souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

bernard jakobiak : situation x (extrait), déchaîné l'enchaîné (fragment)
pp. 29-33


situation x
extrait

     Tristan Tzara distinguait en 1947 "le penser non dirigé ", sorte d'osmose entre l'homme et le monde ; les mythes et le sacré étant à la fois pouvoir diffus et intégration de chacun en son entier dans le cosmos lié au groupe ; et le "penser dirigé" qui vise un but puis au moyen de la logique s'efforce de l'atteindre. C'est là une vision schématique mais qui recouvre assez celle de la plupart quand les vieux mondes traditionnels se trouvent bouleversés par la puissance sciences et techniques. "Le penser dirigé" et ses fruits, le pouvoir sur la matière, est davantage qu'en 1947, en train d'investir le Monde. Mais maintenant que nous sommes dépouillés tout à fait de l'euphorie des guerres de libération où, le choix initial fait, on est tout à fait persuadé d'être de ceux qui forgent leur destin, nous ne pouvons plus en rester à ce schéma. En effet si depuis Descartes surtout, des hommes ont mis au point des méthodes pour découvrir les causes des phénomènes naturels afin de pouvoir agir sur eux, s'ils se sont libérés des explications métaphysiques ou théologiques qui les rivaient dans l'acceptation du monde tel qu'il a été créé, c'est-à-dire des institutions en place, cette libération de l'esprit, réelle au départ, a abouti étrangement à une soumission de l'esprit dont le nouveau roman à la Robbe-Grillet et les "structuralismes" divers devenus non plus méthodes mais philosophie, sont des signes tangibles, signes que l'on peut aussi percevoir quand, quotidiennement, on rencontre tant d'intellectuels endormis dans une impuissance résignée.

     En 1966 tout s'installe comme si le "penser dirigé" par l'homme lui avait échappé.

     ... Au fond la pensée n'est pas encore sortie de la peur du chaos et, de ce fait, elle hiérarchise, remplace chaque fois le despote déchu par un tout neuf qui peut abuser un certain temps. Rares sont ceux qui ont conquis suffisamment leur unité pour n'avoir plus besoin de se subordonner à un maître à seule fin d'en élire en eux-mêmes, l'équivalent. Quand je parle de "pensée", bien sûr, j'en reste à ce qu'on entend communément par là. L'affirmation péremptoire de Jean-Paul Sartre "Le poète est un homme qui refuse le langage" me semble très significative : le poète, l'artiste en général, n'a jamais été intégré à aucune société, à aucune civilisation, sinon au prix de compromissions qui ont toujours fait de lui un décorateur, un artisan de produits de luxe pour le délassement de la pensée en place alors qu'au départ, "cet homme pas comme les autres", ce fou en quelque sorte, opposait sa vitalité aux despotismes, tous.

     ... A ceux qui se préoccupent trop tôt d'une communicabilité qui ne soit pas une conquête, je ne peux que conseiller : se placer d'emblée au centre de ce noyau d'énergie qui créant une tension particulière entre les mots ; les a arrachés à leur sens figé ; se placer au centre ; c'est ce qu'entre hommes on appelle sympathie et entre une femme et un homme coup de foudre ; bien davantage donc que la simple émotion.

     Après, la compréhension se développe d'elle-même par assidue fréquentation. Seulement voilà, on nous a appris à lire des traités de mathématiques ou d'une pensée construite d'après les méthodes des "sciences exactes" aussi, pour ce qui est d'apprendre à lire l'autre, n'y a-t-il encore même pas l'ombre d'une initiation. En effet chez les mélomanes seulement, on a reconnu que s'initier pendant des années à interpréter même imparfaitement des morceaux connus est le moyen privilégié pour entrer vraiment et plus ou moins dans le monde du compositeur.

     La poésie aura-t-elle sa place quand on aura enfin compris que la pensée est une présence humaine et non plus seulement un outil pour un pouvoir. Dès lors on s'apercevra que son approche ou sa saisie ne sauraient être essentiellement différentes du mouvement de sympathie s'élargissant en plongée de compréhension pour une personne.

     Nous vivons encore une ère pré-humaine.

     L'incompréhension prévaut. Et dans ce domaine elle vient de ce que la poésie est un "moyen de connaissance" pour le poète alors que pour le lecteur elle est encore ou se voudrait seulement une subtile jouissance. Nous ne sommes pas sortis de la tradition des poètes de cour sensibilité, intuition sont réservées aux moments de détente, après un bon repas par exemple et celui qui ne veut s ainsi les reléguer, le poète, se doit de jouer l'échec, céder ainsi pas au ministre, au général, à l'ingénieur, au philosophe, à tout un chacun gens sérieux, marchands de beurre, bouchers, pompistes. En effet le philosophe lui-même admet sans aucune remise en doute qu'il existe une part de soi qui n'a pas droit à la parole ; le psychiatre lui, divise l'être en qualités masculines, logique, action, et qualités féminines tout le reste, étant bien entendu qu'une adaptation ne peut être que la soumission des secondes aux premières.

     Or le poète refusant cette hiérarchie de principe est lu comme on écoutait le bouffon. On en a de moins en moins le temps faut-il ajouter. L'analyse, le roman, l'essai font sérieux car il s'agit de la société ou du personnage, mais que quelqu'un ose se dire c'est un scandale ou une folie, à moins que ce ne soit senti comme un numéro de cirque une énergie non directement utilisable, non rentable dans l'immédiat sur les marchés, ne prend sa place que si elle se donne en spectacle. Funambule, haute voltige, trapèze, pour le petit frisson de l'assis : "j'en ai pour mon argent" dit-il.

     Pour montrer qu'il ne s'agit plus d'un cirque il faudrait que les poètes prennent le risque de commenter leurs découvertes. La plupart au contraire, subtilement clos en familles, ont admis leur relégation et semblent par là démontrer que la pensée n'est pas leur fait. Un "chantier" serait cet effort de pensée pas encore admise.




déchaîné l'enchaîné
fragment


Note de l'Auteur

il arrive un moment où la poésie ramène à la conscience une mémoire génétique. C'est alors l'évidence pour le poète de son passé véritable, je veux dire de celui que lui a transmis puis a vécu son sang ; passé évidemment différent de celui qu'enseigne l'histoire, car pour qu'il y ait concordance exacte entre le pays et la civilisation vus à posteriori dans un souci de cohérence il faudrait avoir participé réellement et par tous ses ascendants à son élaboration.


Quelle horde déchiffra le miroir d'un soleil et bondit sur l'Ouest
quelle horde rencontra la négation vitale
quelle horde corps tanné venue du vent du froid
a hurlé vérité le hurlement farouche et le galop limite
"plus une herbe ne pousse"
                      vérité   erreur vaine
si le coeur bat plus fort  si le coeur se déchaîne
                                      mon corps
j'ai bu le verre de rhum dans la chaleur permise
                                un silence de siècles
sur la terre battue d'une cuisine en planches
la campagne emmenée avec l'édredon rouge   les oies les basses-cours
les choux   quelques pavots   l'odeur d'un pain sûr
le cheval de labour à côté de la mine   mais pas même un bosquet
pas un pré où s'étendre
                    c'est trop peu coquelicots bleus les blés
trop peu   trop court
                  pyramides scories sur la plaine étrangère
j'ai refusé l'honneur de vous avoir dressées
                                  l'honneur rire jaune
l'honneur sueur noire l'honneur manche de pic l'honneur narcotique
je comprends mon dégoût des bistrots jeux de cartes mon dégoût
de l'outil
        ton ombre ne m'a jamais atteint pieux drapeau rouge
car je suinte en l'outil   je gis démantelé dans une automobile
les roues du train ricanent  anémique anémique rectiligne anémique
et mon hémorragie
engrais dans les machines   encore me ratatine
                                   la loi
sur une terre métallique   roue noire   ciel gris
                                      m'attrape
m'enterre   me distille   me couche sur un lit me glisse une pastille
me reprend
         recommence
moi jaugé   troqué   billets de banque
                                vos regards de marchands
ils me font taire encore
              ce n'est pas l'O.N.U. qui m'a rendu mon corps
encore moins l'école
moins encore la courbe ascendante de nos niveaux de vie
                                            Ma horde
il est un palais vide sans terre sous les pieds
il est un palais vide   diastole immémoriale   j'y prends place
                                            ma horde
je craque les colonnes   j'arrache tous les cercles   je m'entraîne
à dormir à cheval
                ma horde s'agenouilla désarmée sur la dalle
ma horde pur présent son mépris de la mort   ma horde droiture raide
ma horde insoucieuse des lois des conséquences
ma horde mort aux lâches à l'hypocrite aux temples
                                  ma horde Jésus Hourrah
ma horde que m'importe le prix de Vérité  ma horde d'avant la lettre
se livrant à l'écrit   ON dicta
ma horde hébétée dans le mesquin marais irriguée de prudences
a enterré son corps dans les sillons pour d'autres
a donné sa sueur fumier des opulences
                                a emmanché ses membres
dans l'outil
          lié   son esprit sommeil   impénétrable
à la nécessité des lendemains repris
ma borde aux yeux rivés sur l'action immédiate
                                      ma horde dévorée
ma horde bonbon fade sur lèvres endormies ma horde au cirque
au stade
      je m'arrache à ma horde
                         l'hébétude  se  rompt
aux sifflements des halles   le désert l'effort fou
face au soleil   seul   plus fort que cet empois des livres
une première image   j'avais sept ans alors
une balle en plein front au sommet d'une dune Vous pouvez bien tirer
c'était mon alcool pur
                  je  ris   des 14 juillet
j'ai conquis un trésor depuis longtemps enfoui ma horde décharnée
ma horde chair remplacée   oie gavée
ma horde au cinéma   ma horde aux défilés
                                   j'ai brisé la coquille
sur le sommet silence dans la plaine sans hommes  la forêt
la bande préservée de terre  dans l'inhumain vacarme tempête torrent orage
ma horde fascinée aux grilles mannequins dorures masque à gaz
venez voir ces sauvages manger des rats tout crus ces sauvages ignorer
la lessive en paillettes ces sauvages ignorer le temps c'est de l'argent
ces sauvages refuser notre sérieux ennui ces sauvages nous prendre
le fabuleux refrain des bombes des mitraillettes
                                    ma horde neutralisée
le sillon rectiligne a englouti ma horde   droiture retournée
                                            ma horde
je m'arrache   j'annule   ta vie par contumace
j'ai saisi une hache
               elle  me  dresse   son poids
ne doit rien à ma sueur
                   c'est mon outil   mon arme
                                   j'abats les branches mortes
mais pourquoi blesserai-je l'unité d'une vie   palpitante
on me veut raisonnable   le Français raisonnable   je ris
je n'ai rien démonté
                je n'ai rien disséqué
                               mais je surgis
                                           ma horde
galop houle cheval
                sauvage
                        qui eut la prétention
                                         de m'enseigner



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