Pierre-Yves Millot

Nouvelles annonçant le recueil Glem (2002)



"Les mots qui paient"

Je suis payé au mot. Cinquante centimes. Je vis de ça. J'essaie. Pas facile. Écrire un mot prend du temps. D'autant plus si le mot est long. Je peux donc difficilement m'offrir des mots de plus de quatre syllabes, des anticonstitutionnellement à chaque phrase. Plus les mots sont courts, plus vite ils sont écrits, mieux je gagne ma vie. C'est ainsi.

Naguère, j'étais payé à la phrase. Jusqu'au jour où mon éditeur s'est rendu compte que j'avais aboli la virgule pour la remplacer par le point. Ma spécialité était devenue les énumérations. Du style : « elle était jolie. Grande. Belle. Sexy.... » Vous avez compris le principe. Dès lors qu'un mot valait une phrase dans ce genre de prose, je me les faisais en or. (Pas les mots, bien sûr, vous avez compris de quoi je parlais) Mon éditeur a vite compris le système et je suis donc passé au mot. Vous remarquerez qu'il m'est resté l'habitude de ne pas m'éterniser dans mes phrases. Bonne ou mauvaise, je ne sais pas. C'est comme ça. Mais ce n'est plus ce qui compte pour moi. Ce qui importe désormais, c'est le nombre de lettres par mot. En général, chez les auteurs contemporains, la moyenne est de sept à huit lettres. Chez moi, elle sera d'à peine quatre. C'est vital.

Parfois j'ai envie de tricher. Changer l'orthographe d'un mot pour gagner des lettres. Si j'écris "lontan" au lieu de "longtemps", j'économise trois lettres sur neuf, un gain de 33,33 %. Supposez qu'on vous propose une telle augmentation de salaire : refuseriez-vous ? vous voyez comme c'est tentant. J'ai aussi pensé à un autre recours encore moins honnête : couper les mots. Si j'écris : "Auj, je sui all à la pisc. " Tout le monde comprend et je gagne 40 % environ (faites le compte, si vous avez des doutes). Pour l'instant, je n'utiliserai pas ce procédé. Mais j'aime autant vous prévenir, si je deviens vraiment fauché, je ne reculerai devant rien.

Bien. Je vous ai dit pourquoi ce livre serait fait de mots courts, comment je gagne ma croûte. Je dois passer à la suite.

 

Mon éditeur vient de m'appeler. Désormais, je serai payé au signe. Tant pis pour lui et pour vous..........................................................................................................................................
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"La chambre d'hôtel"

 

L'avantage d'une chambre d'hôtel, c'est qu'il y a un lit. On peut donc s'allonger, se reposer, dormir. Sans lit, on pourrait aussi s'allonger, se reposer, dormir : à même le sol. Mais ce serait nettement moins confortable. En effet, le sol, qu'il soit de parquet, de carrelage, de moquette, recouvert ou non d'un tapis, et ceci quelle que soit son épaisseur, est toujours moins confortable qu'un matelas. Pourquoi ? parce qu'on marche sur le sol et qu'il est plus aisé de marcher sur une surface dure, type terre battue ou macadam, que sur une surface molle, type matelas. Imaginons que le sol de la chambre d'hôtel soit fait d'une matière souple, moelleuse, en mousse, aussi confortable qu'un lit. On pourrait s'y allonger, se reposer, dormir. Mais où marcherait-on ? À l'extérieur de la chambre, évidemment. D'ailleurs a-t-on besoin dans l'absolu, de marcher dans une chambre d'hôtel ? Non. Il faudrait donc supprimer les lits des chambres d'hôtel et recouvrir le sol d'une matière souple et expansible, disons, matelassée. Du coup, on pourrait réduire sensiblement la taille de la chambre... à celle d'un lit.

 Le client ouvrira la porte de sa chambre, s'allongera directement sur le sol et refermera la porte. (Aussi, devra-t-on prévoir une deuxième poignée située à quelques centimètres au-dessus du sol, pour que le client puisse ouvrir et fermer la porte en position allongée). Les hôteliers gagneront donc une place considérable. Les chambres de vingt mètres carrés n'en feront plus que quatre. Ils multiplieront ainsi leur capacité d'accueil par cinq et baisser largement le prix de leur prestation. À tel point qu'il sera plus rentable pour quiconque de vivre à l'hôtel que dans un appartement ou une maison. On détruira tous les lieux d'habitation pour ne laisser place qu'aux hôtels. Les villes disparaîtront, ne subsisteront que quelques bâtiments, égaillés dans une nature qui reprendra ses droits. Jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de sortir de l'hôtel. Chacun restera alors dans sa chambre de quatre mètres carrés, allongé, immobile, paré à un repos éternel.

 

 


Copyright © 2002 Pierre-Yves Millot
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ClicNet, mars 2002
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