Grotowski
pour mémoire

Grotowski


     L'acteur fut pour Grotowski cet officiant par lequel "du Dieu" et de "l'humain" devaient se nommer à l'entendement intime de tous. Il fut le père du théâtre rituel des années soixante et il clarifia avec une lucidité et une fécondité extrême, pour cette seconde partie du siècle, ce que signifie la présence théâtrale dont il donna à l'acteur la vocation de véhicule premier.

     Autant par un effort conceptuel et théorique prodigieusement limpide que par une pratique exploratoire des plus rigoureuses (drastique, comme il aima la nommer), il oeuvra sur une zone limite, entre les sciences religieuses (la vocation quasi monacale de son Théâtre Laboratoire) et une anthropologie pratique et expérimentale du théâtre. Il montra comment jeter un pont entre les pratiques séculaires de l'Orient et les recherches réformatrices de l'Occident.

     En chacun de ses spectacles furent investis des mois sinon des années de "training", d'improvisations, d'exercices individuels et collectifs pour rejoindre moins une esthétique qu'une connaissance de l'homme. Il toucha à l'essence du théâtre autant qu'aux racines des rites sociaux dont les acteurs sont les chantres et révélateurs. Grotowski fut un amant des processus et un ennemi des procédés. Point de recettes en sa demeure mais des lois de travail, des principes gestateurs, toujours affinés, toujours élargis.

     Il ne cessa d'élargir un champ de pratiques, au fil d'une divine ambiguïté. Il fut un artiste complet. A l'ombre d'une recherche formelle très forte et très mure, dès le départ, il fut un investigateur quasi scientifique de ce qu'il mettait en place. En plus d'être un artiste d'une force et d'une originalité exceptionnelles, il mit de l'ordre dans ce que signifie "former un acteur". Il n'y a pas une école au monde, un conservatoire ou une université qui n'ait point hérité directement ou indirectement de sa vaste entreprise d'assainissement des pratiques.

     Chacun des spectacles de Jerzy Grotowski fut le tremplin d'une exploration méthodique sur les signes et processus du jeu. Le maître de Wroclaw puis d'Irvine en Californie et ultimement de Pontédéra en Toscane, eut une influence décisive sur toutes les pratiques et sur le territoire culturel de tous les continents.

     J'eus le bonheur d'être un des premiers disciples de la phase "théâtrale" du maître. Avec le recul du temps, nous pouvons lire que toutes ces phases, de théâtrale à para-théâtrale puis à non théâtrale furent marquées par une même "quête spirituelle", un même désir de réparer la mémoire brisée de chaque être dans la vaste histoire de sa terre polonaise et puis, plus universellement, comment chaque trace intime peut rencontrer l'écoute et l'entendement de l'autre.

     Par la force même de sa curiosité et son désir d'aller à la rencontre d'une espèce d'ontogenèse de la race humaine, entre le terrestre et l'invisible, il aboutit, dans les rencontres et expériences de ses dernières années à une forme de syncrétisme interculturel, un passage à l'autre de chaque "doer" (chaque "actuant"), aux sources plurielles les plus fondamentales de la voix et du geste. Non plus une mise en espace des corps pour l'oeil, non plus une fête terrible des icônes mais une interpolation des voix, comme si les voix, et elles seules, pouvaient rejoindre cette universalité de l'être dont il avait soif.

     Lui qui commença sa carrière en démontant le siège du petit Théâtre des 13 rangs à Opole en Silésie, pour confondre acteur et spectateur en un seul et même espace rituel, en un même huis-clos - celui d'une procession incantatoire qui le mena à fonder le Théâtre Laboratoire avec Ludwick Flaszen -, se prit d'élargir la mémoire européenne, sa mémoire tragique, vers des horizons non moins tourmentés mais peut-être plus lyriques qui embrassèrent l'Afrique, le Moyen Orient et les Caraïbes.

     Il lui fallut bien vingt ans pour passer de la chambre obscure à la chambre claire, comme si l'obscur, comme si la nuit étaient les antichambres obligés du sens par la combustion des âmes et des corps, comme si la clarté ne pouvait advenir que d'un continent placé au-delà du corps, dans tout le champ du vibratoire - en une incantation de l'âme, en une manducation sublimée et chantée des mots. Des rites du corps et des créations collectives menés de mains de fer dans les années soixante, il passa, dans les années quatre-vingt aux pulsions vocales et souvenirs qui habitent une vie, avec une oreille de velours.

     Ses premiers acteurs, feu Ryszard Ceislak, en particulier, jouaient dans un état de transe, en dehors des règles et conventions propres à la tradition dite imitative ou réaliste. Le parler quasi incanté était comme une messe profane, où les racines nationales catholiques romaines de sa Pologne natale allaient à la rencontre de nombreuses autres sources. Grotowski ramena de Chine la technique des résonateurs de la voix qui a fait le tour du monde après lui et des Indes un savoir jusqu'aux secrets de l'illumination des yogi. Dans les dernières marges de son parcours, il fut initié en Haïti au vaudou, et cette dernière étape fut décisive, en cela qu'elle consacra définitivement son abandon de la scène comme convention humaine de l'échange, pour une intercession plus directe et moins sociale avec l'invisible. Shaman, il le fut. Sans doute, comme le remarqua Peter Brook, il est celui qui au XXe siècle a le mieux compris l'art de l'acteur, ses dédoublements ambiguës et les paradoxes de ses chemins.

     Depuis une quinzaine d'année il oeuvrait et vivait essentiellement dans son Centre Expérimental de Pontedera en Toscane, ne faisant plus véritablement de spectacle, mais présentant ponctuellement des recherches très poussées, une interpellation essentiellement vocale était l'armature d'une flèche lancée vers la mémoire des plus vieux chants religieux du monde. Toujours vers l'invisible... un rite fusionnel des âmes des vivants et des défunts.


     Lui qui, dans sa première période - sa période théâtrale -, étonna tous les praticiens et théoriciens de la terre par la force visuelle et la violence scripturale des corps des acteurs, devait réaliser, qu'au fond, cette formidable tauromachie de la représentation humaine avait pour voilure un au-delà plus subtil encore et néanmoins "corporel". Aux antipodes de toute expression psychologisante de type linéaire ou réaliste (quand le théâtre n'imite plus que la télé), il créa des labyrinthes ou l'épanchement du subjectif se rencontre en une écoute presque immobile. Par un rythme et une correspondance à travers le chant se tisse la présence lumineuse et active de l'autre, une durée intersubjective ou interviennent toutes les mémoires du monde.

     De par le monde, il a essaimé par ses disciples, évangéliquement amarrés à ses différentes étapes de recherches. Il vécut et mourut en homme libre. Il réalisa sous le régime austère d'une Pologne communiste, une révolution qui eut l'Occident pour caution et aussi pour cible, bien que ses premières questions , il les tira de l'humus plusieurs fois détruit de sa terre natale.

     En 1997, Jerzy Grotowski fut le premier praticien et théoricien de la scène à entrer au prestigieux Collège de France où il fonda, la première chair d'anthropologie du théâtre.

     Son parcours théâtral pourrait, en simplifiant, se résumer à trois chefs-d'oeuvre : "Akropolis" fut une allégorie de l'holocauste et des camps de concentration qui n'étaient qu'à quelques poignées de kilomètres de son théâtre, "Le Prince Constant", sans doute sa prouesse théâtrale la plus magistrale, mit en place métaphoriquement la figure héroïque et sacrifiée du Christ, enfin "Apocalypsis cum figuris", le crépuscule de la théâtralité flamboyante vers la recherche d'une Jérusalem pastorale.

     Quand, après le décès de nombreux de ses collaborateurs et les tensions socio-politiques coercitives de la Pologne, avant le triomphe du mouvement Solidarité, Grotowski ressentit l'échéance impossible de sa démarche, il renonça alors à sa nationalité polonaise et adopta la France pour patrie et l'Italie pour terre de son exil.

     De la vie, il avait totalement entendu la vanité et, de la mécanique sociale, le cynisme funeste. Du ratage même de l'homme, il croyait en l'homme, en la possible rédemption de ses outrages. Des êtres, il savait entendre la fragilité souffrante, la quête de chacun vers son propre accomplissement. Pour chacune et chacun, il fut un guide sévère parce que juste. Comme chez tous les maîtres, son exigence extrême était allégé d'un humour féroce et d'une faconde... gourmande.

     Grotowski parlait de nombreuses langues (dont le polonais, le russe, l'anglais, l'italien, admirablement bien le français et aussi une foule de dialectes asiatiques) enfin, sa culture était monumentale, hallucinante. Il était austère et pétillant, volubile, autoritaire et généreux, autocrate et fin stratège, sa perception des êtres d'un à propos légendaire; il était, en fait, un authentique "voyant", un poète acharné de l'action.

     C'est un grand maître qui disparaît. La mort de ce génie marque la fin d'une époque. Celle où l'être a pu marquer sa foi en explorant les limites du corps -- "voie négative" qui n'ajoute pas au voyageur mais retire seulement ce qui le gène. Grotowski savait qu'une technique n'est féconde que si c'est l'Etre qu'elle éclaire. La discipline d'un maître vise, pour lui-même comme pour le disciple, l'éclipse de la pesanteur.

     Il s'est éteint sur ses soixante six ans, mais ce vieux sage n'avait pas d'âge.



Cette nuit, j'ai rédigé ce texte, pour retracer la mémoire de celui qui m'a formé en Pologne, qui m'aida à articuler ma vie de jeune artiste. J'adresse ces paroles à celui qui a bouleversé le théâtre depuis trente ans et qui s'est éteint hier.

Serge Ouaknine
15 janvier 1999


Photographie de Michelle Kokosowski
(Colloque Grotowski, Marseille 1997)


Serge Ouaknine

     Serge Ouaknine, concepteur visuel et metteur en scène, est professeur à l'Université du Québec à Montréal. Élève à l'École des Arts Déco de Paris puis aux Beaux Arts de Varsovie, il travailla deux ans au Théatre Laboratoire de Wroclaw (1965-67). Il est l'auteur de la première étude exhaustive du chef d'oeuvre de Jerzy Grotowski le Prince Constant, publiée dans le Volume 1 des Voies de la Création théâtrale (CNRS - France 1971), d'un essai sur Ryszard Cieslak, et de nombreux autres articles.

Serge Ouaknine: r34424@er.uqam.ca


Lettre de Serge Ouaknine à Philippe Queau au sujet de Jerzy Grotowski
Poèmes désorientés de Serge Ouaknine
Littérature francophone virtuelle / Publications ou Sommaire de ClicNet

ClicNet, janvier 1999
cnetter1@swarthmore.edu