souffles
numéro 6, deuxième trimestre 1967

a. l.
chroniques : le théâtre algérien d'arlette roth (pp. 46-47)
j. e. i. de bernard jakobiak (pp. 47-48)

     


le théâtre algérien d'ariette roth


     Cette publication inaugure une collection nouvelle que l'éditeur parisien François Maspéro vient de consacrer au Maghreb (1).

     Ariette Roth, qui fait partie du groupe de recherche sur la culture maghrébine (Albert Memmi, Jean Déjeux, Jacqueline Arnaud, Abdelkabir Khatibi), a déjà participé à l'élaboration de l' "Anthologie des Ecrivains maghrébins d'expression française" publiée par "Présence Africaine".

     L'essai qu'elle vient de publier et qui fut à l'origine un travail universitaire échappe heureusement à la platitude érudite de tant de thèses. Orienté dès le départ vers une mise en situation de l'évolution du théâtre algérien de 1921 à 1954 dans le contexte colonial, cet essai témoigne avec justesse de la lutte complexe où se trouvent confinées les formes d'expression culturelles lorsqu'elles doivent se développer dans une condition oppressive déterminée.

     On serait tenté, à la lecture de cette description abondamment documentée, de n'exprimer que l'ennui que peuvent causer l'anachronisme des sujets et situations traités, l'absence presque totale de leur ouverture sur des réalités actuelles, sur la gestation de formes d'expression, d'une dramaturgie et de techniques qui révèlent une quelconque authenticité, une projection vers un théâtre proprement algérien.

     Certes, on peut ressentir cet ennui et ne point entrevoir la nécessité de cette analyse socio-historique et thématique d'un théâtre qui demeurait dans ses structures profondes, une parodie dérisoire de celui dépassé depuis longtemps en Occident.

     Mais l'intérêt de l'analyse historique, de la réhabilitation de certains artisans de ce théâtre (Ksentini, B. Mahiéddine) ne résident pas dans une contribution que ce théâtre et ses animateurs pouvaient apporter aux recherches actuelles en vue de doter les pays maghrébins d'oeuvres et de formes dramatiques propres, mais plutôt dans la révélation d'un combat significatif que des hommes de culture algériens ont livré dans leur cadre donné.

     Ainsi, même si les types et les rapports sociaux mis en scène n'arrivaient pas comme dans la littérature romanesque algérienne à déboucher sur une prise de conscience et une dénonciation réelles, leur représentation ne manquera pas d'entraîner dans les mentalités la perturbation d'un ordre senti de plus en plus comme aliénant.

     On assiste dans le déroulement de ce théâtre aux manifestations caractéristiques de la première phase du processus de décolonisation : le colonisé fait son entrée sur scène, il prend la parole. Phase caractérisée par cette espèce de défoulement musculaire exorciseur des conditions d'oppression (le théâtre clownesque de Ksentini en est l'exemple type), caractérisée aussi par cette tactique qu'adopte le colonisé pour exprimer le maximum de critiques et de revendications dans les limites fixées par la censure. Combat subtil où l'on fait son auto-censure et qui suppose déjà un sens révolutionnaire et une connaissance assez approfondie des réalités coloniales (le théâtre de B. Mahiéddine illustre bien cet aspect). Le sens pré-révolutionnaire du théâtre algérien d'avant la guerre de libération se révèle aussi malgré son moralisme élémentaire comme un facteur d'opposition aux forces d'inertie traditionalistes à l'intellectualisme nostalgique d'une caste sociale qui se confinait dans la défense de dogmes archaïques, la contemplation figée d'une histoire et d'une culture glorieuses et immuables.

     L'Essai d'Arlette Roth qui a plusieurs mérites sera certainement un excellent instrument de travail.



j. e. i. (2) de bernard jakobiak


     Lorsque B. Jakobiak gueule "L'Europe meurt", il n'agit pas comme ces intellectuels poètes négrifiés qui face à la vitalité solaire, la sensibilité africaine et à l'art-africain-qui-nous-a-influencé-le-cubisme changent de peau et de voix pour se muer barbares, dévoreurs de crocodiles et d'assonance sismiques. S'il trouve des affinités avec la poésie de Césaire ou la poésie marocaine du groupe de Souffles ce n'est pas par suite d'un coup de foudre. C'est par un apprentissage du dedans qui lui a fait entrevoir une géographie de la vitalité, une vitalité survivant en poches, de malaise et de dénonciation un petit peu partout dans le monde.

     Son rapport avec le tiers-monde et ses créateurs n'est ni complexé d'infériorité, ni paternaliste. C'est un rapport de forces et d'exigence en situation de complémentarité sinon parfois de similitude.

     Et d'abord cette rencontre est née d'une distance commune prise avec la condition coloniale. Non pas que Jakobiak s'écrie en se frappant la poitrine mea culpa, pour se libérer de son héritage de colonisateur. Il ne cherche pas à se disculper ni à disculper une histoire et une civilisation officielle avec lesquelles il ne se sent pas solidaire. Il n'agit pas comme l'aimable armée des spécialistes du Tiers-Monde et des décolonisateurs qui continue malgré toutes les bonnes intentions et la rigueur scientifique à penser pour nous et à nous revaloriser aux yeux de l'Europe coupable qui acquiesce avec étonnement en disant des Oui... mais.

     L'origine polonaise de Jakobiak, son ascendance de mineurs transhumants à travers l'Europe l'ont certainement rendu plus attentif à ce sentiment de colonisation par une pensée officielle qui depuis des siècles trône en Europe, étouffant les voies authentiques ou à la rigueur s'appropriant des voies qui la dénonçaient pour l'intégrer à son humanisme-classicisme.

     Il ne faut pas croire qu'en déposant un bilan de faillite, Jakobiak annonce par la même occasion une nouvelle démission d'intellectuel aigri et impuissant. Il ne dit pas comme tant d'autres : c'est cuit ; crevez donc ; je m'en lave les mains.
     Sa vitalité, même non utilisée et peu exemplaire, refuse l'écrasement, la réduction au chiffre, à l'automatisme publicitaire, à l'égoïsme des biens de consommation. JE est une non-identification à un destin tracé aux narcotiques et aux réflexes de conditionnement.


     D'autre part la poésie de Jakobiak est sur le plan précis de l'écriture une prise de position par rapport à la littérature de son pays.

     Face à ces mornes ronrons, à ces jouissances épinglées qu'est devenue la poésie française depuis une génération (remonter plus loin serait trop ardu, ça ne nous regarde pas), il oppose des "parcours" kilométriques où les mots ne se neutralisent pas en abstractions inertes. Il dit. Sa poésie est d'ailleurs orale et nous retrouvons là avec lui une autre affinité. La poésie ne saurait être une architecture visuelle à appréhender mentalement, elle est usage de la Parole et communication directe.

     Si, pour nous marocains, une telle décision est familière (nous sommes dépositaires d'une tradition séculaire de poésie orale. Notre peuple par ailleurs a toujours accordé une place privilégiée à la Parole) elle ne manquera pas de bousculer dans ses habitudes un public européen qui a trop souvent assimilé la poésie à des catalogues parfumés, public rarement auditeur d'une parole à haute voix, à moins qu'elle ne passe au théâtre par la magie du spectacle.

     Certes, la poésie de Jakobiak ne nous est pas adressée. Elle peut emprunter des voies auxquelles nous pourrions ne pas être sensibles mais une telle exigence, un tel dégonflage de statues ne peut nous laisser indifférents. La vitalité de Jakobiak nous concerne. Elle est vigoureusement fraternelle.



1 : "Domaine Maghrébin" collection dirigée par A. Memmi. A paraître "Le Roman maghrébin", par A. Khatibi.
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2 : JE 1 - Complément Souffles. Notre Collection ATLANTES.
Imprimé par les Editions Marocaines et Internationales, Tanger.
Dans la même collection, à paraître :
A. Laabi : "Race. E. M. Nissaboury .. Plus haute mémoire".

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