saâd seffaj

souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

ahmed bouanani : au pays de la mémoire
(extrait des "chroniques de la maison aux persiennes)
peinture : saâd seffaj
pp. 19-24


     Un nombre incalculable d'oiseaux meurt sur les terrasses. On en faisait des boulettes de viande, on les mangeait dans un coin, on passait le temps à fabriquer des pièges. La mort imaginée. La mort conçue. Cercle de fil de fer. Puis les sauterelles s'écrasèrent sur la ville. Si je pouvais me rappeler des jours. Me rappeler des jours. Le cercle de fer. S'agrandit. Losange. Triangle. Il faisait froid. Non. Un ciel saumâtre. Ventre de poisson abandonné sur la plage. Ma mémoire : un coup de sabot de 1'âne qui passait chargé de fumier. Cinq francs. Cinq francs le kilo de sauterelles grillées. Allez, bonnes gens, il n'en reste presque plus. Goûte ça petit, n'est-ce pas aussi appétissant qu'une cuisse de poulet ? Cinq francs. Rien que cinq francs, allez les musulmans. Puis les sauterelles ne vinrent plus du Soudan. Ma mémoire: un coup de sabot de l'âne. Une chanson monte. Dépenaillée. Les mains grises de froid. Montait. Gesticulait. Petites lèvres des quartiers affamés.

sauterelle salée
où donc étais-tu ?

dans les jnanes de ta grand'mère

et que mangeais-tu ?
et que buvais-tu dans les jnanes de ma grand'mère ?

seulement des pommes
seulement du nectar
Dans les photographies. La rue.
dans le foie déchiré de grand'mère Yamna.
la chanson qui pardonne la chanson
qui se referme
           se referma
               comme une plaie au couteau.

     sur les fils télégraphiques d'autres hirondelles sont venues. Elles s'abattent dans les derniers épisodes d'une chute rêvée à l'aube. Les voix graves et monotones se brisent. Au-delà de la maison aux persiennes, une lumière nouvelle s'installe sur la ville, chassant l'ogresse aux seins rejetés sur les épaules et les dernières comptines murmurées devant les boutiques des fripiers. Silence. Silence dans mon passé. Le cerveau se repaît. Plus de guerre. Plus de cris. Plus de charrettes mortuaires. Une étoile chante. L'étoile ne chante pas. C'est un gosse de Derb Spagnol. Un de la bande. S'égosille au passage des bicyclettes matinales.

si Madame vient
nous lui donnons du ragoût
si Monsieur vient
nous lui donnons du couscous
si leur fils vient
nous l'égorgeons et nous nous taisons.

     Dans la maison aux persiennes, des voix. Le Coran. Et ma mère, et mon père devant le miroir aux anneaux. Une odeur de café brésilien. Odeur d'hiver. Une brise sur les feuilles d'un arbre inconnu. Milouda prise dans la lumière. Le rouge de sa jupe - ou celui de ses mains - un rouge qui écarte les jambes et qui montre son sexe. Regarde. Un pilon en cuivre. Gros comme un bras. Milouda s'assoit par terre et elle écarte ses jambes. Près de la porte, pour éviter grand'mère Yamna quand elle surgira de la terrasse où elle fait ses ablutions. Le cuivre scintille dans le prisme de lumière. La plaie s'entr'ouvre. L'avale petit à petit. Et Milouda rit. Bien loin dans le temps, elle pleurait. Au milieu d'une grande tâche de sang. Gland'mère secouait la tête, fulminait. Brandissant le séroual ensanglanté de Milouda. Et Milouda rit. Ses grosses lèvres écartées. Regarde. Le pilon scintille dans la 1umière. Viens. Elle dit. N'aie pas peur, regarde, nous... Silence. Le cerveau se repaît. Sur les fils télégraphiques d'autres chansons sont venues. Au passage des bicyclettes matinales. La complainte "eau douce, eau douce" au passage des bicyclettes matinales prises dans la lumière d'autrefois.



     Le boulanger El Miseria travaillait pour M. Gauthier. Du pain à longueur de journée. C'est pas une vie, ça, maître Hammou. Cuire du pain vingt-quatre heures sur vingt-quatre et avoir à peine de quoi nourrir les gosses... Ils étaient neuf. L'aîné ramassait des ordures an dépôt américain de Ben Msik. Un jour, j'irai en Europe. Il ouvrait sa braguette, saisissait son sexe et rêvait. Des lits à baldaquin doré. Des draps blancs. Des cuisses blanches. Des lèvres rouges. Des cheveux blonds. Le rêve explose sur les ordures. El Miseria : cuire du pain vingt-quatre heures sur vingt-quatre et avoir à peine de quoi... Ils étaient neuf. Tous les neuf, ils regardèrent le tréteau à trois planches et ne comprirent pas. Ne comprirent pas comment la mort était entrée dans la boulangerie. L'aîné relaya le père. Fit cuire le pain pour M. Gauthier vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Vois-tu, c'est la chaleur qui a tué mon père. Bientôt, il dit : c'est pas une vie, ça, fils de mon seigneur. Cuire du pain vingt-quatre heures sur vingt-quatre et avoir à peine... Ils étaient douze. L'aîné relaya le père. Et il se maria, il n'avait pas dix-sept ans. Sa jeune femme, elle, ne s'arrêta pas d'enfanter. Elle fait des enfants et moi je fais du pain. Aïe, Madre mia, ils n'ont pas besoin de recruter des soldats, n'ont qu'à inscrire toute ma famille sur la liste... Le rêve garda, peut-être une odeur de terre lointaine, et d'ordures de dépôt américain.



     Eau douce, eau douce. Au passage des bicyclettes matinales prises dans la lumière, un visage naît. Visage d'une petite aventure qui dura le temps d'un clin d'oeil derrière des persiennes. Huit ans. Moi, douze, peut-être. Elle ne sortait jamais. Pour faire un talisman, il faut mille francs. Pourquoi ne pas essayer la datte ? mais comment avoir un cheveu de la fille ? Sans le cheveu, la datte n'a pas d'effet. Alors... Alors, elle déménagea. Un matin, les persiennes s'ouvrirent. Des peintres passaient à la chaux la pièce longtemps fermée. D'autres locataires. Des algériens. Parlaient français. Sans accent. Leur fils. Plus de nom. D'âge. Parlait d'un lointain pays peuplé de chrétiens. Des meubles neufs. Beaucoup d'argent. De neige. Des boucles dorées. Des bouledogues habillés de tricot. Un jour, il m'en montra un, en ancienne médina. Il était vêtu comme un monsieur, et il trottait sur les talons d'une vieille dame qui tenait un parapluie écarlate sous le soleil et ressemblait à un chêne. C'était la première fois que je voyais un chien mieux habillé qu'un gars de nos quartiers. Je fis d'autres sorties avec le fils des nouveaux locataires. Il me parlait d'Oran, de Mostaganem, d'autres villes. Regardait le ciel. Les nuages venant de loin. Comme des barques de pécheurs. Leur fils. Plus de nom. Le même âge. Un petit corps aux jambes maigres. Des cheveux noirs et lisses comme les miens. Des yeux. Les yeux se brouillent. S'effacent. Les mains aussi. Le petit corps écrasé sur le trottoir. La petite flaque de sang...

au pays de la mémoire
une poignée de soleils
des doigts minuscules rêvant de chocolat
des cinémas puant le grésil et la forêt vierge
Tarzan et Fu Manchu Robin des bois et Frankenstein
Le fantôme de l'opéra au pays de la mémoire
1e coeur qui ne s'arrête pas
de pleurer
        ou de rire
             ou de sauter sur une corde.


     Un oiseau dans le mortier. Le printemps passe à dos de tortue. Et le vent, en soufflant, arrache toutes les fleurs du monde. Ma tante enlève sa jellaba, son voile et ses babouches. Met l'index sur les lèvres, se plaint de l'ingratitude de ses neveux et de ses nièces. Des heures. Elle m'appelle "grosse tête". Elle pleure, elle rit: on la chatouille, elle hurle. Elle prend 1e ceinturon pour un serpent. Jure de ne plus remettre les pieds à la maison. Raconte une histoire où il est question d'un reptile engourdi par le froid. Le soleil descend derrière son dos. Pendant un moment il reste suspendu à ses épaules. Et ma tante vieillit brusquement de quelques années, et les larmes qui coulent sur ses joues ridées semblent prendre la couleur de l'été.



     Dans la nuit, un chat miaulait en quête d'une femelle, il se cacha sous une voiture. Grincements. Horreur d'un enfant qu'on s'apprête à égorger avec le couteau du boucher. J'entendais les voix graves et monotones, annonciatrices de cataclysmes et de cauchemars. La rue ne finissait pas. Il y avait une clinique au bout; non, la clinique n'était pas encore bâtie. Etable. Fumier. Les pieds nus barbouillés d'excréments. Un litre. Deux litres de lait. Pour... Sa voix seule résonne encore. Pour lui, il y a eu dans le temps une époque où les Italiens ont régné sur le Maroc. Puis, les Allemands sont venus et ils ont brûlé des juifs dans le mellah. Peu de temps après, les Américains, le bonbon, le chewing-gum, les tablettes de chocolat, les bases atomiques, du travail, les accidents horribles, des morceaux de chair humaine découpés au chalumeau. Mon oncle Allal. Allal ben M'hammed ben Mobammed ben. Scaphandrier. Rechapeur de pneus. Enfin il achète une bicyclette. Boit du rouge à en vomir, fait ses prières quand il peut et bat sa femme tous les soirs. Alors, les Français... Chaque homme dans le quartier avait une histoire personnelle du pays. Grand'mère Yamna soupire. C'était bien avant que tu sois né, très loin dans le temps. J'étais encore une jeune fille et je ne sais plus quel sultan régnait alors; peut-être Moulay Hassan ou Moulay Abdelaziz ou Moulay Hafid. En tout cas, l'un d'eux se trouvait à cette époque au palais de Fès. Les gens faisaient la prière en son nom et payaient le tertib aussi en son nom. Quand le bruit courut que le pays était envahi, une peur folle se saisit de nous. On se demandait à quoi ressemblaient les chrétiens, et on ne cessait pas de parler des Beni-Kalbouns et des Beni-Ara; mais, personne ne les avait jamais vus, pas même à Ben Guerir. Partout, on s'apprêtait à combattre les envahisseurs qui allaient venir dévorer nos enfants et répandre la religion de Satan... ça fait combien d'années maintenant ? Peux-tu me le dire ? Regarde dans ton livre ? Et quand je consulte mon livre d'Histoire et que je lui réponds, elle me regarde, grimace et me demande comment je peux savoir toutes ces choses du passé puisque je suis tombé de la dernière pluie.



     Un jardin public, le soir. Des siècles de lumière au-dessus de nous. La ville frémit dans notre chair. Il y a longtemps... Une bicyclette passait. C'était un ivrogne. Deux gardes lui tapaient dur sur la tête. Le nez saignait, les yeux hagards. Il puait l'alcool à brûler. De nouveau le silence. La nuit. Tu ne me regardais pas. Je ne savais pas que tu allais bientôt mourir. Une mort ridicule, comme une indigestion.

- la vie est belle, n'est-ce pas ?

- oui, très belle.

- alors, pourquoi nous empêche-t-on de la vivre ?



     La ville frémit dans notre chair. On était jeunes ou vieux, qu'importe. On désirait ardemment des choses folles, des rêves fous, on dévorait la ville en imagination. En imagination on avait bu de toutes les sources, dévalé toutes les montagnes, traversé tous les océans, toutes les terres, toutes les capitales, vaincu toutes les étoiles. Sans chaussures nous avions tous les deux pénétré dans une éternité réglée comme la mort. Et comme des arbres d'automne on avait subitement perdu toutes nos feuilles.



     Sur les fils télégraphiques, ce n'était plus des hirondelles. La lumière ne jouait plus sur la paume de ma main. La foule sur le trottoir. Autour d'un cercle en rouge. A huit heures du matin. Huit heures quinze du matin. Janvier d'il y a... Déjà douze années. Le verre de café était encore chaud. Il reste chaud dans la mémoire. C'est un passé en papier journal ou une litanie de photographies anciennes. Quelqu'un avait saisi son revolver 7,65 mm dans une touffe de menthe. Il saisit son revolver caché dans une touffe de menthe. Une seule balle, toute petite. Il tire une seule balle; une seule balle suffit. Et le soleil pris de vertige. Le matin ne sait plus où donner de la tête. Toute la ville, les murs. Les lumières, le ciel nouveau où les étoiles ont eu à peine le temps de s'ouvrir. Tout tombe devant ma bicyclette. S'effondre. Un policier m'arrête. Non. Laissez passer, c'est son père. C'est mon père. Et toute la ville le dit que c'est mon père. La mort aura la mémoire longue. Des bottines rouges sur le trottoir froid. Un filet rouge sur le front. Déjà. déjà. L'ambulance traverse mon corps. Les terrasses traversent mon corps. Les fils télégraphiques traversent mon corps. Je meurs pour renaître une seconde fois. Sur une bicyclette plus grande. Dans des habits de dix-huit ans.

     La maison aux persiennes est transformée en bureau d'agence. Je ne sais plus où, dans quel pays elle se trouve. Au fond de ma chair, une petite saison grimpe doucement. Doucement. Et c'est le début d'une autre éternité.



Page suivante
souffles: sommaire du quatrième trimestre 1966 ou sommaire général
Sommaire de ClicNet

souffles janvier 1998
cnetter1@swarthmore.edu
spear@lehman.cuny.edu