Marie-Noelle Toutain: Femmes d'intérieur



Dialogue

Dans un jardin public, une petite fille et son papa.

LA PETITE FILLE (en montrant du doigt discrètement)
C'est qui elle?

LE PERE
La femme du jeune homme blond, là-bas, sous le chataîgner.

LA PETITE FILLE
Lui! Je le vois... Qui c'est encore?

LE PERE (distraitement)
La mère de cette fillette sur le portique.

LA PETITE FILLE
Ah oui! Je la vois... mais elle (nouveau geste du doigt dans la même direction que précédemment) c'est qui?

LE PERE (agacé)
La mère du petit garçon avec un vélo rouge.

(Silence de quelques minutes)

LA PETITE FILLE
Papa!

LE PERE
Oui, ma chérie!

LA PETITE FILLE (hésitante)
Quand toi tu es au travail et que mon frère et moi nous sommes à l'école...

LE PERE
Oui!

LA PETITE FILLE
Maman... C'est qui?

22 mars 1996



La douche

Elle ne savait plus qu'une seule chose: il lui fallait "devenir seule", accepter de se regarder dans sa seule lumière et de se réfléchir dans sa propre chair.

Son corps devait d'abord devenir sien avant de se fondre dans celui d'un autre. Ses sens devaient être réveillés par elle-même avant qu'un autre ne les envoûte.

Elle voulait "devenir" en sondant son âme, elle voulait trouver ce qu'elle aimait appeler sa nécessité. Elle voulait "être" en passant directement par le chemin de cette nécessité.

Elle pressentait déjà les larmes, les coups, les exaltations, les régressions, les fuites en avant, les raccourcis tentateurs. Elle avait l'intuition d'une explosion de sa pensée, elle connaissait le pouvoir destructeur de ses angoisses; mais ce qui la terrifiait, c'était la "non fin" d'un tel voyage, l'ignorance de ce qu'elle trouverait, alors même qu'elle croyait connaître ce qu'elle cherchait.

Elle allait apprendre à s'aimer sans autorisation.

Elle allait privilégier son regard et tenter d'oublier celui des autres.

Elle allait vivre pour elle parce qu'elle se devait sa propre vie...

Elle allait surtout très vite regagner les autres.

Elle ferma les yeux et laissa dégouliner ses idées comme l'eau le long de ses épaules. D'un mouvement brusque, elle tourna le robinet de la douche, espérant ainsi, de ce seul geste devenu magique, arrêter le torrent caillouteux de sa pensée. Elle se glissa rapidement dans son peignoir, se saisit d'une serviette et y cacha son visage. Dans quelques minutes, elle sortira de sa salle de bain, comme on regagne la scène entre deux actes, comme le funambule reprend son équilibre pour défier le vide qu'il vient presque tendrement de toucher de ses yeux...

Elle venait de se dissoudre sous le jet brûlant des mots interdits. Il lui semblait avoir aperçu son âme, ce noyau incrachable, cette ultime convoitise, sa nouvelle dope.

Désormais, chaque douche, chaque bain, chaque contact sensuel de l'eau avec son corps, lui rappelleront cette vision.

Désormais elle se lavera dans le secret espoir de débusquer son âme.

Désormais la douche sera son seul moyen de ne pas tricher.


Novembre 1995



Le ménage

Les miettes et la poussière la harcelaient.
Les vêtements, abandonnés un peu partout dans l'appartement,
La narguaient.
Il lui semblait devoir livrer une bataille sans fin et sans merci
Contre les traces impudiques d'un quotidien mal digéré.
La vie impliquait crasse, salissure et désordre.
Son rôle à elle était de n'en laisser rien paraître.

Elle est femme de ménage!
Celle qui d'un coup de balai, transforme l'hier en un jour nouveau.
Ses gestes sont devenus des coups de torchons,
ses colères, des rugissements d'aspirateur
et ses discours, des gerbes d'eau à peine tiède.
Ses pensées se sont doucement effilochées,
puis dispersées,
comme pour battre en retraite
devant une seule obsession: la propreté de l'apparence.

Depuis, elle se surprend souvent à rêver...
Son esprit vagabonde alors au rythme de ses gestes,
et plus elle range et nettoie autour d'elle,
plus elle se dérange la tête.
Elle se sent partir,
décoller,
en fuite.
Elle sait bien que l'obsession permet le rêve,
le vrai rêve:
celui qui jamais ne se réalisera.
Elle laisse donc très loin au fond d'elle-même,
ses désirs,
ses envies,
et tout ce qui constituent ses autres elles-mêmes,
qu'elle ne reconnaît plus,
depuis longtemps déjà,
dans le regard des autres.

Continuer de nettoyer,
de ranger,
pour ne plus se voir,
pour ne plus souffrir,
pour ne plus penser.
S'imaginer propre,
nette et claire,
comme le sera son appartement,
après un tel débordement.

Devenir simple.

janvier 1996



Le ventre

Elle veut, elle sait. Elle touche.
Elle console, elle caresse. Elle crie.
Elle frappe, elle baise. Elle adore.
Elle sent, elle écoute. Elle ignore.

Elle pense et dépense. Elle panse et dispense.
Elle protège, enserre et embrasse.
Elle séduit, charme et pleure.
Elle sourit, s'étonne et s'extasie.
Elle parle et se tait.

Elle épouse. Elle travaille, court, saute, nage, vole et survole.
Elle lave. Elle cire, frotte, décape, aspire, installe, et range.
Elle jouit, elle lit, elle écrit.
Elle joue, elle souffre, elle ressent.
Elle triche, s'isole et rêve.
Elle fait peur...

Son ventre est doux, rond, si chaud, tellement vivant!
Son ventre est ballon, couveuse, passage.
Son ventre est la porte fantôme de leur histoire...
Il fascine, il effraie.
Il est l'écran parfait pour projeter sa haine.
Il est l'écrin douillet d'une mémoire engloutie.
Il le sait bien, lui qui la regarde sans rien dévoiler de ce qu'il voit.
Il se tait. Il pense plus bas, sous son ventre.
Il imagine la chaleur humide de son sexe...
Dans le noir couloir, il se faufile déjà...
Espérant ainsi en sens inverse, refaire ce si violent voyage,
Pour retrouver en un instant fulgurant son premier ancrage.

Janvier 1996



Va-temps!

Temps difficile temps dur, temps pleure et temps meurt.
Temps pis!
Temps libre temps chante, temps rit et temps jouit.
Temps mieux!

Tu as le temps, tu as temps, tu es temps.
Tu en temps!
Temps et rature, temps perd amant.
Tu mens temps!

Temps pond, temps danse, temps dresse.
Temps pète!
Temps passe et temps laisse.
Temps mort!

Petite valse a pas le temps.
Petite valse est sans temps.

29 Janvier 1996



L'intruse

Madame l'angoisse...

Elle surgit sans prémices et se déplace sans bruit.
Elle lui caresse l'échine, alourdit ses épaules, lui fait flancher la tête.
Elle afflige son regard, crispe sa mâchoire et lui délave le teint.
Les genoux se fléchissent, remontent sous le menton, écrasent la poitrine.
Les bras, ultime renfort, s'aggrippent aux chevilles
Pour étouffer plus fort le coeur qui fait un bond.

Elle sème en route les grains de sa folie
Et déclenche un séisme sur l'échelle vertébrale.
Puis, entre coeur et gorge se choisit un terrier
Pour mieux couver sa haine de n'être point nommée...

Peur tapie, roulée en boule, abandonnée.
Peur comme pierre dans un ventre vide.
Corps prostré, recroquevillé, à jeter.
Corps comme fruit sur un arbre sans sève.

Et elle demande en vain à celle qui l'abrite
Pourquoi te soumets-tu? pourquoi te caches-tu?...
Pourquoi ne gueules-tu pas au fond de ta baignoire
Les mots qui me tueraient et te ressusciteraient...

30 Janvier 1996



La Mère

Elle s'agite et s'agace afin qu'ils partent en classe,
n'en pouvant plus déjà de penser à leur place
à ce qu'ils leur faudra, pour affronter dehors,
à ce qu'ils leur faudrait, pour être bien sans elle.

Elle aime leur insouciance, envie leur légèreté,
elle qui se sent si lourde de toutes leurs exigences.
Elle aime être leur fée, celle qui les fait voler,
mais étouffe souvent de tant de dépendance...

Maman qui sait, maman qui rit, maman qui gronde.
Maman poubelle, maman portemanteau, maman épluche-légume.
Maman conteuse, maman chanteuse, maman coiffeuse.
Maman casse-pieds, pense-bête et tête-en-lair...

Elle est lasse parfois d'être "bonne à tout faire".
Mais à l'heure des câlins, elle ne regrette plus rien.
Elle a juste un peu peur de n'être pas la mère
quelle vient d'apercevoir dans leurs yeux si sereins.

Dans ce miroir d'amour, elle se sent trop parfaite.
Elle en a le vertige... Elle va bientôt tomber...
Dans cette prison d'amour, elle ne voit qu'une maman.
Elle y puise son désir de vouloir être une femme.

Février 1996



La Lessive

Le courant ne passe plus, la prise est arrachée
La machine à laver, sans forces électriques
Ne pourra pas remplir sa mission hygiénique.

Elle contemple incrédule cet objet inutile
Tandis que son esprit, délicatement bascule
Dans un cauchemar étrange
Où lavage de cerveau et lessive de la semaine
Se confondent sous son crâne.
Sa vie devient soudain un fatras de linge sale
Subtilement empilé, faussement désordonné.

Elle se voit tout laver, mais pour l'éternité.
D'abord bien isoler les souvenirs très vifs
Pour qu'ils ne déteignent pas sur les blancs de sa mémoire.
Puis garder pour la fin, les visions plus fragiles
Qui se froissent si vite au moindre échauffement.

Eau remplissant la cuve, flottement des pensées.
Poudre qui se dilue, courte hallucination.
La tête qui tourne ... tourne
Au rythme du tambour.

Contact de coton
Caresse de lainage
Assouplir sans cesse
Essorer le passé
Que son histoire enfin se parfume au banal
Afin que jamais plus elle ne lui fasse mal...

Claquement du linge mouillé, brusque changement d'idée...

Le courant ne passe plus, elle s'est déconnectée.
Sa machine à penser, sans pulsions affectives
Ne pourra pas remplir sa mission sélective.

12 février 1996



Relaxation

Elle s'allonge sur le sol, les jambes surélevées,
pour mieux plaquer son dos et aplanir la courbe,
de sa taille trop cambrée.
Elle écarte ses bras et offre sa poitrine au ciel qui la protège,
pendant ce court repos.
Elle écoute son corps, qui soudain libéré des chaînes de sa pensée,
émet un doux langage.

Une chaleur intense s'échappe de ses reins
et remonte, lancinante, l'escalier de son dos.
Chaque vertèbre, une à une, lui susurre une histoire
qui ressemble étrangement au livre de sa mémoire.
Elle déchiffre violemment tous les maux de ce corps,
qui depuis si longtemps se sculpte sous les coups,
que sa vie lui assène.

Elle revoit, pêle-mêle, coups de cafards et de blues,
coups de pouce et de main, coups de grâce, de soleil,
de foudre, de forces et d'éclats;
Tous ces coups de folie, coups de chance et du sort
qui depuis sa naissance,
transforment son échine en colonne de souvenirs.

6 mars 1996



Brûlures gastriques

Elle sent bouillir jusqu'à hauteur de gorge
Un mélange de haine, de colère et de doute.
Elle déborde.
Bientôt, jaillira de sa bouche entrouverte
Tout son ressentiment.
Plus rien ne retiendra cette vague brûlante
Pas même sa pensée d'habitude virulente.
Elle se déroulera, se dressera, hurlera et...
Elle s'écroule soudain de rires et de larmes
Une petite voix lui serine à l'oreille:
"TRICHER N'EST PAS JOUIR! Na na na na nère..."

20 mars 1996



Maux à Mots

J'écris comme le serpent qui siffle son venin.
J'ai besoin de colère pour sortir un à un ces petits bouts de vers
Qui me reflètent si bien.

Je dois sentir mon âme au bord du coup d'état.
Pour qu'à force de rimes j'expulse ma déprime
De n'être que celle-là.

J'attends que me parvienne l'écho de mes sanglots
Qui le temps d'un quatrain donnera à mes mains
Tout le pouvoir des mots.

J'écris par ignorance, par dégoût de ma surface et par peur d'agir.
J'écris par manque de savoir- vivre, par manque de savoir- être.
J'écris pour devenir.

27 mars1996



Repassage

Le fer se déplace, glissade inexorable, engloutissant les plis... faux plis
D'une chemise à col... vrai col!
La main dessine son corps d'une caresse régulière et s'attarde sur les courbes...
La vapeur accompagne, petit nuage blanc, la mise à plat des formes... informes!
Ses muscles se relâchent autorisant la peau à prendre son éveil sous sa paume gourmande.
Elle passe et repasse, efface ce qui dépasse.
Il guette patiemment ses plus infimes frissons...
Le métal brûlant navigue triomphant entre chaque bouton...
Il la sent devenir, sous ses doigts magiciens, un tissu de velours ou est-ce de satin?
Elle repose le fer, pointe en l'air fumante...
Elle a si chaud soudain...

25 avril 1996



Cycle

Règles et compromis
Voilà ce que tu es
Voilà ceux que tu hais!

Cycles et concessions
Vingt-huit jours d'amour
Chaque moi... fin de mois
se terminent dans le rouge.

Puis un désir conjoint de ne jamais finir
invente un nouveau rythme, plus lent...plus doux!
Les sens et l'essence sur une seule partition
s'unissent dans l'attente.
Neuf mois d'enchantement, neuf mois d'enfantement
qui se termineront dans un vagissement.

10 mai 1996



Premier semestre

Amour pilule
Orgasme stérilet
La vie au bout d'un fil
De cuivre contraceptif

&&&&&

Elle a senti ses seins devenir
lourds. Sa bouche a pris le goût
d'un lendemain de fête jusqu'à
ce que son ventre devienne signifiant.

Juin 1996



No Fusion!

J'en ai plein la tête
Des idées de tee-shirts
Que j'imagine portant
Sur mes seins en bannières
Provoquantes et flottantes
Au rythme cadencé
Des pas sur le pavé

Mon esprit saturé
De pensées ressassées
Eclabousse de slogans
Les manifestations
Internes et contenues
De ce moi militant
Au foyer limité

Evidence grise insoumise
Socialement nécessaire
Harmonieusement dédaignée
Je voudrais tant leur dire
A tous ces mâles-aimés
Que j'veux bien partager
Avec eux le même air
Mais à mon rythme à moi
Unique et décalé

Je ne veux plus qu'ils doutent
De mes capacités
Je sais de tous mes sens
Jouir de les aimer
Je veux jouir d'être aimée
De toute ma différence

Je ne conçois de couple
Si à deux ils respirent
L'amour qui les inspire
Et leur redonne du souffle

12 septembre 1996



Textes de Marie-Noelle Toutain (Copyright © 1996)


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