconnu sous ce nom, caché derrière un patronyme thaïlandais long comme un mantra, dit en thaï qu'il est thaï, en chinois qu'il est chinois; en anglais, c'est selon, en fonction de l'interlocuteur, de l'environnement, de l'intérêt du moment et de la tonalité des choses.

Dans ce contexte fluctuant, la définition ne peut être que large: sont "chinois" ceux nés en Chine [hua qiao] et/ou parlant chinois et/ou nés en Thaïlande de parents ou de père chinois [luuk-cin] ou sino-thaï et/ou participant, à un titre ou à un autre, d'une ou plusieurs valeurs chinoises, qu'elles soient sociales ou religieuses.

L'étendue sémantique de la définition est justifiée par les écarts considérables des estimations du nombre de "Chinois" en Thaïlande. Une moyenne de ces estimations sur la période 1800-1960 tend à des chiffres jamais inférieurs à dix pour cent de la population totale, parfois supérieurs à vingt pour cent, avec une concentration plus forte dans les villes comme Bangkok, où elle atteindrait cinquante pour cent: la chose y apparaît clairement lors du nouvel an chinois ou du Qingmingjie, le jour des morts, qui vide la ville de ses activités et de ses habitants.

Les chiffres précédents sont à qualifier: il s'agit de soldes migratoires d'une population d'immigrants à majorité masculine, car tout au long du dix-neuvième siècle, le séjour était souvent temporaire, avec retour au pays, mort ou vivant, une fois fortune faite. C'est dire que les gènes ont voyagé plus encore que les gens, et que le substrat racial chinois de la Thaïlande est d'une importance beaucoup plus grande que ne dit l'histoire officielle ou la saga chinoise: les deux versions, pour l'harmonie dans les affaires et pour la promotion de l'assimilation, concourent à la discrétion et au flou d'un fait pourtant fondamental, et sans lequel il est impossible de rendre compte des réalités du royaume.

En cette affaire, la lecture du gotha commercial et industriel du pays est instructive. Les grands groupes nés peu avant ou après la seconde guerre mondiale continuent à exercer une domination sans guère de partage sur l'économie thaïlandaise. Ils sont, dans leur écrasante majorité, chinois, et ni les querelles de succession ni la montée des investissements japonais ou multinationaux ne sont parvenus à altérer leur prééminence, même si de nouvelles maisons, certaines purement thaï, appareillent pour les sommets de la réussite. Les dix-huit familles les plus riches, toutes chinoises, possèdent totalement ou partiellement plus de mille sociétés, au capital enregistré en 1990, de quatre milliards de dollars des ƒtats Unis d'Amérique.

Elles dissimulent souvent, mais pas toujours, leur sinité derrière des patronymes thaï: Dhanin Chiaravanonda, patron du groupe Charoen Pokphand, est le troisième fils et neveu des co-fondateurs Chia Ek Chou et Chia Seow Whooy. Osothsapha Osathanukhra s'appelait Teck Heng Yeo, et le groupe rassemble aujourd'hui cent-trente et une compagnies, dont le Hilton et la Banque Nakhornthon. Presque toutes, elles nourrissent des sagas exemplaires, sinon morales, d'ascension à partir de rien, sauf du travail, de l'ingéniosité et de la parcimonie. Chuan Ratanarak, [Banque d'Ayutthaya, Siam Cement] né en Chine en 1920, venu en Thaïlande à l'âge de six ans, était, en 1945, docker au port de Bangkok. Thian Chokwatana, humble boutiquier chinois en 1942, était, cinquante ans plus tard, le patron du tout puissant groupe Saha Pathana.

Et de tribus en tribus, car c'est bien ce dont il s'agit, l'histoire se conjugue sur les thèmes communs de la réussite accélérée, mais sur un fond d'obscurité fondamentale: celle des alliances cachées, des familles nombreuses mais pas toujours unies [la famille Techapaibul et ses cent-soixante sociétés faillirent sombrer, lors de la succession du père-fondateur, vers ses dix enfants, dont beaucoup étaient polygames], celle des intérêts si enchevêtrés qu'ils en défient la lecture, des profits cachés et des patronages thaï qui, in fine, ont permis l'élévation des maisons. Car tout, au royaume, vient et provient du monde thaï administratif, d'origine souvent aristocratique [les rois Mongkut et Chulalongkorn eurent, à eux deux, quelques cent-trente enfants.... de quoi peupler quelques ministères], monde resserré autour du trône, seule source primordiale et exclusive du pouvoir définitif d'anoblissement social.

Chin Sophonpanich [Bangkok Bank et cent vingt-neuf autres sociétés] s'éleva, sous le patronage de Phao Sriyanond, triumvir du régime de Phibul. Les Lamsana [Thaï Farmers Bank et soixante-dix-sept autres sociétés] ont cultivé la famille royale.

Les Bodhiratanangksura s'abritèrent sous le général Pramarn Adireksan, qui devint vice-premier ministre, et dont le beau-père, le maréchal Phin Choohavan, restaura le pouvoir de Phibul en 1947; le fils de Phin, Chatichai, fut le premier ministre déposé en 1991. Sukri Bodhiratanangksura maria une de ses filles au fils du directeur des Biens de la couronne. Ce groupe est assez connu pour qu'on le désigne commodément sous le nom de clan de Rajakru.

Bref, à tous les temps et à tous les modes, c'est l'histoire du cousin du frère de lait de la laitière. Un enchevêtrement complexe et difficilement lisible, des intérêts croisés les plus sacrés unissent le monde thaï lié au Palais, celui de l'administration et celui chinois des affaires, cela dit pour simplifier, car les alliances se scellent aussi de la virginité des filles et des sangs mélangés, sur fonds d'investissements partagés. Ce n'est point anathème, car la famille royale donne l'exemple. Rama I était à moitié chinois, Rama II aussi, Rama III quarteron, Rama IV à moitié chinois, Rama V, Rama VI et Rama VII, quarterons....

L'archétype de la réussite chinoise est sans l'ombre d'un doute celui de la famille Sarasin qui a investi avec un égal bonheur les mondes politique, administratif et économique.

Pote, le chef de famille, ancien premier ministre, siège dans cent trente-six conseils d'administration, un record national; Arsa le diplomate marié à une aristocrate de haut rang, pantouflard dans les très belles Padaeng Industries, a été nommé ministre des affaires étrangères en 1991. Pong est un ancien vice-premier ministre. Pow, qui fit carrière dans la police et se reconvertit dans la banque, a été choisi comme vice-premier ministre en 1991.

La réussite chinoise n'est pas limitée aux terres nobles de l'économie. Les parrains, les fameux jao-poh de l'empire du mal sont aussi en majorité d'extraction céleste. Leur surnom commun "Sia" en dit long à ce sujet: il est une adresse honorifique au fils aîné d'un riche marchand chinois. Les jaopoh fleurissent sur l'humus du jeu, de la prostitution, des loteries illégales, de la drogue, de la contrebande, de la protection/extorsion, mais ne dédaignent pas les juteuses rétributions d'activités plus classiques et plus honnêtes [?], celles de la spéculation foncière et immobilière ou de l'exploitation des mines ou de la forêt.

Issus de la tradition chinoise des sociétés secrètes et des triades, et du rôle de garant de l'ordre des communautés immigrées des "capitaines des chinois" [souvent avec l'assentiment royal], leur puissance s'est considérablement accrue avec la montée du parlementarisme, sinon de la démocratie. Les parrains chinois sont les seuls capables de faire voter une circonscription dans le bon sens, charge à l'ami élu de renvoyer l'ascenseur. N'écrit-on pas que le Parti d'Action Sociale, paré de luminaires politiques tels que le maréchal Sitthi, ancien ministre des affaires étrangères, ancien vice-premier ministre et que Kukrit Pramoj, ancien premier ministre, doit plus qu'un peu au parrain de Chonburi, Somchaï Khunpluem, le célèbre Kamnon Poh, concurremment beau-frère d'un ministre du dit parti ! Piya Angkinand, jao-poh de Petchburi, fit mieux: il se fit élire comme député du parti Chart Thaï du général Chatichaï et devint ministre, ses deux frères se contentant de la députation. Le plus puissant des parrains de Bangkok, So Thanavisuth, est une figure publique intouchable et médiatique: ne fut-il pas un associé et le conseiller appointé par le gouvernement du ministre Pramarn Adireksan qui était lui-même un des co-fondateurs du parti Chart Thaï. Sa femme passe pour la plus fournie des "bijouteries ambulantes" [sic] de la capitale qui n'en manque pas.

Le mélange des genres fait la une des journaux en août 1991: la direction générale de la police a convoqué deux cent soixante des personnes influentes du pays, lisez jao-poh, pour leur faire une leçon de morale [re-sic]. Soixante-dix-huit d'entre elles déclinent l'invitation et on note sur la liste la présence de six anciens députés du parti Chaat Thaï, du capitaine de police Chalerm Yoobamrung, ancien ministre et dirigeant du parti Muan Chon, de l'impératrice des jeux, Jac Nuannapha, très officielle maîtresse d'un ancien député de Chatichaï...

Cette prééminence multi-sectorielle de l'industrie chinoise est telle qu'elle est peut-être même surévaluée. Comment savoir ? En tous les cas, un rapport d'un conseiller français du commerce extérieur daté de mai 1991 pouvait noter avec assurance <<< le Sino-thaï riche utilise le mariage et les associations familiales qui en résultent pour dominer la vie économique du pays. Les Chinois expatriés en Thaïlande possèdent quatre-vingt-quinze pour cent des investissements dans le secteur commercial, également quatre-vingt-dix pour cent dans le secteur manufacturier et cinquante pour cent des investissements bancaires et financiers>>>.

En tout état de cause, l'intégration de la minorité chinoise de Thaïlande est exemplaire et certainement unique en Asie du Sud-Est, où les contre-performances ne manquent pas [Malaisie, Indonésie...] Les raisons de ce succès et de l'harmonie présente sont trop complexes et nombreuses pour ne pas faire appel aussi à l'intuition.

L'apparence physique des Thaï et des Chinois n'est pas si dissemblable qu'elle en devienne une barrière.

La religion des Thaï et celle des Chinois ont en commun le personnage du Bouddha et sont également et largement tolérantes devant l'inclusion, dans le système de dévotions, de puissances d'autres panthéons, donc de variations rituelles. De plus, la pratique salutaire indulgencielle des Thaï, si individuelle, cohabite admirablement avec la répugnance chinoise à mêler civilité et foi. Et les Chinois ont adopté le culte des esprits locaux, les phi, comme celui du linga, le lak-muang des temples de fondation des villes. Réciproquement, Guanyin fait aussi des miracles pour les Thaï.

Les langues thaï et chinoise, quoi qu'en dise l'école linguistique à la mode de Paul K. Benedict, sont assez proches, dans leur grammaire ou absence d'icelle, et leur syntaxe pour que l'apprentissage du siamois n'ait pas été douloureux pour les immigrés.

Plus profondément, et quelle que fut son origine, l'élite du Siam a toujours été thaï ou orientée vers le fait thaï et s'est constamment identifiée aux rites sociaux et religieux du Palais et de l'aristocratie. La mobilité chinoise s'est toujours exercée en direction de cette élite, dont aucun facteur racial ou spirituel ne la séparait d'une manière rédhibitoire.

Assez curieusement, les mesures antichinoises prises par les gouvernements de Phibul [de 1938 à 1944 et de 1948 à 1957] ou inspirés par lui sont allées dans le sens de l'assimilation. Le nationalisme économique pro-thaï et anti-chinois a forcé l'alliance mutuellement bénéficiaire des protecteurs [l'armée, la police, la haute administration thaï] et des candidats chinois à la protection contre ces mesures... dont on notera que beaucoup furent prises par des sino-thaï, moins sino que thaï et plus royalistes que le roi. C'est la preuve, si besoin était, de la force d'attraction de l'officialité thaï. De même, l'extinction planifiée en 1948 des écoles chinoises, pratiquement moribondes dès 1956, n'a plus permis d'entretenir le chauvinisme pro-chinois que seul l'enseignement peut transmettre: les fils des Chinois deviennent culturellement des enfants thaï élevés à l'école thaï, dans le respect absolu de l'histoire, des coutumes et de la dynastie siamoises.

Le reste est devenu largement du passé. La revendication culturelle chinoise s'amenuise au rythme de la diminution du tirage de la presse chinoise. Le mandarin est enseigné comme langue étrangère, avec une si grande difficulté à trouver des professeurs qu'il faut désormais en importer, commerce international obligeant. Les grandes luttes idéologiques du communisme continental et du nationalisme de Taïwan qui ont tant déchiré les Chinois de Thaïlande sont mortes et enterrées. C'est maintenant, véritablement, une nation métisse qui est en marche vers son avenir. Si, par malheur, elle devait affronter des traverses, celles-là ne seraient pas raciales, mais relèveraient plutôt de la lutte des pauvres contre les riches. Les parties en présence ressortiraient peut-être de gènes différents, mais ce ne serait pas, absolument pas, la même chose. Ceci étant, il reste quand même de vieilles gueules de bois à dissiper. Le vieux docteur Ka, que Hemdé aimait écouter, et qui se flattait d'une ascendance thaï pure et des plus choisies, lui répétait sans fard que la cupidité des Chinois était la principale cause des blessures du royaume. Il était franchement et irrémédiablement anti-chinois et méprisait par devers lui l'élite métisse qui constituait pourtant son cercle naturel et qu'il fréquentait.

Page suivante


Littérature francophone virtuelle - Publications ou Sommaire de ClicNet

30 juin 1997
cnetter1@swarthmore.edu