souffles
numéro 2, deuxième trimestre 1966

abdellatif laabi: Lisez "Le Petit Marocain"
pp. 5-7


     La création d'une revue dans un pays comme le nôtre doit répondre à une nécessité. Elle ne doit pas combler un vide comme le pensent certains mais témoigner d'une "réalité en actes", ouvrir des perspectives qui, à long terme, définiront une voie, imposeront une nouvelle vision. Ceci revient à dire qu'une revue est avant tout la concrétisation d'un certain nombre de choix et d'options. Sans ces exigences préliminaires, toute tentative risque de n'être que la rencontre d'intérêts (illégitimes dans ce domaine) ou tout simplement du remplissage.

     Mais l'exigence est un corollaire de la création et la création est l'aboutissement d'une conscience, d'un degré aigu de perception des problèmes nationaux et humains.

      La création de "Souffles" a eu à l'origine diverses motivations. Il fallait s'opposer d'abord à ce courant d'inflation littéraire et culturelle qui a investi le pays depuis l'indépendance, courant qui ridiculise non seulement ses représentants, dépassés par les événements, mais surtout notre pays aux yeux de l'opinion mondiale, puisque cette pseudo-littérature officielle est celle qui est relativement lue et même traduite. D'autre part, nous ne voulons pas donner trop d'importance, en nous y attardant, à un groupe de nostalgiques de l'hégémonie culturelle dont le siège est à Casablanca (1) qui, dans ses réunions et soirées-lectures mondaines, accapare de jeunes poètes marocains et a la prétention de les diriger et de leur apprendre à faire de la poésie. Ce genre d'excroissance malodorante de l'ancien régime disparaîtra de lui-même une fois que ces jeunes poètes auront atteint une plus grande conscience de leur personnalité et des problèmes qui se posent à leur pays. Nous nous devons toutefois de dénoncer les agissements paternalistes de ces vieillards en mal de poésie.

     Il fallait aussi, pour nous, devant l'impatience de la presse et de l'opinion nationale, faire acte de présence. Nous avons donc répondu présent dans notre premier numéro-manifeste en le consacrant aux textes de cinq poètes (qui écrivent d'ailleurs aussi pour le roman, la nouvelle, le théâtre), dans l'intention, avant tout, de mettre le lecteur directement en contact avec des oeuvres, non des idées ou des doctrines.

     Il fallait témoigner d'une production, d'une vitalité créatrice, condamnée de par les conjonctures du moment à végéter dans des oubliettes.

     "Souffles" fut donc une issue vitale, le seul moyen de combat que nous pouvions adopter pour que nos voix se fassent entendre. Pour mémoire, je voudrais rappeler que, faute de mieux, des amis poètes comme Nissaboury et Khaïr-Eddine ont d'abord publié leurs poèmes dans la "Revue de l'Automobile" de Casablanca et que l'auteur de cet article a publié des textes et analyses dans des revues anachroniques à l'étranger.

     "Souffles"fut enfin conçue au départ comme un outil de travail, un organe permettant à tous ceux qui ont quelque chose à dire dans le domaine littéraire et culturel, de s'exprimer en toute liberté, la seule censure qui puisse exister étant la qualité de l'écrit, son degré d'apport et de contribution à cette littérature nationale dont nous essayons de poser les premiers jalons. Nous avons appuyé dans notre premier Prologue sur le fait que le Groupe de "Souffles" ne constituait ni une école ni une coterie autarcique et que les textes publiés dans ce premier numéro avaient pour but, tout simplement, de formuler un ton, définir quelques principes et perspectives de base.

     Le courrier, les textes que nous avons reçus, les contacts directs nous confirment que l'on ne s'est pas mépris sur nos intentions. L'équipe de la revue compte déjà de nouveaux amis au Maghreb, en Afrique et à l'étranger. Mais là furent les buts immédiats et collectifs qui ont motivé la création de cette revue. Maintenant, chaque écrivain est seul responsable de ses écrits et poursuit, dans son contexte et selon ses propres moyens, son aventure créatrice. "Souffles" ne doit pas gêner ce destin individuel mais en témoigner et l'aider dans un esprit de fraternité, de chaleur amicale, dans la conscience de buts communs.

     Nous laissons ceux que notre entreprise indiffère, soit par préjugés (universitaires, d'hygiène personnelle), soit par refus de regarder les réalités en face, soit enfin par dessèchement intérieur et mirages gonflés, nous les laissons aux colonnes indescriptibles du "Petit Marocain". Le café crème, les mots croisés, le compte rendu sportif et l'horoscope du jour n'ont fait de mal à personne. Pour les "intellectuels", il y a bien sûr les problèmes du planning familial, les Galas Karsenty et le ciné-club.

     Mais à tous ces liseurs routiniers ou contraints du "Petit Marocain", nous souhaitons mauvais appétit.

     Nous avons besoin de toutes les énergies pour trancher dans cette opacité les véritables problèmes, pour trouver une issue au marasme actuel. Nous sommes tous responsables et chaque geste, chaque parole, chaque écrit venant de notre part, revêt une extrême gravité. Discourite, charlatanisme, concessions ne doivent pas nous arrêter. Personne n'a le droit de se dérober.

     L'avarice intellectuelle qui se complaît dans ses propres contradictions finit par devenir une forme de stérilité. Le tout est de ne pas tricher, et, derrière une phraséologie hautaine, cacher son impuissance ou sa tiédeur. Décolonisation, culture nationale resteront de vains slogans tant qu'il n'y aura pas cette reprise en main de notre personnalité, tant que l'approfondissement de nos réalités présentes demeurera un mouvement de bascule giratoire à la surface, velléité dans les fameuses discussions sérieuses. A la base de tout combat, il y a une prise de conscience mue par la connaissance ardue, l'apprentissage des réalités proches et lointaines.

     La science occidentale a eu jusqu'à maintenant le monopole de toute recherche. Notre histoire, notre sociologie, notre culture et notre art ont été étudiés et interprétés en fonction d'une curiosité dirigée, d'une rigueur qui ne correspondent pas fatalement à notre optique, à nos besoins ou tout simplement aux strictes réalités. C'est notre rôle, tout en profitant de ce qui a été fait dans une relative objectivité, de tout remettre en question, de réorienter ces analyses en fonction des nouvelles données et de notre perception propre. Les inventeurs de drames, eux, militent pour l'immobilisme et ne font que perpétuer des hypothèques qu'il est devenu urgent de saper. Pour cela, il nous faut une grande lucidité et un grand courage. L'essai de M. Sahli "Décoloniser l'histoire" est significatif à cet égard et permet de fonder l'espoir en un décollement.

     Nous avons à peine entamé notre itinéraire. Nous n'avons pas encore buté contre ces cycles de charcuterie des valeurs, contre ces impasses qui ont conduit certaines civilisations à la débilité, au scepticisme absolu. Nous sommes au stade du remembrement, de la redécouverte. Nous sommes au seuil de la parole qui n'a pas perdu son sens pour nous.

     A cet égard, 1a violence du Groupe de "Souffles" n'est pas un haussement d'épaules de chevelus trafiquants de marijuana. Qu'on nous laisse donc tranquilles avec les beatniks ou autres marcheurs de la guerre et paix. Nous sommes trop ancrés, trop racés pour cela. Nous n'avons encore tué chez nous ni l'individu ni la collectivité. Si l'homme s'est achevé ailleurs par son propre langage ou ses propres créations, nous voulons démontrer qu'il ne s'est embourbé que parce qu'il a voulu jouer le jeu, que parce que l'appareil économico-social qu'il a constitué, a agi plus vite que lui, le domestiquant au lieu qu'il soit domestiqué et orienté. Reste à découvrir si d'autres hommes sont capables de refuser ce conditionnement et par quel cheminement ils comptent retrouver une réelle authenticité.

     A ce niveau, nous nous devons de dégonfler ces formes d'hégémonies et de conquêtes passives qui sont en train de se substituer sous nos yeux aux méthodes traditionnelles de l'assimilation et de la dépersonnalisation. Hégémonies qui se veulent dialogue sincère. Mais nous ne sommes au stade d'aucun dialogue. A peine au stade du déblayage. Le dialogue n'est possible qu'au niveau d'une certaine exigence. Il ne saurait être accepté uniquement au nom de la tolérance.

     Notre rôle est de montrer, dans ce domaine, que nous ne sommes pas des naïfs, qu'il est désormais difficile d'éviter toutes ces nouvelles vitalités qui vont bientôt commencer à demander des comptes.


1 : Il s'agit là des "Amitiés poétiques et littéraires".
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