souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

abdellatif laâbi : à propos du "polygone étoilé" de kateb yacine
pp. 44-47


     Roman total : théâtre de cruauté, poésie exorcisante, ébriété de signes, typification en flashs contondants, "Le Polygone Etoilé" vient gonfler, reporter très loin les circonférences équatoriennes d'un 'cercle de représailles', étoile jaillie chaque fois des confins de cette profonde topographie du mythe qui est deyenue depuis dix ans l'irremplaçable univers linguistique et humain de Kateb Yacine.

     Après une autre étape d'errance sur les traces mutines et obsessionnelles de Nedjma et de Keblout, Kateb Yacine offre à notre participation un livre qu'on aurait résolument tort de nommer par un vocable d'esthétique d'emprunt : 'roman'.

     Sans aller, pour le situer littérairement parlant, jusqu'à déterrer laborieusement des parentés de conception et de structures avec des genres classiques ou usuels de la littérature arabe ou de la littérature populaire maghrébine orale, il est un fait que parmi les dilemmes que pose "Le Polygone Etoilé", comme le posait déjà "Nedjma", est une problématique de l'écriture. Et Si nous trouvons posée dans ces oeuvres cette problématique, c'est que nous sommes probablement préparés au Maghreb à une sorte de 'révolution copernicienne' qui n'entame pas uniquement les sciences sociales comme le préconisait M. Sahli, mais aussi le fondement même de ce que l'on appelle 'Littérature'.

     Cette remise en question spécifique n'a d'ailleurs rien à voir avec les nombreux dilemmes posés en Europe depuis quelques décennies par les écrivains dits engagés ou par les promoteurs des nouveau-roman-théatre-de-l'absurde-et-d'avant-garde. Il ne s'agit pas, à mon sens, de savoir que peut ou ne peut pas la littérature, quel lot de pouvoir accorder à l'écrit dans notre civilisation actuelle, quelle méthode, technique utiliser pour cerner l'Objet, les variations psychologiques ou le fonctionnement de la pensée. Le problème se situe, loin de tout ceci, au centre des facultés de perception de l'artiste, non pas dans un style, une manière de capter et d'organiser le monde ambiant, mais dans la physiologie sensorielle, excrétive de l'artiste. I1 ne s'agit pas d'un dilemme esthétique, mais du fondement même de cette saisie organique qui accouche l'oeuvre, vie complexe, ignorée à laquelle il faudrait devenir plus attentif.

     Ce qui nous intéresse d'ailleurs dans le livre de K. Yacine, ce qui nous intéressera dans les livres qui sortiront du Maghreb ou d'ailleurs, c'est justement l'avènement d'un écrit dont la genèse, la logique ne seront plus le produit d'un acte de dédoublement, mais de l'irruption d'un vécu brut, total, expression ORGANIQUE d'une existence non-séparée.

     L'artiste ne sera plus un chef d'orchestre ou un guide ambulant, mais un bloc irradiant, enraciné, de la réalité. Son expression n'est pas un recul mais une manière de réagir physiquement, de répondre aux différentes secousses qui parviennent à lui, qui en font l'épicentre du malaise. Bloc enraciné et irradiant volcan éruptif, telle est son image.

     Ce vécu générateur (par opposition à un penser organisant) est à mon sens un des fondements de la jeune littérature qui est en train de se former au Maroc. D'autres fondements, en tout cas, seront appelés à être formulés et précisés.

     Pour revenir au Polygone Etoilé, on doit dire qu'il constitue la suite spirituelle, la postface, une nouvelle orchestration de Nedjma. il s'inscrit, comme la myriade des petits textes publiés par Kateb dans de multiples revues, dans l'itinéraire de ce que l'on pourra appeler 'cosmogonie maghrébine'.

     Si l'on met de côté les 20 premières pages du livre, coulée sombre, un peu autarcique, nous nous trouvons confrontés avec une chirurgie opérée sur la mémoire véhiculaire de signes chevauchants. L'écriture a acquis une ossature plus incisive, nerveuse. Nous retrouvons ici rarement certains gallicismes perpétrés dans Nedjima, cette préciosité un peu impersonnelle qui consistait pour un écrivain nord-africain à faire irruption dans les noyaux les plus intimes d'une langue malgré tout étrangère (acquisition tardive) à la syntaxe de notre langage émotionnel intérieur. La langue du "Polygone étoilé" a été tannée et ossifiée par un soleil-gel d'errance, par la maturité de l'exil.

     D'autre part la chronologie du livre est encore plus perturbée. Des techniques propres, pourrait-on dire, au langage cinématographique (flashs, gros-plans) sont utilisées comme dans un bout-à-bout. Tronçons de petits textes publiés, reprises de passages d'anciennes oeuvres, coupures de presse même, sont intégrés dans un mouvement de nomadisme inquisiteur, dénonciateur surtout.

     Oeuvre de grand galop, oeuvre de déracinement, 'Le Polygone étoilé' nous apporte aussi une réflexion sur la condition de l'écrivain maghrébin en rupture. Mais cette rupture, dans son énergie désabusée, tend à devenir un destin prométhéen presque calculé en tout cas, son inconfort me semble dorénavant être un peu surfait et inauthentique lorsqu'on stigmatise au même titre la condition de l'écrivain apparemment intégré puisque se débattant sur place, dans le terroir le plus étroit, lançant un cri d'une tout autre nature.

     L'exil ne saurait être une condition ou un thème nouveaux. Depuis le "juif errant" de Kierkegaard et même avant, cette litanie s'use. Mais Kateb Yacine, tel que nous le connaissons, tel que nous l'avons attentivement suivi, ne pourra certainement pas nous offrir une oeuvre de réenracinement. Nous l'attendons d'ailleurs.

     Signalons dans cette oeuvre, pour terminer, une anomalie qui a malheureusement tendance à se répéter. Refrain calomnieux qui ne saurait s'expliquer que par une espèce de naïveté ou un manque d'information. Depuis "La poudre d'intelligence" jusqu'au présent livre, Kateb Yacine semble tenir, comme pour alimenter une sorte de névrose de la persécution et de la martyrologie, à accuser l'histoire marocaine d'une perfidie envers l'Algérie. Nous sommes assurément mal placés pour jouer le jeu du nationalisme débile et surtout pour abdiquer passionnellement devant la vérité. Mais je crois qu'il aurait été plus digne de la part d'un écrivain aussi exigeant que Kateb Yacine, de s'enquérir, d'une manière sérieuse et réfléchie, des réalités historiques et de ne pas tomber dans le plagiat de ragots démagogiques. Du moins, ce ne sera pas de notre part une attaque gratuite, mais un appel confraternel à une plus grande exigence.



d'un séminaire l'autre

     Il faudrait avant tout exprimer le regret que le deuxième séminaire du théâtre arabe, qui s'est tenu à Casablanca du 17 au 20 Novembre 1966 et auquel ont participé les délégations de cinq pays arabes, se soit déroulé à huis clos. Les raisons, essentiellement d'organisation syndicale et professionnelles invoquées par les participants pour la plupart officiels ne nous semblent pas de nature à justifier le fait que des hommes de théâtre concernés, ainsi que des journalistes, aient été empêchés de suivre les travaux de ce séminaire.

     Malgré cette autarcie justifiée peut-être par des nécessités rhétoriques, nous enregistrons, à notre tour, avec satisfaction - pour employer la terminologie en cours dans ce séminaire - la poursuite de l'action amorcée à Hammamet (Tunisie) en 1965 en vue d'établir les principes de base du théâtre arabe et de promouvoir un dialogue entre les principaux techniciens et animateurs de ce théâtre.

     Les résolutions du séminaire de Casablanca, seul document écrit qui nous permette l'approche des problèmes qui y ont été analysés, constituent une reprise largement amputée des décisions finales du précédent colloque de Hammamet. Doit-on penser qu'à Hammamet les solutions miracles aient été arrêtées en ce qui concerne la crise théâtrale que traversent nombre de pays arabes pour qu'à Casablanca les séminaristes restent dans un calque de généralités et de voeux prudents. De ces généralités et de ces voeux, émergent pourtant certaines tentatives de définitions positives appelées certainement à un plus grand approfondissement. Notons en particulier la résolution IV sur le "Théâtre arabe et les auteurs" où il est écrit notamment : "il importe que le premier souci des hommes de théâtre arabes soit de se pencher sur les traditions et formes d'expression populaires spécifiques à leur pays".

     Dans ce domaine l'insuffisance de textes dramatiques conventionnels ne saurait ralentir le développement normal du théâtre arabe. Les animateurs devraient faire appel à la collaboration des représentants des Arts et Traditions Populaires, des sociologues, des historiens et des créateurs. lIs rechercheraient en commun les formes d'une expression originale du théâtre arabe. Parallèlement à cette recherche, il est bien évident qu'ils ne devraient pas se couper de la culture universelle, mais ils y puiseraient en priorité les oeuvres répondant aux besoins de leur public.

     La décision sur l'adoption des langues populaires arabes comme véhicules de leur théâtre national rejoint une position déjà exprimée dans un précédent numéro de notre revue. (1) Nous ne pouvons qu'en être satisfaits.

     Quant aux problèmes techniques abordés notamment en ce qui concerne l'architecture théâtrale dans les pays arabes, les résolutions gagneraient certainement à être plus précises.

     Il faudrait enfin attirer l'attention sur un problème de terminologie. La notion "monde arabe", essentiellement idéologique et politique ne saurait être appliquée mécaniquement à des réalités culturelles spécifiques. Etant entendu pour nous que seule la formulation des conditions d'une culture nationale propre pourrait poser le premier jalon d'une action culturelle commune concertée.


1 : Voir "Où va le théâtre au Maroc ? par A. Stouky - Souffles 3



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