Abdelhak Serhane

"L'artisan du rêve"



     Écrivain? Tu es plutôt un nomade. Voyageur infatigable à la recherche de ses pâturages et des points d'eau. Voyageur entre les signes et les syllabes. Bohémien de la parole, au sourire d'argile et à la mémoire remplie d'échos. Tu es une feuille blanche. Une feuille noircie par l'encre de tes veines. Tu es le Livre qui annule l'oubli. Le torrent qui porte le souvenir éclaté d'une histoire sans visage. Ton territoire n'a pas de limites. Ta vie non plus. Tu vivras mille ans. Tu vivras un instant. La parole se chargera de porter ton nom à travers les siècles, au-delà des frontières réelles ou imaginaires. La nature et la vérité sont tes seules maîtresses.

     Écrivain! Tu es plutôt un artisan. Comme quelqu'un qui travaillerait le bois ou le fer. Tu travailles les mots. Tel un carreleur qui pose ses petites pièces de marbre ; mariant les couleurs, associant les formes pour fixer un fragment de vie, un morceau de soleil ou le rire d'un enfant. Ainsi, tu vas sur ta feuille vierge. Tel un carreleur. Tes lettres sont autant de petites pièces, de carreaux, de formes, autant de couleurs, de rêves...

     Telle une suite d'images, l'une après l'autre, retenues par le ciment de ton intelligence ; tu en fais une mosaïque. Peut-être pas la plus belle ni la plus complète, mais la plus étrange, la plus surprenante, la plus réelle.

     Tes personnages, tes situations, tes idées... sont autant de miroirs pour l'âme d'une vie en déroute. Autant de signes. Autant d'appels au secours. Autant de cris contre l'injustice et l'exploitation. Contre la haine et la misère. Contre l'ennui. Contre le racisme et la mort. Autant de soleils contre la nuit. Par conséquent, tu dois parler. Tu dois dire toutes les haines et toutes les souffrances. Tu dois dire tous les chemins encombrés. Toutes les mémoires en ruines. Tous les visages en décomposition. Toutes les mains levées de liberté. Tous les délires persécutés. Toutes les fleurs et tous les oiseaux assassinés. L'écume prisonnière de la folie et de la violence. Tu dois dire le matin de tous ceux qui n'ont rien dans les yeux, la nuit de tous ceux qui enferment des rêves un peu trop grands pour leurs corps douloureux. Tu dois dire le silence des lèvres habitées par la peur. Tu dois dire la différence des plaies. Les barbelés qui traversent les rires. Les coeurs qui saignent. Les corps qui tombent. L'horreur de toutes les guerres qui blessent l'Histoire. La dérision du monde. Le massacre de la vie. Tu dois dire...

     Mais, est-ce si simple de parler?

     La beauté est relative, dit-on. L'écriture aussi. On ne peut l'admirer que comme une toile. L'apprécier comme une symphonie. Les comptes viendront après. Tes mots sont tes outils de travail. La langue est ton matériau. Comme un menuisier, tu scies, tu rabotes, tu sculptes, tu ponces, tu vernis... Et de la langue de bois, tu en fais un objet précieux, un meuble rare; comme une étoile ou un poème. Dépositaire de l'art et de la beauté, tu vas à la recherche de la vérité. À la recherche de l'aube nouvelle et de l'arbre. À la recherche de toi-même.

     Tu es le territoire de la blessure. Et tu t'exposes à la flamme, à l'insulte, à la déchirure, à la honte pour revendiquer le printemps et l'espoir. L'espérance habite ton coeur meurtri, et telle une eau douce, tu caresses le chant interrompu de la terre. Tant que ta parole sera pure, tu donneras des ailes à l'horizon.

     Tel un artisan...

     Mais on ne demande jamais à l'artisan l'origine des matériaux qu'il utilise pour confectionner ses objets. Seule compte la beauté de la création. L'assoiffé ne cherche pas l'origine de l'eau qui le désaltère, et l'homme talonné par la faim et la misère ignore la poignée de mains bleues tracée sur son sac de farine. Jamais devant une toile, on ne cherche à connaître l'origine des produits utilisés pour peindre un visage, un site ou un paysage. On ne se soucie guère non plus de l'angoisse et de la peine du créateur.

     À toi si. On te demande des comptes. Toujours. Surtout. On n'interroge jamais ta misère devant ta feuille blanche, devant ton texte désarticulé. Ta solitude devant le destin de tes mots. Ta panique devant ton texte fini. L'affolement d'avant et d'après. La peur blanche qui habite ta poitrine offerte au jugement des autres. Ta poitrine nue. Et l'on n'arrête pas de te juger. Sur la tendresse. Sur le rêve. Sur les fantasmes. Sur le rire. Sur la liberté. Sur le sexe. Sur le corps des jeunes filles. Sur l'accord des verbes. Sur l'absence. Sur la mort... On te juge. Et on veut rompre ta parole. Mais tu n'es plus qu'un cri. Une parole éparpillée dans l'esprit de tout un chacun. Tu as appris à être ta propre écriture. Tu as appris la tolérance. Écrire, c'est aussi ça : être tolérant. Ceux qui ne sont pas habités par le démon de l'écriture ne peuvent pas pardonner. Leurs mains sont d'argile et leur mémoire pue le venin et la cendre.

     Tu es seul. Mais ton chant confisqué veille sur le destin des enfants. Tu es le père de tous les enfants. Une étoile suspendue à un fil sur la tombe de chaque rêve, de chaque rire interdits... Tu es la forêt cachée par le roseau. La mer peut te prendre dans ses flots, l'enrouler dans ses vagues, te rouler dans son corps... mais ne lui demande pas de te comprendre, ni de partager ton angoisse qui te froisse de sa propreté. Et des vagues se dessinent dans ton regard absent. Souvent, pour te venger d'elle, tu écris dessus des mots grossiers. Tu dessines des formes bizarres. Tu traces des choses étranges. Et tu te donnes l'illusion que tu maîtrises la parole. Tu mens. Tu joues à te mentir, et à mentir à cette feuille qui n'est plus dupe de ta faiblesse, de ta peine à écrire une phrase sensée. Les ratures et la laideur s'accumulent. Et la feuille arrête soudain de te défier. Elle a pitié de toi. Cela ne veut pas dire que tu manques de talent. Tu réalises à ce moment que l'écriture ne peut être un produit sur commande. Il ne te reste alors que la patience. De deux choses l'une. Ou tu te suicides sur le champ, ou tu froisses cette feuille inutile et tu vas te coucher ou te promener. Tu n'as pas d'autre alternative. Le suicide? C'est continuer à t'entêter devant cette feuille têtue. Poursuivre l'ombre d'un discours menteur et hypocrite. Tu ne réussis que ce que tu aimes très fort. Ce que tu ressens au plus profond de toi. Tes propres viscères. Tes larmes silencieuses roulent sur le sable ingrat. Personne ne soupçonne la douleur profonde qui habite ton être. La blessure que le temps n'arrive pas à cicatriser. Ni ce rêve bleu que tu n'arrives pas à apprivoiser. Tu es une mémoire pour le malheur des hommes.

     Les passants te dévisagent. Quelques-uns te montrent du doigt. Les jours passent. Les nuages s'accumulent sur ta tête blanchie par des questions sans destin. Qui es-tu? D'où viens-tu? Pourquoi écris-tu? Pourquoi dans cette langue et pas dans l'« Autre » ?

     Quelle langue? Ils ne savent pas que tu écris dans TA langue. Celle-là ou une autre, c'est toujours ta patrie. Tu es la langue que tu utilises. Mais tu n'es point son esclave. Tu n'es point son objet, ni sa fin. Tu n'es point un bourreau quand tu empruntes la hache de celui-ci pour couper du bois! La langue n'appartient à personne. Elle n'a pas de frontières. La langue appartient à celui qui s'en sert. L'enfant que tu adoptes n'est pas ton fils. Il est de toutes les nationalités. Car n'importe qui aurait pu l'adopter à ta place. Il n'est pas de ta race. Et pourtant, tu l'aimes comme s'il était ton fils. Tu as toujours besoin de lui confirmer la différence. Et les barrières tombent en décrépitude devant cette lumière qui vous unit. Toi et lui. Différents mais semblables à la fois. Vous n'êtes plus qu'une même voix dans un corps différent. Vous êtes un. Tu es lui. Mais lui, qui est-il? Quelle est SA langue? Sa langue! C'est toi! Puis l'« Autre » bien sûr. Celui qui l'a mis au monde. Celui qui l'a abandonné pour te donner le privilège de lui apprendre ta langue. Tu lui parles. Et il t'écoute. Mais au loin, poussent ses racines qui le rejoignent à chaque pas. À chaque souffle. Dans chaque regard. Dans chaque rêve. Tu es, comme lui, orphelin d'une langue. Celle que tu parles. Puis toutes celles que tu ne parles pas. Orphelin de la langue dans laquelle tu écris. Puis celle dans laquelle tu penses. Tu es le jour et la nuit. Tu es l'envers possible de la nuit. Tu es l'envers possible de la lumière. Tu es l'endroit possible de toutes les contradictions. Mais pour écrire une langue, pour écrire dans une langue, il est nécessaire de l'aimer pour lui faire dire toutes les passions, toutes les angoisses, tous les gémissements, tous les soleils, toutes les mémoires.... Pour adopter un enfant ; il faut l'aimer d'abord. Au-delà de toutes différences. Il faut le vouloir. L'accepter tel qu'il est. Il faut être disposé à se confondre avec la dune. Il faut savoir être tolérant. Contre la peur. Contre la fatalité. Contre la laideur.

     Tel un artisan, tu vas dans ta solitude. Avec tes petites pièces de marbre, avec tes petits mots qui coulent en paroles pour désaltérer la soif de ceux qui t'écoutent, qui t'aiment. Ton discours traverse toutes les mémoires, toutes les lumières, toutes les grandeurs et toutes les faiblesses réunies. Qu'importe finalement la couleur de tes mots. Seul leur poids compte. Seule la forme que tu leur donnes a de l'importance. Seule compte l'ivresse de tes lettres placées l'une à côté de l'autre comme autant de petites pièces en marbre. Tes mots, des couleurs. Des corps habités par le chant des rivières. La nuit n'a pas d'importance. Ta mémoire échappe aux rides des siècles; accrochée à ton rêve immense: l'espoir d'un jour meilleur!


Texte de Abdelhak Serhane (Copyright © 1997)


Carole Netter remercie Abdelhak Serhane et Thomas C. Spear
pour leur confiance et leur aide précieuses.


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ClicNet, mars 1997
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