Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (9)


Le problème, devenu particulièrement monstrueux à Bangkok où les infrastructures sont dramatiquement défaillantes, rendait d'autant plus merveilleux le sentiment si profondément ressenti par Hemdé que pour les Thaïlandais, il n'était pas de plus bel endroit pour vivre que dans leur pays quelque rudes qu'y fussent les difficultés, les injustices et la pauvreté. De fait le pays pouvait être considéré comme assez doux et n'avait nul souvenir de famine ou de grandes catastrophes naturelles ou humaines. Le Nord-est, l'I-sâan, pourtant si défavorisé par la nature, puisqu'il oscille entre la sécheresse sévère et l'inondation copieuse à la suite d'un déboisement total et inconsidéré, n'en abrite pas moins dix huit millions d'habitants, soit le tiers de la population du royaume; un peuplement ancien, datant d'avant les Khmer, globalement baptisé, avec quelque mépris, par les gens supposés de peau plus claire de la plaine centrale, "lao" et traditionnellement, il est vrai, plus laophone que les autres et plus tourné vers Vientiane. L'I-sâan envoie cependant de forts contingents de travailleurs vers les grands chantiers d'Asie et du Moyen-orient et aussi, naturellement, vers Bangkok où ils constituent les gros bataillons des ouvriers de chantier, des chauffeurs de taxi et de tuk-tuk et hélas, de la prostitution.

Sur ce dernier sujet, la bile du Thaïlandais informé [heureusement, il y en a relativement peu] s'échauffe doucement à la publicité aimable et continue qui est faite à son pays dans les journaux français de l'année de grâce 1991.

Le Nouvel Observateur du 25 avril assène froidement le chiffre de cinq cent mille enfants de huit à quinze ans prostitués dans les salons de massage.

Le supplément Radio-TV du Monde [22-28 juillet] présente le film Dans les rues de Bangkok [ TV 5, 26 juillet] et, sans doute pour raison de concurrence avec la revue précédente, se surpasse dans l'arithmétique de l'horreur, sous la signature d'Ariane Chemin.

Oyez plutôt:
<<< Patthaya: 30.000 prostituées, 20.000 bars à filles, 5 millions de touristes chaque été >>>. Un vrai miracle pour une petite ville de 65.000 habitants dont la saison touristique n'est justement pas en été! Ariane [qui avait du égarer son fil sur la route] ajoute <<>> La perversité paraît le disputer au manque de déontologie, et le tout ressemble à une publicité pour pédophiles.

Autre citation du même texte: <<< Patthaya, comme Bangkok et beaucoup d'autres villes de Thaïlande, vit de la prostitution. Dans le pays, quelque 800.000 enfants, âgés de six à douze ans, s'adonnent à ce fléau >>> Sous entendu, on imaginera le vrai paradis pour pédérastes!

Question pour l'école primaire: combien faut-il de prostituées à cinquante francs la passe et six passes par nuit pour réaliser le PIB métropolitain de vingt-cinq milliards de dollars?

L'Événement du Jeudi [27 juin] s'abrite derrière l'autorité d'un Thaïlandais membre d'un Centre pour la Protection des Droits des Enfants pour attribuer plus de deux millions de prostituées au Siam.

Camarades journalistes, calmez-vous, les chiffres réels évalués par ce qu'il faut bien appeler les services et personnes bien informés et de bonne foi sont suffisamment tristes pour qu'on n'en rajoute pas dans le malheur: la Thaïlande aurait environ cinq cent mille prostitué[e]s dont cinq pour cent seraient des enfants et dix pour cent auraient des clients étrangers.

Contrairement à l'aimable légende ce ne sont pas les étrangers, ni les touristes, ni les G.I. du Vietnam en R & R au Siam qui ont introduit ou développé la prostitution. C'est en vérité une solide, ancienne et ancrée coutume locale, culturellement implantée dans tous les lieux et milieux et honorée, si on en croit les sondages [?], par vingt à soixante-dix pour cent de la population mâle en âge de pratiquer. Nulle réprobation ne vient freiner ces activités, et les bordels ont pignon sur rue, pignon souvent allumé des feux de la publicité, car le péché originel ne fut pas commis sur les bords de la Chao Phraya, car les évangélisateurs de l'Occident ne réussirent point à ébranler la foi et les conceptions massivement bouddhistes de ses riverains, car aussi se prostituer peut être, et de fait, est souvent, une nécessité économique pour soutenir les vieux parents ou faire étudier les jeunes cadets. Même avec ces nobles motifs ce n'est pas un beau métier, mais un métier au moins, dont les revenus permettent d'assurer les devoirs élémentaires vis-à-vis de la famille et du Bouddha et, s'ils sont abondants, de garder la face. Et puis, et très fondamentalement, si on se retrouve prostitué[e], c'est qu'il y a une raison plus transcendante et inéluctable: le bilan de la vie antérieure vaut-elle réincarnation; qui peut se dresser contre la Loi même?

Alors, et même si la prostitution est interdite depuis longtemps, le monde flottant prospère ouvertement car il est pratiqué par beaucoup, organisé par les gangs, protégé par la Police et participe à la prospérité générale. Nul bourg, nulle ville, nul croisement routier important ne saurait fonctionner sans ses établissements spécialisés, bar à filles ou coquetèle-lounge, salon de coiffure ou d'esthéticienne, bourdeau paysan ou salon de massage climatisé, hôtel de passe ou hôtel d'amour, call-girls ou escortes où, à la portée de toutes les bourses et pour tous les goûts, le travailleur recru de fatigue et l'homme d'affaires de soucis viennent finir en toute candeur une dure journée.

Les plus chics de ces endroits sont de véritables salons où l'on cause et où les décideurs élaborent les stratégies du futur. Ils n'ont de pendant social que les golfs, où les hommes se retrouvent entre eux, entre pairs et complices, dans la paix, le confort et les services diversifiés.

Cette aimable licence du mode de vie, cet équilibre hédoniste des devoirs et des plaisirs, ce qu'il faut certainement appeler une tradition culturelle est désormais menacée par le SIDA. Si les Thaïlandais ont au départ minimisé l'affaire à cause du tourisme et de l'image, ils n'en sont plus là car la maladie a débordé les groupes à risque pour envahir les maisons de plaisir et touche donc à la population générale. Y a-t-il déjà deux à trois cent mille séropositifs? Y en aura-t-il un million et demi dans cinq ans, sept millions dans dix ans? Ce sont des questions angoissantes qui sont désormais abordées par la presse et la télévision. Un énorme travail de sensibilisation est à faire sur l'existence même de la maladie, sur l'usage des préservatifs et sur la nécessité d'une altération des modes de vie. L'affaire compte avec l'appui du palais et de quelques sommités médicales, mais il y faudra aussi, outre la conviction, beaucoup d'argent.

En attendant, et si l'on ose dire, les quartiers de plaisir de la capitale continuent à afficher une insolente bonne santé commerciale. Seuls sont touchés, et pour d'autres raisons que le SIDA, le soï Nana, ex-quartier général du tourisme arabe qui a sombré dans la guerre du Golfe. Le soï Cowboy, haut lieu des galipettes américaines pendant la guerre du Vietnam, n'a pas su résister à la paix et s'étiole doucement. Le Patpong japonais prospère admirablement, nourri par l'afflux des investissements et du tourisme nippons. "Small Tokyo", "Japanese only" sont les devises de cette enclave extraterritoriale où les robustes thaïlandaises ont quelque peine à endosser l'uniforme des geishas et à maintenir leurs grâces évanescentes. Tout à côté, le Patpong international [le tout est propriété d'un Monsieur Patpong, une figure de l'immobilier] continue à offrir à un tourisme quelque peu déclinant le bruit, la fureur et les appâts de ses bars à gogo et le marché de la contrefaçon le moins onéreux de la ville. L'ordre règne car la police et les gangs patrouillent toute la nuit et relèvent les compteurs. Non loin de là, un chapelet de petits bars thaïlandais à musique douce abritent la détente de hauts fonctionnaires; le rythme y est différent car s'y exerce, non pas uniquement la satisfaction d'une libido, mais le délicat exercice de la convivialité, de l'amusement [sanuk], et du renforcement des liens dans le groupe.

Ce sont des bars d'habitués, sinon d'abonnés, où les bouteilles sont marquées au nom des consommateurs, où la mama-san connaît tous les clients, leurs goûts, le titre des chansons et des égéries préférées, où les hôtesses mélangent les coquetèles d'une main sûre et personnalisée, où les plats assaisonnés à point arrivent tout chauds du bouchon voisin, bref de vrais bars "à la japonaise" mais où l'étranger n'est pas malvenu même s'il n'est pas attendu. Et de bar en bar [et chacun est un cercle] jusqu'à une heure avancée, on échange des visites et des compliments et on tisse les liens complexes de l'hommage et de la politesse qui sont une vérification incessante de la santé et du pouvoir du groupe.

Telles sont la Voie de la Prostitution et le Tao des Libertins, ouverts à tous et pratiqués par beaucoup, car, en soi, c'est la Voie de la Nature, pour le plaisir mais aussi pour la survie sociale.

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30 juin 1997
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