Marcos Winocur

Ah, je préfère ça! J'avais compris 'je vais me suicider'



     C'est ainsi que je décidai de faire cavalier seul, j'entrepris de déménager. Cela dura quelques mois. Un jour, je revins rendre visite à mon ex, que je trouvai en train de faire le ménage. Je dus lui crier fort pour couvrir le bruit de l'aspirateur :

     - Je vais me suicider.
     - Tu vas faire quoi ?
     - Je vais me suicider.
     - Ah ! Je préfère ça ! J'avais compris: Je vais me suicider.
     - C'est ce que j'ai dit.

     Mon ex se décida finalement à éteindre l'aspirateur. Sa réaction ne se fit pas attendre :

     - Ah oui ! Non, mais sans blague... ? Ha, ha, ha ! Regarde donc comme je tremble - me lança-t-elle en me menaçant du tube de son aspirateur. Et durant un instant elle se mit à faire des grimaces et à dansotter. Puis elle s'interrompit brusquement :

     - C'est incroyable. On a beau être séparés, tu ne peux pas me laisser vivre en paix...

     Et après une pause : - D'ailleurs, tu ne vas pas le faire. Ce genre de choses, on ne les claironne pas comme ça... tu parles !

     Nouvelle pause. Une main à la ceinture, mon ex déclara : - Allez, va donc te suicider, c'est pas moi qui t'en empêcherai.

     - Je sais bien, je sais bien, mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Si je suis venu te l'annoncer, c'est parce que légalement nous sommes encore mariés. Ça va faire des frais. Je peux prendre une assurance-vie et simuler un accident, faire croire que je me suis fait rue... je ne pense pas que ce soit la pire des morts. D'ailleurs, je ne veux pas que mes enfants apprennent que leur père s'est suicidé.

     - Arrête, arrête ! Pas un mot de plus -mon ex se leva et se dirigea vers la cuisine. De là, elle me lança :

     - Tes enfants le devineront tout de suite. Et s'ils ne le font pas, c'est moi qui m'en chargerai, espèce d'imbécile !

     Avec des cris pareils, je ne sais pas si mes enfants, mais en tout cas les voisins n'allaient pas être au courant. Mon ex ne voulait rien entendre. Parfait, au lieu d'un accident simulé, ce seraient les comprimés : plus traditionnel et beaucoup moins compliqué.

     Je sortis dans la rue. Ayant prévu l'éventualité, je palpai les somnifères dans la poche de mon veston. Je n'avais besoin de rien d'autre et je ne reviendrais pas dans ma chambre ; je préférais une chambre d'hôtel, dépersonnalisée... comme l'avait fait Pavese. Voilà quels étaient mes projets. Mais la ville, que je détestais tant, m'apparut dans la nuit comme un objet familier, où mes pas parlaient à chaque rue, parce que chaque rue semblait me connaître. Je marchai des heures durant, moi qui ai horreur de sortir.

     Moi, un paumé de plus. J'étais en train de contempler mon image sur une vitrine, lorsque quelqu'un, dégageant une odeur rance d'alcool et de crasse, surgit de la pénombre et vint se refléter juste à côté de moi. Instantanément, je fis un pas de côté ; le clochard, percevant mon rejet, me toisa du regard et me dit :

     - Toi, t'es encore plus dans la dèche que moi.

     Une fois de plus, je palpai le flacon dans ma poche ; j'étais en train de repousser le moment où je me retrouverais en tête-à-tête avec lui. Finissons-en, me dis-je. Et, au petit matin, me voilà installé dans une chambre d'hôtel. A quoi bon faire semblant ? Mon ex avait raison : qui donc goberait l'histoire de l'accident ? Mes enfants moins que quiconque. J'ouvris le flacon et, tout doucement, je laissai tomber vingt comprimés dans le creux de la main. Comment les avaler : un par un, ou tous en même temps ? J'allai chercher un verre d'eau dans la salle de bains... sans filtre, sans faire bouillir, sans désinfection, peu importe : là où je vais, je serai à l'abri des maladies. Tous d'un seul coup, décidai-je en revenant m'asseoir sur le bord du lit, le verre d'eau dans une main, les comprimés dans l'autre.

     Je sentais que quelque chose me gênait : c'était le veston que je portais. Je ne pouvais l'ôter sans faire tomber les comprimés, ou sans renverser le verre d'eau... et c'est alors que surgit l'image de mon ex, debout juste devant moi : - D'ailleurs, tu ne vas pas le faire. Ce genre de choses, on ne les claironne pas comme ça... tu parles !

     Et je me dis: - C'est incroyable. On a beau être séparés, elle ne peut pas me laisser mourir en paix...

     Et, renonçant à ôter mon veston, je me précipitai en chaussettes vers les toilettes et y jetai les comprimés. Je revins à la chambre, m'assis sur le bord du lit, puis je me laissai tomber à la renverse, je n'avais pas dormi ; je pleurai. Vivre, je vais vivre !... Je me levai, les idées parfaitement claires ; je mis mes chaussures, descendis les escaliers, laissai la clé à la réception, payai et pris congé de l'employé de l'hôtel, qui me regarda d'un air stupéfait.

     Et me voilà de nouveau dans la rue. Je marchai quelques minutes, il faisait frais, j'eus l'impression d'être ressuscité. J'entrai dans un café, un double café noir, bien tassé, ça me ferait le plus grand bien. Oui, aujourd'hui est pour moi un jour historique. Je m'assis à une table. Et de nouveau surgit l'image de mon ex, une main à la ceinture :

     - Allez, va donc te suicider, c'est pas moi qui t'en empêcherai.

     Et maintenant, de quoi aurai-je l'air devant elle... ? La question resta en suspens, enveloppée d'une somnolence ; peut-être inclinai-je légèrement la tête, lorsque tout à coup je fus pris de vertiges. C'est le manque de sommeil, le café te fera du bien, me dis-je en portant la tasse à la hauteur de mes lèvres. Alors se produisit quelque chose de tout à fait insolite : mon café fit un bond par-dessus le bord de la tasse, comme lorsque l'on voyage en train et que celui-ci freine brusquement. Mon cerveau donna immédiatement à mes jambes l'ordre de s'écarter pour éviter la tache ; au-dessus de la tasse, en direction de la porte de la salle, une horloge marquait sept heures dix-neuf ; au ralenti, les gens commençaient à se lever, lorsque tout à coup l'action se précipita : les tables et tous les objets environnants tombaient et roulaient par terre, les murs semblaient craquer, quelque part des vitres volaient en éclats. Mon vertige ne cessant d'augmenter, je finis par comprendre que la planète avait donné un brusque coup de frein et que tout était en train de s'effondrer ; moi, qui me trouvais tout au fond de la salle, jamais je ne pourrais atteindre la porte.

     Et maintenant, de quoi aurai-je l'air devant mon ex ?


Marcos Winocur (Copyright © 2001)
Traduction de Jean Hennequin



ClicNet, Octobre 2001
cnetter1@swarthmore.edu