souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

jeanne-paule fabre : réflexions sur une bibliographie de la femme maghrébine
pp. 41-44


     Fatiguées par un système de servage qui leur semblait injuste, les femmes sont parties en reconnaissance. Ce moment historique qu'elles vivent avec plus ou moins de bonheur les place devant un inventaire de leur condition par rapport au monde masculin qui les environne de toutes parts et auquel presque toute société se réfère.

     Le handicap biologique auquel la nature vouait la femme s'atténue depuis que les progrès scientifiques gouvernent les exigences naturelles. La maternité cesse d'être une fatalité et le petit de l'homme peut être nourri au biberon. Mais malgré ce considérable appoint, la femme subit toujours le cycle des menstrues et les avatars de la ménopause.

     Cette situation souligne l'ambiguïté de démarches où le refus, où l'oubli, de cet aspect souverain conduit toujours à l'antagonisme des sexes plutôt qu'à sa complémentarité.

     Quand on se rapporte à la bibliographie sur la femme, on reste, en général, consterné par cette forme stérilisante de la revendication d'une égalité qui se nie. Marguerite Mead est la seule qui, en regardant vivre les peuplades les plus primitives du globe, nous apporte sur nous-mêmes des indications enrichissantes. Les fonctions par lesquelles on définit le rôle de la femme au foyer sout contingentes et font apparaître la femme au foyer comme un parti-pris parmi tant d'autres, mais persuadent que son destin se trouve dans son anatomie. La très complète analyse de Simone de Beauvoir sur "le deuxième sexe" résume les différences dans l'égalité. Toute tentative en vue de dénoncer le sectarisme, pour démystifier l'opinion, s'impose. Elle concrétise l'option fondamentale de toute évolution. C'est pourquoi les récents ouvrages sur la condition féminine en Afrique du Nord: "La femme algérienne", de Fadéla M'rabet et "Le Harem et les cousins", de Germaine Tillion, constituent à différents niveaux des témoignages plus ou moins éloquents sur le devenir d'un capital humain virtuel.

     Dans "La femme algérienne", Fadéla M'rabet cerne son enquête au moyen d'un dossier qu'elle a constitué et qui doit être la preuve vivante de la déchéance où vivent et où sont coudamnées à vivre ses soeurs. Mais ce recours ne cesse d'être odieux dans le ton et les exemples choisis. Les annotations personnelles nous renvoient aux études précitées et cette compilalion trop vite digérée ôte son pouvoir attractif à un sujet qui nous tenait à coeur. Bien sûr, elle fait appel à la psychologie du milieu ambiant, aux motivations affectives pour ouvrir la forêt marécageuse où croupit la femme. C'est le procès marginal de l'homme esclavagiste, l'homme-loi qui soumet l'autre sexe et le maîtrise. Mais cela ne résout rien. Il n'y a pas de dialogue, d'autant plus que la fin du livre de cette amazone est assez délirante. Partie en guerre contre l'homme et ses carcans, elle débouche sur une impasse morale qui drainera la jeunesse féminine (pour son bien) vers un dirigisme totalitaire. Devant cette luxuriance de tabous et d'interdits, on ne sait plus où est la liberté que l'auteur revendiquait.

     Sur un ton plus juste, mais avec les tics de l'ethnographe attristante, Germaine Pillion dans "Le harem et les cousins" love le problème autour du berceau méditerranéen, socle rose sur un néolithique encore imperméable aux nouvelles structures de sociétés plus libérales (bien que stratifiées par trois causes méditerranéennes : droit romain, code Napoléon, et catholicisme). Par contre, prétend-elle, le Maghreb subit des réactions contradictoires, puisque les moeurs sont plus rétrogrades que la religion. Son apologie du Coran dans sa lutte pour l'émancipation féminine laisse rêveur. Germaine Tillion se sert du Livre comme un fqih s'adressant aux pauvres ignorants que nous sommes. Elle oublie de mentionner la prééminence de l'homme et son droit de battre, de répudier, de laisser ou d'inviter dans son lit cette femme qui a droit à la moitié de l'héritage d'un mâle et qui en a la libre disposition symbolique. Pourquoi cette concession à l'Islam marquée du sceau du modernisme et qui est une argumentation éculée de leaders mystiques ? La dépravation d'une certaine gauche française s'accommode fort bien de paradoxes aussi aberrants et qui servent à entretenir les bons rapports avec cette humanité que l'on passe au crible. De toutes façons, par sa vision, en opposant la vie tribale et l'expansion urbaine, Germaine Tillion tente d'expliciter la condition féminine. Voilée et séquestrée par l'homme, victime de son ascension trop rapide, elle est incluse dans ses biens qu'il cache par peur de les perdre. "L'homme auteur supposé et bénéficiaire apparent de cette oppression, en est à tous les âges de sa vie, comme enfant, comme époux, comme père, directement la victime." Mais la tournure éminemment scientifique de cette recherche noie le problème et les vérités humaines qui s'en dégagent. La femme fait figure de fantôme et vient hanter les obsessions de l'homme. Elle se place au-dessus d'une condition où la nature l'a aliénée plus que l'homme. Et jamais n'apparaît dans le devenir l'harmonieuse conclusion du couple retrouvé. C'est là une des grandes failles d'une certaine ethnologie. Penchée sur le passé comme un auteur de science-fiction sur le futur, l'ethnographe n'est pas lucide, mais bien tiraillée par cette nouvelle forme de recherche qui se charge de tout le poids obsessionnel de l'humanité. C'est pourquoi les démarches de Marguerite Mead restent passionnantes car ses références viennent d'un milieu vivant. Germaine Tillion aurait gagné, par exempIe, à vivre dans certaines tribus marocaines encore vierges, étrangères à la civilisation moderne. C'est sur ce plan qu'auraient pu apparaître les données permanentes pour atteindre d'autres paliers. Elle aurait vu par exemple chez les Aït-Hadiddous l'importance du rôle de la femme et sa liberté dans le choix d'un compagnon, etc...

     Car au fond de tous les tâtonnements qui plongent les pays nordiques daus les expériences sexuelles en vue de cette libération, qui projettent la femme des sociétés socialistes telles l'U.R.S.S. et plus encore la Chine, dans l'édification à part entière de leur pays ou qui, comme en Amérique du Nord, lui fait gérer les plus importants capitaux, la femme sociale de par le monde, apparaît frustrée chaque fois qu'elle ne se réalise pas ; chaque fois qu'elle reste un étre hybride et fragmentaire qui ne s'intègre que contre son gré à l'élan d'un monde en marche. Mais n'est-ce pas là aussi la condition humaine tout entière ? Et combien d'hommes existent à part entière ?

     Chacun voit à travers son prisme. Le féminisme n'indiffère aucune femme. Dans notre pays, les jeunes Marocaines essaient aussi de défricher le long chemin qu'il faut encore parcourir pour objectiver notre existence.

     Pourquoi remonter à la nuit des temps ? Les Etats-Unis, l'U.R.S.S. la Chine ont réalisé, dans un temps rapide, certaines reconquêtes essentielles. L'Europe retardataire concède à la femme des droits que les musulmanes possédaient depuis l'Hégire : l'autonomie et la gestion du patrimoine, droits de fait et que des siècles d'ignorance ont vidé de leur signification. Le voile, cet emblème de l'emprisonnement de la femme et de son abdication en tant que sujet, attribut de sa passivité chosifiée, n'est-il pas au départ le masque qui protège du vent de sable ? Les Hommes Bleus ne se voilent-ils pas la face ? Dans campagnes, la montagne, les femmes ne portent jamais le voile, mais dans les villes, objet de convoitise, la femme trouve une certaine sécurité derrière ce chiffon qui la standardise et lui donne un certain anonymat que le port des lunettes noires renforce. D'ailleurs ce voile dont on parle comme un obstacle insurmontable est déjà périmé et subsiste que sur les visages de la génération descendante. Les jeunes filles appréhendent le monde, la face nue.

     La lecture du livre de Fadéla M'Rabet m'a justement fait penser à la femme algérienne. A travers la tragédie vécue, elle restait plus authentique et moins déchirée par les contradictions historiques. C'est parce ce qu'elle fut protégée de toute dépersonnalisation par l'homme, gardien vigilant de son intégrité. La tradition, les structures mêmes d'une vie au ralenti et schématisée furent perçues par son monde parallèle. Presque en marge d'une situation historique et à laquelle elle s'intégrait instinctivement, percevant l'aventure que vivait son pays, elle se sentait directement concernée sur un plan passionnel par la disparition des hommes.

     Il est dommage que ce mûrissement à l'ombre de cette société secrète et intime ne puissse tirer profit des nouvelles options révolutionnaires. Car on doit reconnaître qu'une ségrégation existe et s'intensifie dans un pays qui aurait tout à gagner en récupérant ce potentiel humain. Mais se remet-on du jour au lendemain d'une paralysie traumatisante de cinquante années de colonisation et d'une longue guerre de libération ?

     Quant à la femme marocaine, je pense que son accomplissement sera plus simple. Ses inhibitions proviennent en partie de l'éducation reçue qui la condamne, tout enfant, au même titre que ses soeurs maghrébines. Scindée en deux monde, celui des femmes et celui des hommes, la cellule familiale ne s'organise qu'à partir de ce noyau élémentaire, fractionnant d'interdits et de pudeur les rapports du couple, si bien que l'enfant grandissant gobe les mêmes valeurs : la fille sera soumise aux influences fraternelles et paternelles. En revanche, elle sera protégée de tout contact extérieur. Chosifiée et déifiée, elle représentera l'image modèle de la femme parfaite. Parallèlement, le garçon vivra une vie extérieure où il rencontrera son destin d'homme : celui de fraterniser avec d'autres garçons. Si bien que, dans ce monde sans femmes, où la puberté s'accentue de bonne heure, il n'aura pour interroger une nature exigeante que la possibilité d'y répondre par l'homosexualité. Cette situation vécue comme un passage vers l'âge adulte ne s'effacera jamais complètement et réapparaîtra pour affirmer sa masculinité. Régurgitation d'un passé qu'on renie, il est impensable qu'un homme accomplisse les besognes assignées aux femmes. Petits complexes, grandes causes dont se débarrassera sûrement l'avenir. Les perspectives qui s'ouvrent rompent avec un passé que nous ne pouvons rejeter sans souffrance. La mue s'accomplit douloureusement parce tout un dialogue est à construire. La femme ne peut s'identifier à l'homme. Il n'y a pas similitude. La disponibilité du mâle lui donnera toujours a priori plus de liberté. Le partage reste inégal tant que nous considérons les êtres dans leur individualité. Primitivement, la femme a toujours, par contre, été plus "utilitaire" que l'homme parce que plus achevée, plus complète : rien ne lui échappe. Elle participe à la vie sur tous les plans. Tout repose sur elle. Tout vient d'elle et s'arrête sans elle. C'est l'abeille de la ruche, ouvrière et reine. L'homme à ce stade n'est qu'un vulgaire frelon qui assure la continuation de l'espèce... (La partogenèse aurait simplifié les choses). C'est pourquoi, dans la vie moderne, la femme accroit son universalité. En plus de la spécialisation exigée pour qu'elle puisse s'intégrer dans la société, il faut qu'elle se qualifie au sein de son foyer.

     Le monde actuel éclate de toutes parts, sur toutes les vieilles racines pourries. Le bonheur de l'humanité ne peut trouver d'issue que dans la quête d'une redistribution des chances en jetant les dés pipés. Et, arrivé à ce stade, l'homme repense les problèmes et renverse les préjugés.

     L'exploitation, la ségrégation, la colonisation basculent du côté irréversible des choses. Nous existons historiquement. Bien que nous en subissions encore les séquelles, c'est d'un monde dépassé, et qui s'aneantit chaque jour, que nous changeons encore nos défaites. Mais, à l'orée de notre propre métamorplhose, il est temps de vider les vieilles querelles de nos appréhensions dans l'imagerie populaire.

     Fléaux et maladies de mal aimés, jalousies et conspirations, possession et propriété, nous anéantissons, dans nos rapports, sans respect de la liberté, le sens magique d'être différents et pareils, sans jamais essayer de tirer parti de nos différences, si ce n'est pour accentuer l'incompréhension.

     Car, bien avant toute société organisée, il existe le couple, face à lui-même, étrange fleur, ni étamines, ni pistil, femme et homme dans leur singularité, complémentaires, et qui se juxtaposent, non dans un combat mais dans une recherche véritable dont l'amour reste la symbiose heureuse. Aigle à deux têtes, on ne peut décapiter l'un sans l'autre. On ne permute pas les destins, on équilibre les forces harmonieusement.

     L'homme et la femme se cherchaient, l'horizon découvre les prémices d'un choix authentique, celui d'une liberté réciproque qui serait échange.



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