saâd seffaj

souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

el mostafa nissaboury : entre universalisme et folklorité
peinture : saâd seffaj
pp. 34-35


     La colonisation culturelle est un phénomène permanent. En proclamant une façon de vivre par une dénonciation du phénomène colonial, on ne dresse qu'un bilan provisoire : la colonisation n'est remise en question que dans sa forme sociale, politique ou économique, la lutte s'inscrit beaucoup plus dans la revendication que dans la restructuration du monde colonisé. Cette restructuration n'est pas le produit d'une synthèse des valeurs traditionnelles et de la culture adoptée, de même que l'exclusivité de la culture nationale traditionnelle ne signifie pas un approfondissement des véritables problèmes que pose à posteriori la colonisation. Toujours est-il que nous nous heurtons la plupart du temps à cette véritable drogue du siècle qu'est l'universalisme.

     Quand l'écrivain-africain-parisianisé proclame la nécessité d'un art universel, les problèmes de la culture nationale revêtent à ses yeux le caractère d'une infirmité, d'un mode d'aliénation. Son jeu consiste à continuer l'histoire au lieu de la refaire, chercher moins à remettre en question une écriture déracinée que se justifier aux yeux d'un Occident symbolique qui l'a façonné à sa guise. Cette quête égocentrique de l'individu est souvent aiguisée par le "retranchement" et l' "exil" volontaire. Au nom de formules dignes d'un parfait traumatisé, il condamne toute lutte ne cadrant pas avec les nécessités du monde qui l'a adopté, choyé et fait de lui son poulain favori. Maniaque de l'esthétisme, il se crée des mythes : mythe du génie méconnu, mythe du dégingandé rimbaldien, et finalement mythe de l'écrivain opposant au régime.

     L'expérience de la décolonisation (ou plus précisément auto-décolonisation) est un grand itinéraire ; elle est immédiate, dirigée d'abord sur l'être en fonction du mécanisme historique et social qui l'a conçu, une opération chirurgicale qui consiste à remembrer un homme qui n'a pas fini de sonder ses vraies profondeurs, une exploration lucide et clairvoyante dont l'aboutissement est une totalité, une nouveauté. Une décolonisation culturelle ne saurait être effective uniquement à partir d'un langage communicable à une masse ou propre à une zone de consommation, mais d'une conscience poussée à l'extrême limite des dimensions cosmiques de l'être, en tant que chair, sang, sexe et histoire.

     L'universalisme n'est pas une esthétique révolutionnaire pour les problèmes de la culture maghrébine. L'universalisme est fatalement l'aboutissement d'une culture qui a des assises dans un monde déjà fait, structuré, producteur-consommateur. Il s'agirait en somme de s'accorder délibérément une propre identité des réalités socio-historiques qu'on n'a pas, quand même celles-ci se situeraient au niveau d'une lutte commune.

     Nous avons besoin d'une culture enracinée sans qu'elle soit d'un folklore anachronique, qui traduise nos aspirations et nos contradictions sans qu'elle nous précipite dans les statistiques populistes. En somme revendiquer 'un homme' en le confrontant avec un monde dont l'ambiguïté, les antagonismes et la débilité dégénèrent en monstruosité. Nous ne prétendons pas à une homogénéité culturelle, ni à la formulation d'un individu incapable de s'intégrer à son histoire. Le problème consiste à détruire en nous l'homme préfabriqué qui se réclame d'un humanisme incompatible avec sa façon d'être, au refus d'une assimilation dont l'Occident s'est toujours assuré le monopole. Notre dénonciation d'un altruisme bâtard est tout simplement la prise de conscience de nos problèmes vitaux, pour une perception propre de l'univers.



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