Abdellatif Laâbi

Photographie de A. Laâbi

Les convives

     Ma table est mise et mes convives sont en retard.
     Ont-ils oublié mon invitation, perdu mon adresse en cours de route?  Quel mal a-t-il pu leur arriver?
     Depuis des heures, j'attends, « mon oreille suspendue à la porte ».  Je ne sais pas combien seront mes convives, s'ils porteront des habits d'hiver ou d'été, en quelle langue ils lanceront leur salut en entrant.
     Ma table est mise.  J'attendrai le temps qu'il faut et qu'il ne faut pas.  Et si j'étais victime d'une illusion, je m'entêterais.  J'inventerais des amitiés rares, des visages ouverts, faciles à lire comme des livres d'enfants, des voix aux accents délicieux et des bouches petites qui partageraient jusqu'au grain de couscous.
     Ma table est mise.  J'y ai disposé toutes mes cultures, avec amour.  La musique m'aide à supporter l'attente.  Elle attendrit mes ragoûts, fait briller mes olives, libère les parfums de mes épices.
     Enfin, j'entends des bruits de pas.  Je me lève pour aller ouvrir.  Mais la porte vole en éclats.  Sont-ce là mes convives?  Des hommes sans visage font irruption, l'arme au poing.  Ils ne font pas attention à moi.
     Ils tirent sur la table jusqu'à la réduire en miettes et se retirent sans dire mot.  La musique s'arrête.
     Bon, il ne me reste plus qu'à faire le ménage et préparer un nouveau repas.

In l'Etreinte du monde. Paris: La Différence, 1993.

Texte de Abdellatif Laâbi (Copyright © 1993)


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