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Pierre-Yves Millot

LA COMÉDIE DE L'EMPLOI
pièce décomposée en trois mouvements
1998

PERSONNAGES
Marie
Fausto
Hortense



PREMIER MOUVEMENT


Décor froid, sobre et réaliste : un bureau, une armoire en fer, un fauteuil derrière le bureau, deux chaises devant. On doit avoir l'impression que Fausto vient pour un entretien d'embauche. Marie joue le rôle du "recruteur".
De temps en temps, on entendra un léger bruit semblant provenir de derrière la cloison. Marie regarde dans le vague un long moment. On frappe.

MARIE

Oui? Vous pouvez entrer. Vous êtes le numéro 35, c'est ça?

FAUSTO

Oui. Bonjour Madame. J'étais un tout petit peu en avance...
Elle se lève et lui serre la main.

MARIE

Non, non. C'est parfait. Asseyez-vous.

FAUSTO
(désignant l'une des chaises)


Ici?

 

MARIE

Ici ou là, c'est pareil.

FAUSTO
(après avoir hésité)


Bien... alors je vais plutôt me mettre là.

MARIE
(se rasseyant)


Bien. Je vous écoute.

FAUSTO

Euh... À quel sujet?

MARIE

Présentez-vous!

FAUSTO

Ah oui. Bien sûr. Je m'appelle Fausto Manip. Trente ans, enfin, trente et des broutilles. (après une hésitation) J'ai une sinusite chronique... mais je ne sais pas si je dois vous le dire... Et donc, très souvent, je dois me moucher... vous comprenez, ça coule! ça coule de mes narines, et si je ne me mouche pas... mais c'est pas toujours... je veux dire, c'est chronique. Donc, parfois, j'ai le nez pris, parfois je ne l'ai pas. Aujourd'hui, par exemple, mes sinus se portent à merveille. A merveille! Ils fonctionnent comme...

MARIE
(inquiète)


Vous avez des problèmes respiratoires?

FAUSTO

Ah non! pas du tout! Là je vous rassure tout de suite. Ce n'est pas respiratoire, ce n'est pas une question de respiration... c'est les sinus. Mais je parlais de ça juste pour me présenter... ça n'est pas important...

MARIE

Continuez.

FAUSTO

Je continue? Oui bien sûr. Il y a mon dos aussi. Mon dos est un peu faible, vous savez, une légère scoliose, un léger déséquilibre...

MARIE

Vous n'êtes pas équilibré?

FAUSTO

Si , bien sûr, mais disons que... comment dire... je penche! Voilà, c'est exactement ça, je penche un peu. Mais vous savez les scolioses, c'est une vieille histoire... en ce qui me concerne, c'est la jambe droite.

MARIE

La jambe droite?

FAUSTO

Oui. C'est la jambe droite qui est un peu plus longue. (silence) Et du coup le pied droit est un peu plus long, aussi, pas grand-chose, une demi-pointure. Mais c'est quand même gênant, parce que je mets une semelle côté gauche, pour rétablir l'équilibre, comme ma jambe droite est plus longue. Mais du coup je suis serré dans ma chaussure gauche, comme la semelle prend de la place. Vous comprenez ? tenez, regardez (il enlève sa chaussure et la montre, Marie reste impassible) Voilà. (nouveau silence) Vous ne posez pas de question?

MARIE

Vous avez déjà terminé?

FAUSTO

Euh non! (il remet sa chaussure) Évidemment non! J'ai encore des tas de choses à dire! Mais je ne savais pas que ce genre d'entretiens se passait de cette manière, vous voyez, j'imaginais plutôt un dialogue, des questions et des réponses, mais ça ne me dérange pas, sauf que je ne sais pas très bien ce que vous attendez, dans quelle voie je dois me diriger, qu'est-ce que je dois vous raconter. (silence, puis, comme ayant une idée soudaine) Je collectionne les boîtes de petits pois! c'est idiot, n'est-ce pas, mais enfin, chacun sa marotte et moi, voilà; c'est les petits pois. Je possède 535 modèles différents. Ça prend pas mal de place chez moi!... Voilà... Voilà pour les petits pois... Mais il faudrait peut-être que je vous parle un peu de ma personnalité, n'est-ce pas? Hein, puisqu'il faut que vous ayez une idée de qui je suis, non? Disons que je suis d'un caractère... parfaitement... comment dire... au point! c'est ça! J'ai un caractère parfaitement au point! Et, en plus, c'est un caractère bien net, vous comprenez, y a pas de flou dans mon caractère... je crois en fait que je tiens plutôt de mon arrière-grand-mère paternelle, une femme très digne et très respectée, voyez-vous... voilà... voilà pour ce qui est du caractère... je pourrais en dire plus mais... ça ne vaut peut-être pas la peine, n'est-ce pas... voilà donc... (silence) ... Il faut sans doute que je vous dise ce que je suis capable de faire? Ah! c'est que je sais en faire des choses, des tas de choses!

MARIE

Par exemple?

FAUSTO

Par exemple? Eh bien... eh bien... (il cherche), tenez! Regardez! (il se lève et se met à tourner ses pouces) et dans l'autre sens aussi (il les tourne dans l'autre sens) sens des aiguilles d'une montre... sens trigonométrique... sens des aiguilles d'une montre... sens trigonométrique... dans un sens... dans l'autre sens... et vous pouvez constater que l'effet n'est pas le même dans les deux sens... (silence - il se rassoit) ... Évidemment, vous attendiez peut-être autre chose... J'aurais peut-être dû apporter des documents, oui, c'est ça que j'aurais dû apporter : des photos, des souvenirs, des lettres, des papiers administratifs... Ah!... Attendez... (il sort son portefeuille et fouille dedans) tenez : regardez cette carte de visite!... Oh, ça fait un moment qu'elle devait traîner dans mon portefeuille... le carton est abîmé... mais vous avez vu... (il lui tend la carte)... ce n'est pas n'importe qui!... nous étions dans la même classe, au lycée, et un jour, on s'est rencontrés, peut-être dix ans plus tard, et il m'a donné sa carte. Il n'était pas encore célèbre comme aujourd'hui, mais on sentait déjà que ce serait un homme important. D'ailleurs, ça se voit à sa carte de visite, n'est-ce pas? Vous avez remarqué la taille des caractères! Et le fin liseré noir tout autour! C'est la carte d'un futur homme célèbre, ça, aucun doute... d'ailleurs, dans sa façon de m'adresser la parole, on sentait déjà que c'était pas n'importe qui, pas du tout-venant !... Eh bien, il m'avait quand même salué... et donné sa carte... C'est pas moi qui aurai un jour une carte comme ça... Voilà! j'ai des tas d'autres choses aussi... Voyons... (il remet la carte dans son portefeuille) ça, c'est une vieille facture d'hôtel... Ah oui! Quand j'étais allé à... ben non, ça peut pas être ça... voyons donc... hôtel du Scribe... je vois vraiment pas où ça peut être... Ah ça y est ! ça y est, j'y suis ! (il crie) j'ai trouvé ! (se reprenant devant le regard glacé de Marie) c'est extraordinaire comment ça peut revenir, c'est choses-là... c'était un petit hôtel dans un village de montagne. J'étais avec... enfin... c'est bizarre.. quand on y repense... ça évoque des souvenirs...(il remet la facture) et puis qu'est-ce qu'il y a d'autre... mes papiers, ma carte d'identité, avec ma photo... oui, elle date un peu... dix ans tout au plus... mais...

MARIE

Vous avez de l'argent?

FAUSTO

Comment?

MARIE

Dans votre portefeuille, vous avez de l'argent?

FAUSTO

Euh oui... je dois avoir...

MARIE

Combien?

FAUSTO

Eh bien... voilà... j'ai...

MARIE

Donnez-moi ça tout de suite. (elle prend l'argent) Continuez...

FAUSTO

Mais...

MARIE

Eh bien! Continuez! Qu'est-ce que vous attendez pour continuer!

FAUSTO

C'est-à-dire que... mon argent... vous allez me le rendre? (silence) bon, si je dois continuer.... je ne sais plus quoi dire... dites-moi ce que je dois dire?

MARIE

Vous voulez que je vous dise ce que vous devez dire?

FAUSTO

Oui.

MARIE

Vous êtes prêt à dire tout ce que je vous ferai dire.

FAUSTO

Oui.

MARIE

Jurez-le.

FAUSTO

Je le jure!

MARIE

Encore une fois.

FAUSTO

Je le jure!

MARIE

Qu'est-ce qui me prouve que vous êtes sincère?

FAUSTO

Madame, je suis sincère! je le jure! je jure que je suis sincère! je jure que je dis ce que je pense! je jure que je ferai ce que j'ai dit! je le jure! je le jure encore! tout ce que vous me demanderez de faire, je le ferai! tout ce que vous exigerez de moi, je le ferai! tous vos ordres je les exécuterai! toutes vos pensées je les ferai miennes! tous vos désirs je les assouvirai!...

MARIE

Mettez-vous à quatre pattes.

FAUSTO
(interloqué)


Comment?

MARIE

Mettez-vous à quatre pattes.

FAUSTO

Mais je...

Il finit par se mettre à quatre pattes.

MARIE

Vous allez faire un tour à quatre pattes autour de la chaise.

FAUSTO

Mais...

MARIE

Allez-y!

Il fait le tour à quatre pattes.

MARIE

Bien. Et maintenant, vous allez faire un tour dans l'autre sens. Voilà. Et à nouveau dans l'autre sens. Sens trigonométrique... sens des aiguilles d'une montre... sens trigonomérique... sens des aiguilles d'une montre... (il le fait) Allez plus vite ! Stop ! On change de sens ! Allez ! Allez ! On traîne pas en chemin ! Faut que ça tourne !.... Stop ! On s'arrête là.

(Fausto s'arrête, épuisé, il reprend son souffle)

C'est bien. Vous êtes obéissant.

FAUSTO

Vous savez, moi, je fais ce qu'on me dit de faire.

MARIE

C'est bien. Mais il faut aussi avoir un peu de sens critique.

FAUSTO

Alors là, pour être critique, vous ne pouvez pas tomber mieux. Je suis capable de tout critiquer, il m'arrive même de critiquer mes propres critiques, vous voyez jusqu'où ça peut aller !

MARIE

Jusqu'où ?

FAUSTO

Jusqu'où ? Eh bien... jusqu'à très loin... jusqu'à très très loin...

MARIE

Et le sens de l'initiative ?

FAUSTO

Alors ça pour les initiatives, vous pouvez pas mieux tomber. Parce que là pour prendre des initiatives... alors là, pour ce qui de prendre des initiatives...

MARIE

Par exemple ?

FAUSTO

Par exemple ? Vous voulez que je vous donne un exemple d'initiative que j'ai prise... récemment... des exemples, y en a des tas... tiens ! pas plus tard qu'hier, j'étais en train de prendre un café - c'était hier matin - eh bien, j'étais donc en train de le boire - vers sept heures et demie - au comptoir, et là, alors que rien ne pouvait laisser prévoir que j'allais prendre une initiative, alors que personne sans doute dans la même situation que moi n'en aurait prise, eh bien là, justement, dans ce bistrot, au comptoir, alors que je buvais mon café, eh bien, j'en ai pris une, j'en ai pris une d'initiative. Voilà ! Vous voyez que le sens des initiatives, ça me connaît.

MARIE

C'était quelle initiative ?

FAUSTO

Vous voulez que je vous précise l'initiative que j'ai prise. Bon. J'étais donc en train de le boire, ce café, accoudé au comptoir...

MARIE

Au comptoir?

FAUSTO

Euh oui. Au comptoir, j'étais d'ailleurs en train de lire le journal, en même temps... en même temps que j'étais au comptoir... je buvais un café et je lisais le journal ...

MARIE

Le journal ?

FAUSTO

Oui, le journal, et puis, en même temps que je prenais mon café, en lisant mon journal, je discutais avec le patron. On discute d'un peu de tout, vous voyez, un peu de sport, un peu de politique, lui est plutôt à droite, moi, plutôt à gauche, alors on se disputaille un peu, quoi, histoire de passer le temps...

MARIE

Le temps ?

FAUSTO

Ben oui, parce que le matin, il faut bien discuter... remarquez, ce qu'on dit, c'est pas de la grande discussion, c'est pas du profond, on fait juste nos petits commentaires, enfin, vous savez ce que c'est, quand on discute politique dans un bistrot...

MARIE

Dans un bistrot ?

FAUSTO

Et donc... cette initiative... cette fameuse initiative... que j'ai eue... que j'ai eue bien à propos... c'était... (changeant de ton) Mais je ne sais pas si je dois vous raconter tout ça... enfin, je veux dire... c'est peut-être pas de cela qu'il faudrait vous parler... (long silence) Il faudrait peut-être que je vous parle d'autre chose... (long silence) A propos de... (long silence)

MARIE

Et vos relations avec les autres ?

FAUSTO

Mes relations? avec les autres ? Vous voulez dire, les autres, tous les autres, les amis, les relations, ceux qu'on connaît, ceux qu'on croise, tous ces gens... Eh bien... Elles sont très bonnes ! Elles sont excellentes mes relations avec les autres, avec ces autres-ci, avec ces autres-là, avec tous ces autres par-ci, par-là...

MARIE

Et le sexe ?

FAUSTO

Le sexe ? euh... le sexe, je dois vraiment en parler... Ben écoutez, côté sexe, pour être franc, pas de problème, c'est Byzance, côté sexe, enfin je veux dire, pour ce qui est de la chose...

MARIE

Déshabillez-vous.

FAUSTO

Que je me déshabille, mais...

MARIE

Déshabillez-vous.

FAUSTO

Bien. Remarquez... si vous me le demandez...

Il se déshabille. Marie se dirige vers l'armoire et en sort une sorte de pyjama marron.

MARIE

Mettez ça.

FAUSTO

Je dois mettre ça ? Remarquez... si vous me le demandez...

(Elle lui tend la tenue qu'il enfile)

MARIE

Asseyez-vous par terre.

FAUSTO
(le faisant)

Je dois m'asseoir par terre ? Remarquez... si vous me le demandez...

MARIE

Comment vous sentez-vous ?

FAUSTO

Euh... plutôt bizarre... c'est bizarre tout de même tout ce que vous me faites faire...

MARIE

Vous trouvez ça bizarre ?

FAUSTO

Non non... c'est pas ce que je voulais dire... Mais bon... je ne m'y attendais pas... Mais, à vrai dire, pourquoi pas... mais bon... changer de tenue, comme ça...

MARIE

C'est une tenue qui porte un nom.

FAUSTO

Ah bon ?

MARIE

C'est la tenue des gens minables.

FAUSTO

Ah bon ?

MARIE

On les donne aux gens comme vous, les minables, parce que vous êtes minable, comprenez-vous ? vous faites partie de cette catégorie de gens qui ne valent rien, qui déshonorent notre société du seul fait de leur existence, de ces parasites qui ne savent rien faire, de ces nullités qui nous encombrent... Nous n'avons rien à vous proposer : Rien ! Rien pour les minables ! Minable ! Minable ! Étaler ainsi ses incompétences, son ignorance, son incapacité, sa faiblesse... Vermine ! Une vermine, voilà ce que vous êtes, voilà votre VALEUR... (Elle s'approche de lui et pose ses mains sur sa tête en appuyant. Fausto s'enfonce petit à petit) Allez vermine. Retourne sous terre, enfonce-toi dans la glaise qu'on ne te voie plus, et disparais, disparais pour le bien de tous, disparais dans la boue qui te ressemble...

(Elle l'écrase à présent avec son pied. Il disparaît totalement. Elle retourne à son bureau, déchire le dossier qui est devant elle et le met à la poubelle)

NOIR



DEUXIEME MOUVEMENT



Même décor. Les rôles sont inversés. (vêtements en conséquence) On frappe. Fausto va ouvrir la porte, accueille Marie.
Bruits provenant de derrière la cloison comme dans le premier mouvement.


MARIE

Bonjour Monsieur.

FAUSTO

Bonjour. Asseyez-vous. Bien. Je vous écoute.

(ils s'assoient tous deux)

MARIE

Je dois me présenter?

FAUSTO

Oui. Parlez-moi un peu de vous.

MARIE

C'est-à-dire que j'ai peu l'habitude de parler de moi, mais bon, je peux essayer. Par quoi commencer... J'ai écrit mon premier livre à l'âge de douze ans !

FAUSTO

Vous êtes romancière?

MARIE

Non. Pas du tout. Je suis mathématicienne. J'écris des ouvrages sur les mathématiques destinés aux mathématiciens. Mon premier livre s'appelait "Pourquoi les mathématiques", le second "comment les Mathématiques", le troisième, "Les mathématiques, avec qui", je vais pas tous vous les citer mais vous pouvez constater que ça parle toujours de mathématiques. Le prochain sera "comment faire semblant de comprendre les mathématiques lorsqu'on est mathématicien"... Il y a tant à dire et à écrire sur les mathématiques. C'est un sujet inépuisable. Et ça tombe bien pour moi qui suis mathématicienne.

FAUSTO

Mathématicienne! mais qu'est-ce que vous venez faire ici? Nous n'avons pas besoin de mathématiques. Je ne comprends pas d'ailleurs comment on a pu vous laisser entrer! Pour être franc, nous détestons les mathématiques! Voilà un truc auquel on ne comprend rien, les mathématiques ! Et d'ailleurs, y a-t-il vraiment quelque chose à comprendre ? Tous ces chiffres, ces symboles, ce langage... et pour quoi faire tout ça ?! Pour moi, c'est du hiéroglyphe tout ça ! de la poudre aux yeux ! Mathématicienne... Ah là là! quelle idée, une mathématicienne!

MARIE

Je peux m'en aller si...

FAUSTO

Vous voulez déjà partir?

MARIE

Mais puisque...

FAUSTO

A peine arrivée, vous voulez vous en aller?

MARIE

Mais je...

FAUSTO

Allons! Vous n'y pensez pas! Vous n'y pensez pas! Mettez-vous un peu debout pour voir.

Elle se lève timidement.

MARIE

Comme ça?

FAUSTO

Vous n'êtes pas très à l'aise! Enfin, pour une mathématicienne... Faites le tour de la chaise...

Elle le fait.

FAUSTO

Oh là là! (air inquiet) refaites encore le tour (idem) Aïe! Bon. Et dans l'autre sens. (idem) Oh là! C'est guère mieux. Il va falloir faire quelque chose... Mais quoi? ça, je ne sais pas! qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire?!... Ça risque d'être difficile... Vous pouvez vous rasseoir. (changeant de sujet) Vous êtes apparentée?

MARIE

Apparentée? je ne comprends pas.

FAUSTO

Je veux dire : vous êtes apparentée?

MARIE

Mais apparentée à quoi?

FAUSTO

Eh bien! C'est justement ce que je vous demande!

MARIE

C'est le sens de votre question que je ne comprends pas.

FAUSTO

C'est ennuyeux. Si nous ne nous comprenons pas, je ne vois pas comment nous pourrons faire...

MARIE

Je peux vous parler de ma famille...

FAUSTO

Vous voulez dire : Le contexte familial?

MARIE

Je ne sais pas.

FAUSTO

Allez-y. Allons-y pour le contexte familial.

MARIE

J'ai deux frères, frère 1 et frère 2 et j'ai trois soeurs, soeur 1, soeur 2, et soeur 4.

FAUSTO

Pourquoi soeur 4?

MARIE

Je suis soeur 3. Soeur 1 et soeur 2 sont mes aînées, soeur 4 est ma cadette. Mes frères et mes soeurs sont tous mathématiciens. Mon père et ma mère aussi. De même que mes grands-parents. Je pense qu'il y a toujours eu des mathématiciens dans ma famille. De père en fils, de mère en fille, de génération en génération et ainsi depuis la nuit des temps... Vous savez ces cavernes où on a découvert des peintures préhistoriques ; eh bien parmi ces peintures, l'une d'elles représente un ensemble d'animaux pourvus chacun de dix pattes, chaque patte ayant elle-même dix doigts. Il s'agit de la première représentation du système décimal. C'est un de mes ancêtres qui en est l'auteur.

FAUSTO

Comment pouvez-vous en être sûre ?

MARIE

Je l'ai démontré. Je suis sûre de ce que je démontre. Si vous le souhaitez je peux vous donner la démonstration... Non? Bien, sachez qu'il s'agit d'une démonstration par l'absurde. En supposant qu'une autre personne que mon ancêtre ait été l'inventeur du système décimal, j'ai abouti à une contradiction. C'est ce qu'on appelle une démonstration par l'absurde. Par l'absurde. Plus récemment l'un de mes aïeuls aurait inventé les nombres complexes - bien avant celui à qui on attribue cette trouvaille. Enfin, c'est ce qu'on m'a toujours dit dans la famille. Et si on me l'a toujours dit, il doit y avoir une part de vrai, non? On ne peut pas tout inventer, à partir de rien, n'est-ce pas? N'est-ce pas?

FAUSTO

Les nombres complexes?

MARIE

Oui. On les appelle nombres complexes ou nombres imaginaires. Ce sont des nombres qui n'existent pas dans la réalité et qui pourtant nous sont très utiles.

FAUSTO

Pourquoi?

MARIE

Sans eux nous serions perdus.

FAUSTO

Nous avons bien vécus sans eux pendant des millions d'années!

MARIE

Je me demande encore comment! En fait, je ne me pose pas la question. Sans eux, nous avons vécu, mais mal ! très très mal !

FAUSTO

Sans doute. Mais ne vous égarez pas. Parlez de vous, de vous uniquement.

MARIE

Quoi dire de plus?

FAUSTO

Eh bien! Dites-moi donc qui vous êtes!

MARIE

Je suis un amoncellement hétéroclite de molécules, un groupement hasardeux d'atomes, un amas de matière, oui, un amas, voilà ce que je suis.

FAUSTO

Un amas?

MARIE

Oui, un amas.

FAUSTO

Mais... et votre âme?

MARIE

Mon âme est dans l'amas.

FAUSTO

Il va falloir faire quelque chose alors parce que si on n'arrive pas à retrouver l'âme... vous voulez dire qu'elle est noyée dans l'amas?

MARIE

Non, pas noyée, incrustée. Mais pourquoi auriez-vous besoin de mon âme? On ne m'avait pas dit que vous recrutiez des âmes!

FAUSTO

C'est qu'on vous a mal renseignée. C'est souvent comme ça, les gens sont mal renseignés, les messages passent mal, on ne se comprend plus, et sans parler des sous-entendus, des malentendus, des bien entendus, des déformations, des malformations, des transformations, des trucformations, et les mauvaises traductions, les interprétations malvenues, les commentaires abusifs, les comparaisons inopportunes, les oublis destructeurs, les résumés trompeurs, alors, comprenez-vous, comment voulez-vous qu'on y voit clair après tout ça, même avec toute la bonne volonté, et la bonne volonté, on aurait aussi de quoi en parler! mais on ne va pas le faire, parce que ça nous prendrait un temps fou, et puis, parce que de toutes les façons, je ne suis pas là pour vous parler mais pour vous écouter, oui, pour vous écouter, alors parlez, parlez-moi de vous, dites-moi qui vous êtes, dites-moi ce qu'il y a dans votre âme, (s'énervant) enfin, dites-moi donc ce qu'il y a dans votre âme!!! Parce que... attention! (menaçant) si vous ne me le dites pas de vous-même, je trouverai toujours les moyens de vous le faire dire! mais que faites-vous? Vous partez?

MARIE

Je préfère m'en aller.

Elle se dirige vers la porte. Elle essaie de l'ouvrir. La porte ne s'ouvre pas.

MARIE

La porte est fermée?

FAUSTO

La porte est fermée? Vous m'étonnez. C'est pourtant vous qui êtes entrée en dernier. Attendez, je vais essayer de l'ouvrir.

Il se dirige vers la porte et essaie sans plus de succès de l'ouvrir.

FAUSTO

Désolé. La porte est fermée.

Il retourne s'asseoir.

MARIE

Vous ne pouvez pas l'ouvrir?

FAUSTO

Non. Et puis, de toutes manières, l'entretien n'est pas terminé. Où en étions nous, déjà?

MARIE

Je ne comprends pas. Pourquoi ne me laissez-vous pas sortir?

FAUSTO

La porte est fermée! Que voulez-vous que j'y fasse!

MARIE

Mais ouvrez donc cette porte! (Elle secoue hystériquement la poignée) ouvrez cette porte!

FAUSTO

Pour une mathématicienne, vous manquez de retenue. (il rit, s'apercevant de son jeu de mot) Ha ! Ha ! Une mathématicienne qui manque de retenue ! Ha ! Ha ! Ha ! Elle est bien bonne celle-là !

Elle redevient soudain calme et retourne s'asseoir.

FAUSTO

A la bonne heure. Je vous retrouve enfin. Calme, gentille. Comme il faut. La gesticulation et l'hystérie ne vous vont guère, vous savez. Je vous préfère ainsi, les traits apaisés. Bien, je vais sortir votre dossier.

Il se lève et va chercher un dossier dans l'armoire. Il le pose sur son bureau et commence à le feuilleter.

MARIE

C'est un dossier sur moi?

FAUSTO

Vous savez, nous n'agissons pas à la légère.

MARIE

Il ne manque rien?

FAUSTO

Alors... voyons voir... ça m'a l'air assez complet... sauf que... Ah si ! il manque quelque chose... (Il continue à tourner les pages, comme s'il cherchait)

MARIE

J'ai transmis tout ce qui était demandé.

FAUSTO

Mais il manque quelque chose !

MARIE

J'en suis désolée. Que manque-t-il ?

FAUSTO

La naissance ! Il manque la naissance !

MARIE

La naissance ? Quelle naissance ?

FAUSTO

La vôtre, évidemment ! Vous ne parlez pas du tout de votre naissance... c'est quand même important ! Curieux quand même ce long inventaire de tout ce que vos avez fait... et pas un mot de votre naissance ! Ah ! Incroyable, incroyable !

MARIE

Mais je ne vois pas ce que je pourrais en dire... ça s'est passé si vite... je suis sortie... j'ai vu le jour.... et ça y est, j'étais née... je ne dirais pas que c'était instantané mais... tellement soudain... tellement brusque...

FAUSTO

Vous avez crié ?

MARIE

En naissant ? Je suppose que oui... comme tout bébé...

FAUSTO

Et qu'avez-vous crié ?

MARIE

J'ai fait un cri de bébé... tout bête... comme tout bébé... j'ai dû être aveuglé un peu par la lumière, c'est pour ça.. après tant de jours dans l'obscurité... ça surprend, la lumière !....

FAUSTO

Et tout ça, vous n'avez donc pas jugé bon d'en parler (il consulte le dossier) c'est un signe...

MARIE

C'est mauvais signe ?

FAUSTO

Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ! Vous ne parlez pas de votre naissance... en général c'est rédhibitoire. Enfin, nous verrons bien... Et après...

MARIE

Après ?

FAUSTO

Après la naissance.

MARIE

Après que je naisse ?

FAUSTO

Après que vous nusses... euh... que vous nûtes... euh que vous nacquites ou nacquissiez.. enfin quoi... vous m'avez compris !

MARIE

Après que je nusse. Eh bien après que je nusse, je visse.

FAUSTO

Vous vîtes ? je veux dire : vous vusses ? euh... vous vécûtes ? voilà c'est bien ça... vous vécûtes. Donc vous vécûtes ?

MARIE

Je vécus... je vus... Je vis... Je vusse... Je visse... Je vuisse.... Ah que c'est dur à dire : je vuisse!... Je vuisse! je vuisse! je vuisse, tu vuisses, il vuit ? il vuisse ? il vuste peut-être ? Nous vuissassions, vous vuîtes, ils vuisirent...

FAUSTO

Oui bien sûr... et après (il consulte le dossier) après, tout est dit, le démarrage, les étapes, la déconfiture, les farces et attrapes, la sempiternelle ritournelle... et les mathématiques ! Les mathématiques ! (ironique) c'est intéressant... on a un grand besoin de mathématiciennes dans notre société... c'est important les mathématiques... c'est utile ! Et il nous faut des tas de mathématiciens pour enseigner les mathématiques, parce que sinon, qui le fera ! N'est-ce pas ! certainement pas le premier venu ! deux plus deux font quatre, dix fois dix font cent, le calcul intégral, (s'énervant) les fonctions affines, ah! les fonctions affines, c'est qu'elle a dû en faire bouffer des fonctions affines, la salope ! Et la dérivibalité aux bornes, les espaces connexes, les translations, les symétries, les espaces de Banach! Oui j'ai bien dit de Banach ! Ah le salaud! Salaud de Banach ! Ba-nach Sa-laud, Ba-nach Sa-laud ! Et la trigonométrie! Non mais vous m'entendez : la tri-go-no-mé-trie! Rien qu'à entendre le mot, on a envie de partir en courant ! Les asymptotes obliques, le cosinus hyperbolique, la continuité à gauche, à droite, les formules de Moivre, de Poisson, d'Euler, et j'en passe, les statistiques à n variables, le centre du cercle circonscrit qu'est à l'intersection des médiatrices qu'on se demande encore pourquoi il y est et pourquoi il serait pas ailleurs, le "a puissance n plus b puissance n qui peut pas être égal à c puissance n pour n plus grand que deux" et qu'il paraît que c'est un vrai miracle.... Non mais! Vous n'avez pas honte! consacrer toute votre vie à tout ça : ça rime à quoi ! Hein, dites-le moi, puisque vous êtes là, en face de moi, c'est quoi tout ça, c'est autre chose que des mots ? c'est autre chose que du vide ? ça vous dit quelque chose à vous tout ce fatras imbécile et prétentieux ? non mais, ne me dites quand même pas qu'il y a un sens dans tout ça !!!

MARIE
(comme si elle regrettait)

C'est beau.

FAUSTO

Beau ?! Beau ! Vous trouvez ça beau, vous ?! Beau comme beauté ? les fleurs bleues, les couchers de soleil, les gazelles d'Afrique, les danses de Bali, la voie lactée... c'est ça les mathématiques ?! Non mais c'est à y perdre son... c'est à y perdre son âme ! Aaaah !!!

Tout en parlant, il gesticule de plus en plus, et, au moment où il termine sa phrase, il trébuche et tombe par terre, entraînant avec lui une chaise à laquelle il essaie de se raccrocher, le tout dans un fracas terrible. Marie se dirige vers lui pour essayer de le relever. On sonne à la porte.


NOIR



TROISIEME MOUVEMENT



Le décor peut être modifié (ajout éventuel de meubles ou de décorations au mur) pour ressembler plus à un intérieur d'appartement.
On sonne à nouveau. Fausto est par terre, il se masse la jambe.

MARIE

Qui c'est?

FAUSTO

Je ne sais pas, moi. Qui veux-tu que ce soit?

On sonne encore.

FAUSTO

Je vais ouvrir?

MARIE

Qui est-ce que ça peut bien être?

FAUSTO

On verra bien.

Entrée d'Hortense Ermont.

HORTENSE

J'ai entendu un bruit... Alors je suis venu voir... (à Fausto) C'est vous qui êtes tombé... ça a fait un de ces bruits ! et puis moi je suis juste à côté, vous savez... je me suis dit qu'il s'était passé quelque chose de grave. Vous voyez, on dit que les gens ne s'intéressent plus aux autres, mais c'est pas vrai.. moi, je vous ai entendu et je me suis dit, il s'est passé quelque chose... peut-être qu'il y a eu un accident... c'est donc vous qui êtes tombé ? (elle veut l'aider à se relever ; il la repousse d'un geste et se relève seul) oh! ça a pas l'air d'être bien grave... vous savez, moi, je suis une vieille femme, alors je sais ce qui est grave et ce qui est pas grave, parce que j'ai eu le temps de vivre, j'ai eu le temps de voir les choses graves et les choses pas graves, et finalement, je peux vous dire, y a beaucoup de choses pas graves, et les choses graves, y en a une... ou deux... ou pas du tout... (elle semble attendre une réponse, puis elle reprend) J'habite à côté de chez vous, vous ne me connaissez pas, je crois, mais moi je vous connais, vous savez, il n'y a qu'une cloison, alors... je ne suis pourtant pas curieuse mais il faut bien s'intéresser aux autres parce que, si on ne s'intéresse plus aux autres, à qui on va s'intéresser ? hein ? dans cette pauvre vie qu'on vit ! avec toutes ces misères... mais vous ne dites rien ? ça vous dérange que je parle ? non ? Vous savez, ça fait bizarre de parler à quelqu'un, depuis le temps que je parle toute seule... j'ai pourtant pas grand-chose à dire, mais j'arrive bien à occuper le vide... C'est vrai que ça fait tout drôle de parler à des gens comme vous, enfin je veux dire, à des gens quoi !... Et c'est bizarre parce que finalement y a qu'une cloison et puis... de toutes façons, aujourd'hui, y en a des choses qui se passent, alors y a plus de quoi s'étonner, et puis quand on a mon âge, on s'étonne plus de rien... enfin... vous savez, au début, je m'étais dit que vous répétiez une pièce de théâtre, parce que tous les jours, le même cinéma, c'est vrai que ça fait bizarre, hein ? Enfin, je sais ce que c'est aujourd'hui... il faut bien s'occuper... et puis, il y a tellement de chômage aujourd'hui, hein ! tous ces gens qui n'ont rien à faire, et des jeunes ! Ah, moi quand j'étais jeune, c'était pas pareil ! on faisait pas d'études, mais on avait du travail, et du vrai ! de celui qui vous use les mains et qui vous démonte le dos, tenez, y a qu'à voir comment je me tiens, c'est pas la peine d'aller plus loin... (un silence)
Fausto parle de temps en temps à voix basse à Marie, sans qu'on entende ce qu'il dit. Hortense continue son monologue.

Ah! c'est que c'est pas facile de s'occuper. Faut trouver de quoi faire et c'est ça qu'est difficile. Et puis de nos jours, y a tellement de gens qui sont au chômage. Ah! On vit pas une époque facile! C'est vrai. On a connu des temps meilleurs. Oh, pour ça ils étaient meilleurs les temps ! Et on n'avait pas de quoi s'ennuyer. Je peux vous le dire, moi qui ai connu cette période-là. Et pourtant, on n'avait pas la télévision. Mais du travail, ça on en avait, et pas du travail de ceux qui sont dans les bureaux, pas du travail où faut s'asseoir en regardant le plafond. Parce que ça, c'est pas du travail. Moi je parle du vrai travail. Le travail qui fatigue. Le travail qui fait mal. Le travail qui vous éreinte ou qui vous esquinte, je sais plus comment faut dire. Tenez vous me voyez, moi? Vous voyez comme j'ai été esquintée. Oh ! ça date pas d'hier. C'est vieux tout ça... Aujourd'hui, c'est différent, les gens, ils deviennent tous fous. C'est normal, vu qu'ils n'ont rien à faire, ça leur mine la cervelle. Moi je le sais bien, vu que depuis la mort de mon mari, je ne fais rien. Avant je travaillais comme une forcenée. Maintenant rien. J'attends. Je regarde passer les minutes. De temps en temps y en a une qui siffle et ça me réveille (elle joue la situation). Et puis je me rendors. J'attends. J'attends qu'il ne se passe vraiment plus rien. Et je sais qu'on n'en est pas loin... (silence) Et dire qu'avant je me faisais bouffer par les minutes ! pas le temps de les entendre siffler, elles s'écoulaient incognito, les mignotes... euh... les minutes. Alors vous savez je connais bien les deux points de vue. Eh ben, je vais vous dire. Vous voulez savoir ce qui est le plus terrible? (Un silence. Elle s'assoit) Vous permettez que je m'asseye ? Vous m'offririez bien quelque chose à boire ?

(Fausto va chercher un verre d'eau)

Bien, merci. C'est qu'il fait chaud chez vous... remarquez qu'un petit verre de liqueur, j'aurais pas dit non. Ah ? vous n'en avez pas... j'en ai chez moi... si vous voulez, on pourrait aller chez moi, de l'autre côté (elle montre le mur) ; j'ai de l'eau-de-vie de prune, de la vraie eau-de-vie de prune, qui vient de la campagne, de la vraie campagne, du Gâtinais... vous connaissez le Gâtinais ? Ah, vous ne connaissez pas ? pourtant, c'est une bien belle région... le Gâtinais... le Gâtinais... Ah oui ! c'est une bien belle journée... euh, je veux dire : c'est une bien belle région... Alors, voilà que je confonds les mots maintenant ! c'est pourtant pas la même chose, hein, journée, région, ça n'a même rien à voir, bon... qu'est-ce que je disais déjà, moi... Ah oui ! l'eau-de-vie de prune...

Pendant qu'elle parle, ils déplacent les meubles de telle sorte qu'on ait l'impression de se retrouver dans un tribunal.
Une fois les déménagements terminés, ils revêtent des costumes grotesques ressemblant à des habits de juge et d'avocat. Lui s'assoit derrière le bureau.

HORTENSE
(se rendant compte tout à coup de ce qui se passe)

Mais qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce que vous faites ?...

FAUSTO
(d'une voix solennelle)

Accusée, levez-vous !

HORTENSE

Mais je...

FAUSTO

Accusée, levez-vous !

MARIE
(à Hortense)

Allons, il faut vous lever, ne vous inquiétez pas, faites ce qu'on vous dit.

Elle se lève, impressionnée. (jeux de lumière pour accentuer l'effet)

FAUSTO

Nom, prénom, date de naissance.

HORTENSE

On se croirait au tribunal ici... Ermont Hortense, née le 15 avril 1910, euh... non... 1912. Enfin je sais plus. A deux ans près... Attendez maintenant ça me revient, c'était 1912, l'année des Jeux olympiques. C'est beau les Jeux olympiques. Tous ces jeunes qui courent vers le... vers la... Comment que ça se dit déjà ?...

FAUSTO

Profession.

HORTENSE

Retraitée.

FAUSTO

Retraitée de quoi ?

HORTENSE

Euh... j'ai travaillé depuis l'âge de douze ans. Vous savez, à mon époque, c'était pas comme aujourd'hui et...

FAUSTO

On ne vous demande pas de raconter votre vie.

HORTENSE

Mais je...

FAUSTO

Silence ! Je vais lire moi-même le réquisitoire.

HORTENSE

Ah non ! désolée, c'est pas comme ça que ça se passe habituellement...

FAUSTO

Silence ! Madame Hortense Ermont, née le quinze avril 1912, retraitée, habitant... ici-même ! vous êtes accusée de vol...

HORTENSE

De vol ?!

FAUSTO

De vol répété avec préméditation envers... envers...

HORTENSE

Mais j'ai jamais volé personne moi !

FAUSTO

La Société !

HORTENSE

La société ? mais enfin, quelle société ?

FAUSTO

La Société avec un S majuscule, la Société à laquelle nous appartenons tous, la société des hommes et des femmes! voilà la société que vous avez volée, pillée depuis des années, impunément, continuellement, société dont vous avez profité honteusement, avidement, cupidement, pour mener votre petite vie bourgeoise, améliorer votre petit confort, vivre avec vos petits espoirs, vos petits désirs, vos petites occupations, voilà de quoi vous êtes accusée !

HORTENSE

Mais enfin je n'ai rien volé !

FAUSTO

Et l'argent ! L'argent ! L'argent, tout cet argent accumulé, ces pensions de retraite placées sur les livrets d'épargne, les plans de ceci, les plans de cela, l'épargne sur la vie et sur la mort ! parce que vous avez épargné sur la mort, aussi, et sans scrupule !... Et je ne parle pas de la spéculation ! parce que vous avez spéculé avec l'argent de la Société, parce que vous n'avez pas eu honte de prendre de l'argent sur le dos des honnêtes gens ! l'argent qu'on vous a donné ! Vous l'avez placé honteusement, vous l'avez fait fructifier... sur le dos des autres ! Que croyez-vous ?! que cet argent venait du ciel, peut-être ? Non, il venait de la poche des autres, de la poche des Pauvres, de la poche de ceux qui crèvent la dalle, de la poche de ceux que vous ignorez quand ils vous tendent la main, de la poche de ceux qui vous font honte tellement ils n'ont rien pour vivre ! C'est pas du vol, ça ! c'est pas une façon de piller l'argent de ceux qui n'en ont pas !

HORTENSE

Mais j'ai travaillé toute ma vie...

FAUSTO

Et alors ?! Et alors, vous croyez que ça suffit ?! parce que vous avez travaillé toute votre vie, vous mériteriez quelque chose ?! Une gratification ?! Une enveloppe peut-être ?! Pourquoi pas une médaille !!! La médaille du travail ! Ah belle invention : la médaille du travail ! Et les esclaves : vous pensez qu'ils l'avaient la médaille du travail ?!!! Des coups de fouet, oui ! jusqu'à ce qu'ils crèvent ! Comme des bêtes ! (se reprenant) Vous êtes donc coupable de vol, de vols répétés, avec préméditation. Oui, j'ai bien dit avec préméditation. Parce que tout cela, ce n'est pas arrivé par hasard, ça a été le fruit de longs calculs, pendant des années vous n'avez cessé de travailler pour gagner de l'argent, notre argent, l'argent de la Société, le gagner, le voler, pour oser vivre dans l'aisance ! Ah, vous avez bien calculé votre coup ! Des années de préméditation, toute une existence passée à préparer ce vol immonde dont vous êtes coupable et pour lequel vous êtes enfin jugée.

Qu'avez-vous à dire pour votre défense?

HORTENSE

Mais... Je n'ai rien volé... je suis quelqu'un d'honnête... je n'ai pas pris d'argent...

FAUSTO
(se tournant vers Marie)

La parole est à la défense.

MARIE

La défense a choisi de plaider coupable.

HORTENSE

Comment donc, coupable ?!!!

FAUSTO

Laissez parler votre avocat, c'est une chance qu'on vous donne.

MARIE

Eh oui laissez-moi donc parler, plaider, vous défendre. C'est mon métier, je sais de quoi il retourne ! Certes, avec un cas comme le vôtre, ce n'est pas n'importe quel avocat qui pourrait sauver votre tête.

HORTENSE

Ma tête !

MARIE

Eh oui, ma pauvre dame, la partie est bien mal engagée. Vous avez dû vous en rendre compte. Et j'ai beau avoir défendu des dossiers particulièrement délicats, le vôtre, je dois bien avouer...

HORTENSE

Eh bien ?

MARIE

Eh bien... je dois bien avouer qu'il est quasi désespéré !

HORTENSE

Je proteste ! cette femme ne me défend pas.

FAUSTO

Comment, vous osez critiquer votre propre avocat ?!

MARIE
(à Fausto)

Puis-je malgré tout prendre la parole ?

FAUSTO

La parole est à la défense.

MARIE

Merci. Je vais donc m'efforcer de défendre ce cas... désespéré. Il va falloir jouer serré. Utiliser de tous les trucs du métier. Parce que les trucs, il y en a dans le métier d'avocat, faut pas le cacher. Il y a les effets de manche, ça, c'est bien connu, mais il y a surtout autre chose : les mots. Les mots : mon outil de travail. Parce que les mots sont ainsi faits qu'on peut tout leur faire dire. Il suffit de les placer comme il faut, de les dire avec une certaine intonation, les marteler, les réciter, les chanter, les poser, les éructer, les cracher, les déféquer, oui les déféquer ! D'où pensez-vous qu'ils viennent, ces mots ? Du cerveau ?! Non ils ne viennent pas du cerveau, ils viennent des entrailles, ils circulent dans les intestins, ils végètent, ils se nourrissent de votre moelle et de votre sang et ils sortent par la porte du haut.

HORTENSE

Attendez, c'est une plaisanterie ? Je ne comprends pas... c'est une plaisanterie que vous jouez... vous aimez bien jouer des comédies, inventer des situations, pour vous distraire, pour faire passer le temps... Je le sais bien puisque je vous écoute derrière la cloison depuis si longtemps... Et là vous avez inventé un petit procès pour jouer...

FAUSTO

Ce n'est pas un jeu. Le verdict va tomber.

HORTENSE

Bien je vais m'en retourner chez moi, de l'autre côté de la cloison, puisque le jeu est terminé...

Elle se lève. On entend des roulements de tambour. Hortense se rasseoit, impressionnée. Fausto et Marie se lèvent à leur tour. Fausto sort une enveloppe de sa poche qu'il tend à Marie. Celle-ci l'ouvre et sort une feuille qu'elle lui tend.

FAUSTO

La condamnation est : (il déplie la feuille et lit) Confiscation de tous les biens en votre possession.

HORTENSE

De tous mes biens ?! Elle est bien bonne celle-là !

FAUSTO

Confiscation de tous les biens et...

HORTENSE

Non mais, vous êtes fou !

FAUSTO

Vous n'avez pas compris. Ce n'est pas une comédie. Vous êtes au tribunal. En public. Regardez tous ces gens derrière vous (il désigne la salle). Les greffiers, les avocats, les magistrats et là : les jurés ! ils sont là ! Ils sont là et ils vous ont jugé en leur âme et conscience. Ils représentent la Société. La société souveraine. Regardez-les. Regardez-les, ce sont eux qui vous ont jugé. Ils ont été unanimes : coupable ! Vous êtes coupable.

HORTENSE
(regardant vers la salle)

Mais enfin, ce n'est pas possible ! je n'ai rien fait de mal...

FAUSTO

Il faut payer.

MARIE

Il faut payer.

HORTENSE

Mais il n'en est pas question... et puis je n'ai pas... et enfin, je ne suis pas coupable !!!

FAUSTO

Vous refusez de vous soumettre au jugement ?

HORTENSE

Puisque je n'ai rien fait de mal !

FAUSTO
(à Marie)

Dans ce cas, je vois qu'il n'y a rien d'autre à faire que...

MARIE

On peut lui laisser une chance...

FAUSTO

Non... elle ne la mérite pas.

HORTENSE

Mais de quoi parlez-vous ?

FAUSTO

Il faut l'accompagner.

MARIE

Bien, je vais m'en occuper.

HORTENSE

Vous allez me raccompagner ?

MARIE

Venez avec moi.

Les deux femmes sortent.
Lui enlève son costume et remet les meubles en place.
On entend un bruit sourd et un cri provenant de l'autre côté de la cloison.
La lumière baisse progressivement pendant que Fausto parle. Ses derniers mots sont prononcés dans le noir total.

FAUSTO

Ça y est. C'est fait. Le travail est fait. Du bon travail. Vite fait, bien fait. Juste un bruit sourd. Comme un signal. On va pouvoir s'agrandir. Abattre la cloison. On aura un peu plus de place. On pourra s'occuper. Meubler l'espace. Le temps. S'occuper. Et l'argent. On va récupérer de l'argent. On pourra investir. Mettre de côté. Préparer la suite. Faire avancer les choses. S'occuper. Faire en sorte que. Les choses. Comme un signal. Du bon travail. Juste un bruit sourd. Plus de place. Meubler l'espace. Le temps. S'occuper. Faire en sorte que. Du bon travail. Faire en sorte que. Meubler l'espace. Faire en sorte que. Et l'argent. Mettre de côté. Préparer la suite. Faire avancer les choses. Faire en sorte que. Faire en sorte que. Faire en sorte que...


FIN

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Références bibliographiques
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