Paul Bénichou

L'Ecole du désenchantement:
Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier

Paris: Gallimard, 1992, pp. 583-584.


"Le romantisme -- c'est sa grandeur -- allie le doute à la foi. Il ignore, dans les articles de son credo, l'architecture fixe et le ton péremptoire dont la Foi avait usé jusque-là. Il fait place, au coeur de son expérience, aux angoisses de la condition humaine et ne leur oppose pas de remède certain. Il connaît la tentation du blasphème, quoiqu'il ne veuille pas lui laisser le dernier mot. Comme c'est précisément par cette inquiétude et ces libres vicissitudes de la foi que le romantisme prétend se distinguer de la religion, et confirmer l'homme moderne dans sa nouvelle situation, on pouvait, dès que le monde réel et le public semblaient désavouer la hasardeuse entreprise, s'engager dans la voie du pur désespoir sans penser avoir changé de direction. Le Poète maudit, succédant au Mage, peut même se convaincre qu'il exerce plus purement que lui le sacerdoce de la poésie. Le Mage reçoit sa lumière de Dieu, et il la communique à l'Humanité : sa grandeur est dans cette liaison avec deux êtres plus grands que lui, et dans le double service qu'elle implique. Le Poète maudit, entre un Idéal avare de communication et un auditoire sourd, vit dans l'échec ; mais il est souverain dans sa solitude ; il peut dédaigner ce qui, des deux parts, se refuse à lui ; il incarne une aspiration infinie, qui vit d'elle-même. C'est en ce sens, beaucoup plus que par la religion vaine de l'art, où il se réfugie volontiers, que le second romantisme peut sembler reproduire, à un degré plus pur et plus authentique, l'essence du premier.

Purification, toutefois, ou altération ? Tels sont les termes véritables de l'insoluble débat où s'opposent Hugo et Baudelaire."


Citation diffusée par Mark Jensen (Pacific Lutheran University, USA) sur la Liste de diffusion Dix-Neuf le 15 novembre 1996. Les échanges entre les membres de la liste portaient alors sur le "poète maudit".


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18 novembre 1996
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