Pierre-Yves Millot

Les Chaussettes, plaisanterie philosophico-vestimentaire (extrait) (1996)




Émile Chaussette est seul, assis sur une chaise. Devant lui, cinq ou six paires de chaussettes.

ÉMILE CHAUSSETTE

Le tout, c'est de choisir la bonne paire de chaussettes.

(Il en essaie une.)

Chaussettes bleues, avenir radieux !

(Il regarde ses pieds.)

Oui mais... des chaussettes bleues pour aujourd'hui... pour un jour comme aujourd'hui... Est-ce vraiment approprié ?...

Voyons... essayons plutôt celles-ci...

(Il les essaie.)

Chaussettes vertes, allure de fête ! Oui mais... il faudrait que j'en parle à ma femme... elle déteste le vert. À un point qu'il est difficile d'imaginer. Le vert représente pour elle le summum de l'abjection, le paroxysme de la laideur... Elle est comme ça ma femme, pleine de préjugés.

(Il essaie une troisième paire.)

Chaussettes noires, espoir !

(Il se lève, fait quelques pas, les regarde avec un sourire de satisfaction, puis semble changer brusquement d'avis.)

Ah non ! là je dis non ! pas question ! allons ! Je ne suis pas un guignol ! J'ai le droit à un minimum de respect ! Enfin ! je ne suis quand même pas n'importe qui !... Émile Chaussette ! Eh oui ! Je m'appelle Chaussette, comme une chaussette ! ce que c'est que le hasard !...

(Il enlève les chaussettes et les lance, puis essaie une nouvelle paire.)

Chaussettes blanches, jour de chance ! Et voilà ! c'est exactement ce qu'il me faut ! une paire de chaussettes... blanches !

 

Entrée d'Hortense Chaussette.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Alors, ça y est ? Tu as choisi tes chaussettes ? (voyant les pieds de son mari) Tiens, tu as mis les chaussettes blanches ? (air réprobateur) Chaussettes blanches, malchance !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ah non ! c'est : chaussettes blanches, jour de chance !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Mais non ! c'est : chaussettes blanches, malchance ! Enfin, après tout, fais comme tu veux, ce sont tes chaussettes ; c'est ton problème ; ton problème, ta vie, tes chaussettes.

(Pendant ce temps Émile ramasse les chaussettes éparpillées et les range.)

Au fait tu as terminé ta cafetière ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Euh non... J'ai du mal avec le bec verseur... autant avec le porte-filtre c'était facile, mais là... je ne sais pas pourquoi mais... je bloque !... je bloque sur le bec verseur.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Faut toujours qu'il y ait quelque chose qui t'arrête ! Déjà avec le radiateur à essence, tu bloquais sur le réservoir. Et je ne parle pas de l'épluche-citrouilles, du stylo auto-effaçant, du fil à couper le steack tartare, de l'avion sans réaction, du grille-patates, du désoxygénateur d'air vicié, de l'accélérateur à capuscules, du vaporisateur d'ecclésiastiques ou de l'ouvre-boîte à hélices !...

Pourquoi ne téléphones-tu pas à Maître Nocari ?!

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ah oui ! tiens, c'est une bonne idée, ça... oui... je vais faire ça...

(Il décroche le téléphone, et compose le numéro.)

Allô ! J'aimerais parler à Maître Nocari s'il vous plaît... ah... bon... Il est sorti ?... Il est mort ?!... mince... bien... d'accord... mais vous êtes sûre que... Oui, évidemment... d'accord... Au revoir Madame... Et encore toutes mes... Elle a raccroché ! Ah ! La salope ! Elle a raccroché, la salope !

 

 HORTENSE CHAUSSETTE

Voyons Émile ! qui c'était ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

C'était sa femme. Il est mort.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Qui ça ? Nocari ? Nocari est mort ? Pas possible ! Pourtant il n'était pas du genre à mourir sans prévenir...

Comment tu vas faire avec ta cafetière ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

(soudain découragé)

Je crois que je vais laisser tomber. Tant pis ! On boira du thé au jasmin ou de l'orangeade glacée.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ou du pétrole en baril !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Du pipi de girafe !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Les chutes du Niagara !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Du liquide pancréatique, de l'acétone, du sang d'évêque, de l'adrénaline !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ça se boit, ça ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

... du jus de chaussette !

 

Long silence.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

(en articulant lentement)

Du jus de chaussette.

 

Il enlève ses chaussettes et les presse comme s'il tentait d'en extirper un liquide.

 

 HORTENSE CHAUSSETTE

Presse plus fort !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Y a rien qui sort !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Fais un effort !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Regarde ! je tords !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ça vient ! alors !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Tu vois ! j'essore !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Oui mais y a rien qui sort !

 

Silence.

 

 ÉMILE CHAUSSETTE

Tu vois... c'est les chaussettes... J'aurais dû me douter que les chaussettes blanches... (s'énervant) et voilà ! une journée de gâchée ! foutue ! Et pourtant elle se présentait bien cette journée. Il y avait un je-ne-sais-quoi dans l'air qui présageait de bonnes choses, hein ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Moi, je n'ai rien senti.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Évidemment. Nous ne sentons pas les mêmes choses. Pourtant c'était dans l'air, ça, j'en suis sûr.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Si c'était dans l'air, ça devrait y être encore !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Pas forcément. Il y a des choses qui s'évaporent, Madame, il y a des choses qui disparaissent, Madame, il y a des choses qui s'enfouissent dans le vide, Madame, il y a des choses qui... (cherchant ses mots) qui...

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Oh ! pour ça, il y en a des choses !

(Elle se dirige vers l'armoire et ouvre la porte ; des tas d'objets hétéroclites en tombent.)

Et voilà ! Toutes les choses de Monsieur ! Et celles-là, elles sont pas près de s'évaporer !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Mes inventions ! Attention ! Tu vas les abîmer !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

De toutes façons, il n'y en a aucune qui fonctionne !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ce sont des prototypes. Je t'ai déjà dit cent fois que les prototypes ne sont pas faits pour fonctionner.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ils sont faits pour quoi ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ils sont faits pour... ce sont des prototypes, c'est tout. Et puis, il y en a qui marchent.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ah bon ? Lesquels ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Eh bien... Tiens ! la canne à pêche ! Tu veux que je te montre comment elle marche ! Regarde, avec ça on peut pêcher directement par la fenêtre !

 

Il déplie sa canne à pêche et lance la ligne par la fenêtre. Au bout d'un moment..

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ça mord ?

 

Silence.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Quand même... tous ces gens qui n'arrêtent pas de mourir... c'est pénible à la fin !...

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Tu penses à Nocari ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Nocari et tous les autres ! ça en fait un paquet !...

(Il tire soudain sur sa canne à pêche comme s'il avait quelque chose au bout de l'hameçon.)

Oh la ! ça, c'est du gros ! et je m'y connais ! Mince j'arrive même pas à le tirer ! Viens m'aider Hortense ! Ça, c'est un sacré morceau ! Tu vois qu'elle marche ma canne à pêche ! Alors, viens !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

J'arrive ! J'arrive !

 

Ils s'agrippent tous les deux à la canne à pêche. Au bout d'un moment Alphonse Poisson apparaît au bout du fil. Il entre par la fenêtre.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Eh ! qui c'est celui-là ?!

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ça c'est une prise !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Qu'est-ce que vous faites là ?

 

ALPHONSE POISSON

Ce que je fais là ?! Vous croyez peut-être que je suis venu de mon plein gré ?! C'est tout de même vous qui m'avez pêché ! Je marchais tranquillement dans la rue et hop ! un hameçon qui s'accroche au revers de ma veste et me voilà soulevé de terre ! emporté vers le ciel ! J'ai eu beau essayer de m'agripper à une grosse dame qui passait par là, rien à faire ! décollé du sol ! (soudain poétique) Envolé dans l'hyperespace ! Et me voilà naviguant auprès des comètes, les cheveux dans les étoiles, jonglant avec les galaxies, respirant les odeurs intersidérales, fixant le néant de mes deux yeux écarquillés !... Ah ! mes amis ! quel parfum ! Et moi, voguant dans toute cette volupté... Quelle légèreté ! Quelle légèreté !...

 

 HORTENSE CHAUSSETTE

On va vérifier ça tout de suite. Émile, va chercher la balance.

(Il rapporte une balance.)

Mettez-vous là-dessus. On va vérifier ça tout de suite.

 

Poisson se met sur la balance.

Émile et Hortense se penchent pour regarder l'aiguille.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Tiens ! l'aiguille ne bouge pas ! zéro kilo !

 

 ÉMILE CHAUSSETTE

Zéro kilo ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Zéro kilo !

 

ALPHONSE POISSON

Zéro kilo ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Zéro kilo !

 

LES TROIS ENSEMBLE

Zéro kilo !!!

 

Silence.

 

ALPHONSE POISSON

Votre balance est déréglée.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Comment le savez-vous ? Vous êtes un spécialiste ?

 

ALPHONSE POISSON

Spécialiste, c'est le mot. Je répare les balances, les plafonds, les portefeuilles, les pamplemousses, les pommes d'Adam, les terrains de chasse, les repas de fin d'années, les sorties à la campagne, les oublis malencontreux, les rencontres inopinées, les applaudissements exagérés, les hortensias, et surtout... les cafetières !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Pas possible ! vous tombez à pic ! Ce que c'est que le destin !...

 

ALPHONSE POISSON

Votre cafetière est en panne ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

C'est-à-dire... non ce n'est pas ça... voyez-vous je suis en train de fabriquer une cafetière mais voilà... pour tout dire, je bloque sur le bec verseur...

 

 ALPHONSE POISSON

Ça ne m'étonne pas !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ah bon ? Pourquoi ?

 

ALPHONSE POISSON

Parce que c'est la partie la plus difficile à concevoir. En apparence cela semble très simple, mais quand on y réfléchit... c'est quasi métaphysique.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Quasi métaphysique ?

 

ALPHONSE POISSON

Quasi métaphysique.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Quasi métaphysique ?

 

ALPHONSE POISSON

Quasi métaphysique. Et puis moi je ne fais que réparer les cafetières, celles qui ont déjà fonctionné. Fabriquer une cafetière c'est une tout autre histoire... Il faut beaucoup d'imagination.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Et lui n'en a pas.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Comment je n'en ai pas !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Mais non. Tu n'en as pas.

 

EMILE CHAUSSETTE

C'est que tu ne me connais pas !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Allons ! depuis le temps que nous vivons ensemble... je te connais... sur le bout des doigts...

 Elle regarde en direction des pieds d'Émile. Les deux autres l'imitent.

Long silence.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Tu crois ça mais en fait tu ne me connais pas, tu ne connais que ce que j'ai bien voulu te montrer de moi. L'autre part de moi, celle que je garde pour moi, a beaucoup plus d'imagination que l'autre, celle que tu connais.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Alors je t'écoute, invente-moi quelque chose, donne-moi un peu du toi que tu gardes habituellement pour toi seul...

 

ÉMILE CHAUSSETTE

L'as-tu bien mérité ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

(à Poisson)

C'est un vrai cuistre, vous ne trouvez pas ?

 

ALPHONSE POISSON

Il a abîmé ma veste.

 

 ÉMILE CHAUSSETTE

Comment ?

 

ALPHONSE POISSON

Vous avez abîmé ma veste avec votre hameçon. Regardez l'accroc que vous avez fait ! une belle veste toute neuve... que m'avait léguée mon arrière-grand-père. Un bijou de famille ! (s'énervant soudain) Vous vous rendez compte ! et vous pensez que ça va se passer comme ça !

(Il empoigne Chaussette.)

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Eh ! oh ! qu'est-ce qui vous prend !

 

Poisson lui arrache un morceau de sa chemise.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Eh ! ma chemise !

 

ALPHONSE POISSON

Ah ! vous voyez ce que c'est quand on perd un morceau de son vêtement !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Il est fou !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Du moment qu'il ne touche pas à tes chaussettes...

 

Poisson va s'asseoir dans un coin de la pièce.

 

ALPHONSE POISSON

Bon ! moi, je vais piquer un petit roupillon... Toute cette histoire... c'est épuisant...

 

Il ferme les yeux et commence à s'endormir.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Voilà qu'il se met à dormir maintenant !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Laisse-le, il a l'air fatigué... Et puis, s'il a voyagé dans l'hyperespace !... C'est que ça doit fatiguer, l'hyperespace !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Tu crois qu'il a vraiment été dans l'hyperespace !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Pourquoi pas ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Tu crois qu'entre le moment où je l'ai pêché et celui où il est arrivé par la fenêtre, il a eu le temps de voyager dans l'hyperespace ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Pourquoi pas ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Et puis cesse de dire : pourquoi pas ! argumente !

 

 HORTENSE CHAUSSETTE

Regarde sa mine. Tu crois qu'il aurait cette mine-là s'il n'était pas allé dans l'hyperespace ?!

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Je vais le réveiller.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Laisse-le donc.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

(se rapprochant de lui)

Eh ! c'est pas un hôtel ici !

 

ALPHONSE POISSON

(se réveillant avec difficulté)

Qu'est-ce qui se passe ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Allez ! On se réveille !

 

ALPHONSE POISSON

Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que je fais ici ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Faites pas semblant d'avoir tout oublié...

 

ALPHONSE POISSON

Mais je vous assure que...

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Et ma chemise ! vous ne vous souvenez peut-être pas que vous l'avez déchirée ! Je vous ai attrapé avec ma canne à pêche tout à l'heure...

 

ALPHONSE POISSON

Qu'est-ce que vous dites ?! Attrapé avec une canne à pêche ?!

(Il se met à rire.)

Avec une canne à pêche ! Ha ! Ha ! Ha ! C'est vraiment trop drôle !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Mais si ! Regardez donc l'accroc qu'on a fait à votre veste !

 

ALPHONSE POISSON

Quoi ! Vous avez abîmé ma veste toute neuve !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ça y est ! ça le reprend !

 

ALPHONSE POISSON

La veste toute neuve que m'avait confiée mon arrière-grand-père sur son lit de mort ! Il m'avait fait venir auprès de lui, moi, tout garçon que j'étais, et m'avait dit, la voix tremblante : " tu vois cette veste comme elle est belle... je ne l'ai jamais portée... elle est neuve... je te la confie, à toi... c'est important... porte-la toujours sur toi..."

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Et vous l'avez toujours portée sur vous ?

 

ALPHONSE POISSON

Toujours depuis ce jour !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Quelle belle histoire !

Mais depuis tout ce temps... Elle n'est donc pas neuve ?

 

ALPHONSE POISSON

C'est ce matin qu'est mort mon arrière-grand-père.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ah ! Alors je comprends...

 

ALPHONSE POISSON

C'était un grand homme.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Bien sûr !

 

ALPHONSE POISSON

Un génie.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Évidemment !

 

ALPHONSE POISSON

Un surêtre.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Sans doute !

 

ALPHONSE POISSON

Un Dieu.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Certainement.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

(même ton que Poisson)

Une choucroute !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Pour sûr !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Un grand yaourt !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Parfaitement.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

La plus grande des chaussettes !

 

Moment de silence.

Ils ont tous l'air un peu perdus.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Comment s'appelait-il ?

 

ALPHONSE POISSON

Poisson, comme moi.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Vous vous appelez Poisson ?

 

ALPHONSE POISSON

Poisson, comme lui. Mais lui n'a pas gardé son nom très longtemps.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ah bon ? Pourquoi ?

 

ALPHONSE POISSON

Vous croyez que c'est facile de s'appeler Poisson !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Je m'appelle bien Chaussette !

 

 HORTENSE CHAUSSETTE

Eh moi aussi !

Moi aussi, je m'appelle Chaussette !

 

ALPHONSE POISSON

Ah bon ? Vous vous appelez Chaussette ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Émile Chaussette.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Hortense Chaussette.

 

ALPHONSE POISSON

Alphonse Poisson.

 

Ils échangent des poignées de mains.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Il était temps de faire les présentations. C'est vrai, on cause, on cause, et on ne sait même pas à qui on parle ! Et donc votre arrière-grand-père a changé de nom ?

 

ALPHONSE POISSON

Oui. Il s'est fait appelé Nocari.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Nocari ? Maître Nocari ?

 

ALPHONSE POISSON

Lui-même.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ainsi vous êtes l'arrière-petit-fils de Maître Nocari ?!

 

ALPHONSE POISSON

De feu Maître Nocari.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Alors ça ! c'est extraordinaire !

N'est-ce pas Émile ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Extraordinaire ? Admettons.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Mais enfin ! Maître Nocari... la dernière fois que nous l'avons vu... il avait... quarante ans ! pas plus !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Et alors ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Eh bien ! si monsieur est son arrière-petit-fils !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Oui mais la dernière fois que nous l'avons vu... ça fait une paie !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Tu crois ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Mais j'en suis sûr !

C'était même bien avant la...

 

 HORTENSE CHAUSSETTE

la ...?

 

ALPHONSE POISSON

la ...?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Oui. Bien avant la...

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Eh bien ! la quoi ?!

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Oh ! tu me fatigues à la fin !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

C'est toi qui nous fatigues à ne pas terminer tes phrases !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Parce qu'il faudrait que je termine toutes mes phrases ?!

 

 HORTENSE CHAUSSETTE

C'est la moindre des politesses. Surtout devant un invité.

N'est-ce pas, Monsieur Poisson ?

 

ALPHONSE POISSON

Il paraît.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Et si j'ai envie d'être malpoli !

(à Poisson) On peut aussi avoir envie d'être malpoli, n'est-ce pas ?

 

ALPHONSE POISSON

Certes.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ah ! Si maître Nocari était encore là...

 

Silence.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Il paraît qu'en fait il n'a jamais existé...

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Comment ça ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Eh oui ! C'est comme je te le dis. Il paraît qu'il n'a jamais existé, qu'en fait c'était pas lui qui...

 

HORTENSE CHAUSSETTE

C'était pas lui qui quoi ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

C'était pas lui qui...

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Alors ! lui qui quoi ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

C'était pas lui qui existait.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Qui est-ce qui raconte ça ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

C'est la concierge, je crois.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Si tu crois tout ce qu'elle dit, la concierge !...

 

ALPHONSE POISSON

La vérité sort de la bouche des concierges.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Et qu'est-ce qu'elle raconte d'autre, la concierge ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Elle dit que le type qui existait, donc pas celui qui est mort mais celui qui existait vraiment, en fait c'était une image.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Une image ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Oui, une image, quelqu'un que tu ne peux pas toucher, si tu essaies, ta main passe au travers.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Un fantôme ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Si tu veux.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Vous croyez aux fantômes, Monsieur Poisson ?

 

ALPHONSE POISSON

Oh les fantômes ! C'est très facile de jouer aux fantômes... mais vous savez... Personne n'y gagne dans l'histoire...

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Des fantômes ! quelle histoire !

 

ALPHONSE POISSON

Une histoire de fantômes.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Une drôle d'histoire.

 

Les trois restent silencieux, un long moment.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

La minute est écoulée ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Mais tout de même ! quelle histoire !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Vous savez, moi j'en ai connu un qui se prenait pour un fantôme. Il faisait : " hou ! hou ! " , il vivait dans un drap blanc et n'en sortait jamais... et on ne voyait jamais ses pieds ! un vrai fantôme, quoi !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Sans chaussettes ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Sans l'ombre d'une chaussette !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Moi, cette histoire, ça me donne des frissons.

(Elle se rapproche de Poisson.)

Frottez-moi le dos, s'il vous plaît.

 

ALPHONSE POISSON

Comment ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Je frissonne ! Frottez-moi le dos !

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Alors ! Frottez-lui donc le dos puisqu'elle frissonne !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Mais oui ! puisqu'on vous le dit !

 

Poisson s'exécute.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ah oui ! Là, c'est très bien ! comme ça... oui... Juste un peu plus bas... Encore... Oui, là c'est très bien... Un peu plus fort, euh non, pas fort, disons... plus soutenu... plus régulier... Bien... Ah... Oui là c'est bien....

 

ÉMILE CHAUSSETTE

On ne vous a pas dit de lui caresser les fesses.

 

HORTENSE CHAUSSETTE

C'est pas les fesses, c'est le bas du dos.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ah non ! J'ai très bien vu ! C'était pas le bas du dos, c'était le haut des fesses !

 

ALPHONSE POISSON

Vous voyez une différence entre le bas du dos et le haut des fesses ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Bien sûr que je vois une différence entre le bas du dos et le haut des fesses ! Le haut des fesses se termine là où commence le bas du dos. Il n'y a pas de chevauchement, vous comprenez. C'est net !

 

ALPHONSE POISSON

Moi, je trouve que la limite est plutôt floue.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Ah bon, vous trouvez que ma femme a une limite floue ?!

 

ALPHONSE POISSON

Non non. Je veux dire, en général, pas seulement pour votre femme, et c'est heureux, la limite entre le bas du dos et le haut des fesses est floue !... Autant si je mets ma main là... (il lui met la main sur les fesses) il n'y a aucun doute, je suis dans la zone fessière, autant si je la mets un peu au-dessus... il y a doute ! je suis dans la zone floue ! Ici la zone floue, là la zone fessière, ici la zone floue, là la zone fessière, ici la zone floue, là la zone fessière. N'ai-je pas raison, chère Madame ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Oh vous savez ! moi, mes fesses !...

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Que veux-tu dire par : " moi, mes fesses " ?

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ce que je veux dire ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Eh bien oui ! ce que tu veux dire !

 

HORTENSE CHAUSSETTE

Ce que je veux dire avec mes fesses ?

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Pas ce que tu veux dire avec tes fesses, ce que tu veux dire par : " moi, mes fesses ! "

 

ALPHONSE POISSON

Elle a de belles fesses.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Tiens donc ! les fesses de ma femme vous plaisent ?

 

ALPHONSE POISSON

Ce n'est pas qu'elles me plaisent particulièrement... Je les trouve belles ob-jec-ti-ve-ment. Vous voyez ce que je veux dire ? Elles sont belles ob-jec-ti-ve-ment... surtout de derrière.

 

ÉMILE CHAUSSETTE

Monsieur ! c'en est trop ! Je vous somme de vous excuser immédiatement !


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