souffles
numéro 6, deuxième trimestre 1967

daniel boukman : orphée nègre (1)
pp. 10-22


(Le rideau est déjà levé sur la scène obscure... Les voix s'entendront quand les projecteurs s'allument - lumière blafarde - ... Le centre de la scène est plongé dans une obscurité totale)

Voix I
Nuit
Nuit nuit lourd épervier
tissé de cris d'insectes de peurs d'angoisses
Nuit

Voix II
Nuit
taillée sur mesure pour ton silence
Ile
pour ton silence comme est silence
la terre ensemencée.
Nuit
ô nuit qu'encercle patiente
une nuée d'éclairs grands coutelas.

(Un projecteur verse une lumière verdâtre sur un cadavre, au milieu de la scène)

Voix I
Au pied d'une statue
le poète Orphée
mort.

Voix III
Qui est Orphée ?

Voix IV
Quels sont ses actes et ses paroles ?

Voix III
Pourquoi là son cadavre ? Un vrai champ labouré !

Voix II
Ou morceau de choix pour les fourmis mordantes et les chiens !

(Entrent la mort occidentale, le banquier, la vieille fille, l'ancien combattant, le directeur des pompes funèbres, le commerçant)

La mort occidentale
Cavernes de la nuit
moi
la Mort occidentale
vous ordonne de restituer à sa lumière
Orphée
Chantre de la Négritude.
Eurydice retrouvée

(musique de flûte)

Le Troupeau nègre
veut brouter des pâturages empoisonnés.
De criardes mouettes de mort
assombrissent la mer
et sur ton île
Orphée
mollement retombe
un rideau de pluie
rouge sang

(musique de flûte)

Lève-toi Orphée
lève-toi et comme Lazare
reprends place au banquet

(La Mort se fige dans l'attente de la résurrection... Feux de projecteur sur une sellette où apparaît le marchand de journaux)

Le marchand de Journaux
Lisez le "Clairon"
Et cric et crac ! Conte créole !
Résultat complet des élections
et de la loterie nationale
Avis de décès
d'adjudication
recettes de cuisine
la clé des songes
et messieurs et dames
l'Histoire d'Orphée.

(Feux de projecteur, sur une autre partie de la scène surélevée. Autour d'une estrade, la foule. Sur l'estrade, un micro, c'est tout)

La foule
Orphée ! Orphée ! Nous voulons Orphée ! Orphée au pouvoir ! Orphée ! Orphée !

La voix d'Orphée
Citoyens, citoyennes, à vous, je dis salut !... Salut mon peuple nègre, salut race endormie, mais qui, enfin, s'éveille, fière et désireuse de stupéfier le monde... La Danse, la Musique, la Sculpture, la Poésie, l'ART est Nègre.

(applaudissements)

Et toi, Europe, toute de fer et de béton armé, nous t'apportons sur un plateau d'airain la Délivrance Nègre... les Pyramides, le Sphinx, l'Obélisque de Louxor ne sont-ils pas les prestigieux témoins de nos splendeurs passées ?

Une voix
Vive papa Orphée !

(applaudissements)

La voix d'Orphée
Citoyens. citoyennes, sous la noire bannière de la race, nous renverserons les murailles blanches de l'oppression.

(applaudissements)

Et toi, Afrique, ma mère au doux visage d'ébène sculpté, dans tes yeux grandes-lunes, j'ai lu de glorieux messages. Voici le moment d'enlacer de nos bras fraternels, la Terre, pour que la Fête Nègre submerge l'Univers des aboiements de nos tambours furieux.

(applaudissements)

La foule
Vive Orphée ! Orphée ! Orphée !

Le marchand de journaux
Lisez le "Clairon"
Conte créole
clé des songes (il quitte la scène)

La mort occidentale
Le Fromager
dans son feuillage abrite
de funestes oiseaux.
Orphée Soleil
lance ton cri flamboyant
pour que s'envole avec la Nuit
la meute mauve des Vampires.

(musique)

Ecoute
les Trompettes de ta Gloire.

(Des fauteuils vides, sauf un, celui où est assis Orphée (vu de dos). Un vieil académicien prononce un discours qu'il lit péniblement. Applaudissements du public invisible. Orphée se lève et salue)

L'académicien
Et, cher poète, fort... judicieusement orphéisé, nous saluons, nous saluons en toi le grand... humaniste, le sculpteur zélé de ce monument que nous les Ecrivains de la... Liberté, bâtissons, solide forteresse, pour que brave les tempêtes du Temps, l'HOMME, glaise précieuse que pétrissent avec amour, mains noires, mains brunes, mains blanches. Filles du Parnasse et vous, dignes élus des Panthéons d'Europe, ouvrez les portes du Temple. Il avance, le Magicien... Muses, réjouissez-vous : Orphée nègre est bien l'image de l'autre Orphée.

(Tambours... la Mort tombe sous le charme d'un envoûtement progressif)

La mort
Colonnes du ciel
et vous laves
tourbillonnez pour l'explosion
d'Orphée Volcan.

(tambour)

Cyclones
Vagues de la mer
Comètes
Totems
les Saints
les Anges
Flammes de l'Enfer
Loups-garous des Carrefours
Dieu de Golgotha
fracassez le silence
et que renaisse
Orphée

(Tambours déchaînés. La scène est envahie de masques qui dansent autour du cadavre. Klaxons d'une voiture de police. Les masques et le rythme du tambour disparaissent. La Mort reprend sa pose de statue...)


***


(Coups de feu dans la nuit... La mort reprend vie)

La mort
Le cri des tambours
ouvre
les dalles du tombeau.

(bruits du vent)

Des sandales claquent dans le vent.
Nef aux bonds de gazelle
Eurydice
descend l'escalier de la Nuit.

(bruits du vent et de la mer)

Et la Négritude
Orphée
vol de sagaies sonores
frappe
en plein coeur
le Sphinx au regard bleu.

(bruits du vent, de la mer et du tonnerre. Entre la Négritude, négresse de grande beauté)

La négritude
Vous !
Arrière la chienne occidentale !
Cours rejoindre ton paradis.
peuplé
de peupliers métalliques
d'oiseaux-lyre pétrifiés
où le rêve n'est qu'une rectiligne traînée d'asphalte.
Grimpe au plus haut de ta citadelle
Fais le décompte des étoiles
Dessine sur les tableaux du ciel
des lignes, des angles, des cercles stupides.
Plante dans tes clairières
cubes
cylindres
tubes de verre
cônes de cuivre et d'acier.
Parmi ta forêt muette
comme la foudre
passe
Ma négritude

La mort
Respect à la Colère.
Gloire à ton Nom...
Je m'accuse
d'avoir au temps d'autrefois
étouffé sous les sables
la Flamme
qui aujourd'hui
hurle.
Mais depuis
à la table du Festin
pour toi
fut ajouté
un trône d'or et d'argent.
Oublions l'heure des querelles.
Ton Orphée
là touffe de bambou foudroyée
pour semer
musiques nouvelles dans les sillons du vent
réclame
l'effluve de nos deux soleils.

La négritude
Ma négritude
n'est pas la pierre agressive
qui frappe et meurt.
Ma négritude
fauve incendie salutaire de brousse...
Orphée
Orphée
ancestrale mélopée
gri-gri salvateur
ibis sacré.
Orphée
concasseur des douleurs nègres
tambour d'eau magique
flûte charmeuse de la lune.
Orphée
briseur de chaînes
forgeron des lendemains solaires
truelle de l'Espérance nègre.
Orphée ! Orphée ! Orphée !

L'écho
Orphée ! Orphée ! Orphée !

(Succession d'apparitions-flash. Les personnages qui suivent sont des Blancs)

Un critique littéraire
Orphée, moi, je t'accuse d'avoir truqué les dés. Un charlatan, un tricheur habile, un clown, jongleur d'étoiles peut-être, mais clown tout de même ! Voilà l'homme Orphée !

Un journaliste
Un Pindare au petit pied, un emmerdeur, quoi !

Une journaliste
Sa poésie ?... Une poésie où le feu, l'eau, le minéral comme le végétal sont autant de prétextes pour l'épanchement d'un érotisme exacerbé !

Un bourgeois
Ce qui s'explique par le fait que le nègre est, avant tout, un obsédé sexuel.

Sa femme
Bien sur ! Tu te souviens du grand nègre maigre qui me regardait au café, avec ses gros yeux ?

Une putain
Moi, je les aime bien, mes clients nègres ! En amour, ils se défendent comme des lions !

Une concierge
Dans l'immeuble où je suis concierge, il y a un nègre, un étudiant, je crois. Eh bien, je n'ai jamais rencontré un garçon aussi bien élevé, et ordonné avec ça !

Un pasteur
Les Noirs sont des hommes, nos frères en Jésus-Christ. Il faut donc les aimer pour l'amour de Dieu.

Un missionnaire
J'ai passé vingt-cinq ans dans la brousse africaine. J'affirme que les Noirs ont des leçons à donner au monde civilisé. La philosophie bantoue, par exemple, une somme de sagesse !

Un ethnologue
Au fond, les Pharaons, c'étaient des nègres.

Un discophile
Et le Jazz (Il fredonne un air)

Un intellectuel
Savez-vous tout ce que doivent à l'Art nègre, la littérature, la peinture, la sculpture contemporaines ?

Un philosophe
Rien d'étonnant ! la Sensibilité est nègre comme est Hellène la Raison.

Un ancien administrateur des colonies
Mais, tous les nègres sont-ils vraiment des hommes?

Tous
Sortez-le ! raciste !

(Réapparition de l'académicien disant son discours, cette fois, sans hésitation. Son projecteur restera allumé pendant l'interruption du journaliste)

L'académicien
Et, cher poète, fort judicieusement orphéisé, en toi, nous saluons le grand humaniste, le sculpteur zélé de ce monument que Nous, les Ecrivains de la Liberté, bâtissons : solide forteresse, pour que brave les tempêtes du Temps l'Homme...

Un journaliste
Vous oubliez l'essentiel ! Monsieur Orphée, dont il ne faut pas ignorer les ambitions politiques, se sert de sa poésie pour escalader les murs du Pouvoir. Sa négritude, une vulgaire échelle !

Un poète
Une Minerve en papier mâché !

(rires)

La négritude
Silence
vautours - têtes - d'ânes - ailes - rognées !
Silence
J'ai renversé
piétiné
lapidé
vos statues maléfiques.
Réduit en fumée
les panoplies de vos musées menteurs...
ma négritude l'oiseau Phénix jailli
des pleurs
des cris
des balles
carcans
crachats
cravaches
chanvres
injures
pierres
sang
feux
horde barbare
enfantées par toi
la blanche madone de l'Occident !

(Projection d'images-chocs montrant des scènes de violence et pillage coloniaux, des origines à nos jours, crimes perpétrés contre l'Afrique et les petits-fils d'Afrique. Après ces séquences, la Voix historique dit)

La voix historique
Et pour parfaire la destruction,
Europe,
dans tes livres d'images pour enfants
dans tes revues et magazines
sur des écrans et scènes de casinos
tu fabriquas le Nègre
mangeur
de feux, de chair humaine
le Bon Nègre
danseur éternel
plumes aux fesses
blanche denture
rouleur de dés
et d'yeux enflammés d'alcool
et de lubricité.

(Apparition flash)

Mademoiselle Z
Monsieur Dupond est le nègre de Monsieur Durand.

Monsieur X
Aujourd'hui, j'ai bossé comme un nègre.

Monsieur Y.
Mais, mon enfant, votre composition française, c'est du p'tit nègre !

Madame V.
Si tu n'est pas sage, j'appelle le nègre.

Madame J.
Rentrez chez vous, sale nègre.

(Dans un coin de la scène, une petite fille des Antilles, noire, joue avec une grande poupée blanche et lui chante)

La petit fille
Une négresse qui buvait du lait
Ah ! se dit-elle si je le pouvais
tremper ma figure dans ce pot de lait
je serais plus blanche que tous les Français.

(elle reprend sa chanson et disparaît)

La négritude
Ma négritude
c'est aussi l'arracheur
des masques blancs
sur les peaux noires
et dans mes mains
des lambeaux de chair
et d'âme.

(Nouvelle apparition : un fou, un nègre des Antilles, fou)

Le fou
je suis
Blanc
Blanc
Blanc Mademoiselle
je te jure
nos enfants seront de petites boules
de neige
dans mes sapins
Blancs
il y aura
de beaux épouvantails
Blancs
pour effaroucher
le soleil
je ferai
Mademoiselle
pour toi
avec la lune
un perchoir
blanc
patron je suis blanc
blanc monsieur le juge
Saint Michel ne me tue pas
avec ton épée
je suis blanc blanc comme
les anges blanc comme
Monsieur l'abbé blanc je suis blanc
laissez-moi
entrer

La négritude
Alors
j'ai creusé creusé
la Nuit
avec mes ongles
avec mes dents
avec mon coeur
et remonté vers les étoiles
La Dignité Nègre.

(C'est la fin de la nuit... Le jour se lève lentement, lentement. L'écho qui s'amplifie avec la lumière dit)

L'écho
Et de malins chasseurs
ont arrêté
l'aigle en plein vol.
Dans une cage
l'ont confisqué
pour eux et leurs cliques
noire et blanche.

(Le médecin, l'inspecteur, un verre à la main)

L'inspecteur
...Vous comprenez pourquoi le gouvernement ne voyait pas d'un trop mauvais oeil les activités d'Orphée... Au début, les avis étaient partagés. Les uns pensaient qu'il fallait stopper la chose au départ, interdire l'édition de ses poèmes, intenter des procès, bref, frapper avec vigueur, pour étouffer le serpent dans l'oeuf. D'autres ont estimé qu'il serait, au contraire, plus payant de laisser faire, tout en suivant, bien entendu, de près le développement de la situation. (Il boit)

Ils donnaient comme arguments les écrits eux-mêmes ; ils en soulignaient le caractère inoffensif dans la mesure ou le social n'était pas ouvertement et de façon explicite, mis en question. Nous avons fait appel à des spécialistes qui, après une étude approfondie des oeuvres, n'ont trouvé aucune proposition concrète comme, par exemple, la réforme agraire, la socialisation des moyens de production, l'indépendance nationale, bref, l'attirail traditionnel des slogans subversifs... Au contraire, ils ont rencontré dans toute l'oeuvre, sauf dans les premiers écrits, de grands cris de révolte raciale de la propagande pour la beauté des femmes noires, des hymnes à la gloire de villes disparues avec de temps en temps quelques poèmes pour honorer les victimes du racisme américain, vous voyez le genre ?

Le médecin
Mais, cela a tout de même provoqué une prise de conscience ?

L'inspecteur
Raciale ! donc nous avions affaire à une bombe relativement facile à désamorcer. L'exploitation, le mépris, la brutalité étaient présentés en blanc ; l'astuce était de les peindre en noir ! Ce que nous avons fait d'autant plus facilement que la poésie d'Orphée avait allumé des appétits féroces au sein de la bourgeoisie moyenne, constituée de nègres de tout teint... Nous avons rempli leurs gueules de fric et d'honneurs, poussé les plus sûrs aux postes de commande, et le tour était joué.

Le médecin
Et pas de difficultés ?

L'inspecteur
Rien de bien important ! Aux yeux du peuple, nous n'étions plus les chefs. Au contraire, des noirs avaient sous leurs ordres des subalternes blancs... Et puis Orphée continuait à chanter de plus belle, la quintessence nègre. Alors nous avons mis en branle la presse, la radio pour monter en épingle le mythe d'Orphée. L'Académie accepta même de le recevoir sous sa coupole. Ses livres se vendent, chez nous, comme du Beaujolais ; il a reçu prix sur prix, médailles, citations. Et chaque fois la radio d'ici amplifiait l'événement et dans le coeur de chaque nègre de l'île il y avait une grande fierté, comme s'il recevait, en personne, les hommages et les millions.

Le médecin
Mais Orphée, dans cette histoire, il a accepté de tomber, comme ça, dans le piège ?

L'inspecteur
Comme une mouche dans une toile d'araignée. Quant à savoir s'il y est tombé volontairement ou non, mystère ! qui n'a pas beaucoup d'intérêt, d'ailleurs.

La voix historique
Comme une mouche dans une toile d'araignée !
Oui !
Orgueil ?
naïveté ?
trahison ?

(Un groupe d'hommes autour d'une lampe)

Le militant
Camarades, Orphée vous a trahis. Je dis bien VOUS, vous qui travaillez la terre, vous les ouvriers des distilleries, vous les pêcheurs, vous les artisans des villes et des communes, vous les dockers... Pourquoi ? parce qu'il a toujours chanté l'Homme nègre, la Splendeur nègre, la Beauté nègre, l'Agilité nègre... tellement chanté, tellement chanté qu'il a bondi vers les étoiles, et de là-haut, camarades, pas moyen de voir le nègre des Antilles, cassé en deux dans le champ de cannes... pas moyen d'entendre dans les cases, les petits enfants qui pleurent parce qu'ils ont faim... Pas moyen non plus de savoir exactement ce que c'est qu'une lessiveuse râpant ses mains, comme du manioc, sur une roche de la rivière.

Un coupeur de cannes
A beau dire ! mais c'est grâce à lui si, aujourd'hui, je peux regarder le Blanc droit dans les yeux, sans aucune espèce de honte : parce que je sais à présent que, nous les nègres, nous aussi, nous pouvons devenir des physiciens, des philosophes, des intellectuels, comme dit la parole !

Une servante
C'est un peu grâce à Orphée que j'ai décidé de travailler comme une bourelle pour faire mon fils aller à l'école, jusqu'au bout !

Un docker
Et puis, camarade, quand je vois un nègre, noir comme moi-même, parler mieux que les Blancs, c'est comme si les sacs de farine-france, les caisses de pomme de terre, les fûts de morue salée, n'avaient plus aucun poids. Je suis prêt à charroyer toute la terre.

Le militant
D'accord ! tout à fait d'accord ! Tous, nous disons :
Merci mille fois merci, Orphée. Tu as crié aux quatre coins du monde, mieux qu'aucun d'entre nous.
Tu as crié que l'Afrique, martyrisée des siècles et des siècles
Jamais n'a été une seule grande jungle,
Mais la maison d'hommes, de femmes aussi capables
que les hommes et les femmes des autres maisons de la terre.
Mille fois merci, Orphée !
Tu nous a fait comprendre, à nous, petit-fils d'Afrique,
que nous n'étions pas maudits pour une éternité.
Mille fois merci, Orphée...
Mais, camarades, toute cette reconnaissance à Orphée ne doit pas nous faire aujourd'hui, marcher, comme lui, dans les nuages...
Nos problèmes, l'exploitation des colons, le chômage huit mois sur douze, l'exil pour chercher du travail, notre misère bleue, c'est ici, dans cette île, qu'elle se trouve.
C'est ici, dans cette île, que les neuf-dixième de la terre, le commerce, les usines, les banques pour le crédit, même vos cases, sont dans la main d'une poignée d'hommes sans foi ni loi.
Camarades, est-ce que Orphée a dit et redit ces choses dans ces discours ?
dans ses poèmes ?
Non !
Est-ce que Orphée est resté parmi vous trouver les solutions ?
Non !
Est-ce que Orphée, papa Orphée, est-ce qu'il a empêché les gendarmes de venir prendre ton fils pour l'envoyer à la guerre tuer ses frères d'Afrique ?

Une amareuse
Non. Il est parti mon ich, et pour toujours.

Le militant
Et toi, camarade, quand le béké t'a jeté à la porte de son usine, comme un paquet de linge sale, est-ce que la "Délivrance Nègre" de compère Orphée a donné à manger à ta femme et à tes six enfants.

Un ouvrier
Han !

Le militant
Répondez, camarades ! Est-ce que c'est Orphée qui a reçu les balles des CRS lors de la grève...? Est-ce que ces belles phrases ont tiré de la geôle les emprisonnés de décembre.

(silence)

Un coupeur de cannes
Et alors ?

Le militant
Alors, camarades, le temps des Orphée est mort !
Nous voyons assez clair maintenant, pour aller plus loin...
Nous ne sommes pas seuls sur le chemin... La LIBERTE,
c'est, avant tout, de vos mains qu'elle sortira, camarades. De vos mains, et de rien d'autre...
Nous n'avons plus besoin d'Orphée !

L'écho
Nous n'avons plus besoin d'Orphée !
Nous n'avons plus besoin d'Orphée !
Nous n'avons plus besoin d'Orphée !

La voix historique
Trahison
Oui !
Trahison objective
sinon volontaire ?
Raison suffisante
pour payer cher
ton crime
Orphée
toi
numéro premier
d'une longue série.

(un groupe d'hommes)...

Un pêcheur
Il marchait sous la lune. Il mâchonnait "Voici le moment d'enlacer la Terre de nos bras fraternels pour que la fête nègre submerge l'univers de nos tambours furieux"... Alors, j'ai sauté sur lui, ouap comme un coup de harpon !... Il est tombé à la renverse; j'ai donné encore ouap ! ouap ! comme si c'était une békune.

Un coupeur de cannes
A mon tour, j'ai levé mon bras et puis, han ! Autour de nous, dans la nuit, un seul bruit de cannes qui tombent par terre.

Un docker
Et moi aussi, je voulais frapper, et j'ai enfoncé le coutelas dans son corps et le sang a sauté sur ma figure, comme qui dirait un baril défoncé.

Un ouvrier
Je lui ai donné, moi aussi, ma part... Alors, nous sommes devenus, pour ainsi dire, enragés... Tous ensemble, nous avons lapidé son corps à grands coups de coutelas... La lune est rentrée dans un nuage ; une étoile filante, comme un coq-game, a traversé le ciel du nord au sud. La vérité !... Alors, on s'est arrêté et puis on est reparti, rassasiés et c'était dans nos corps un grand soulagement, tout comme après un bain de feuilles corrossol.

(Entrent la vieille fille et un curé)

La vieille fille
Le voici. Monsieur l'abbé... Il a ouvert et fermé les yeux, comme ça. Je croyais que je rêvais mais il les a ouverts fermés une deuxième fois... Alors, j'ai couru au presbytère vous chercher.

Le curé
Attention, Mademoiselle ! Ne nous affolons pas.

La vieille fille
Mais je suis sûre de mon affaire, Monsieur l'abbé.

Le curé
Elle était sûre de son affaire, elle aussi, la jeune fille qui vit, tantôt, la Vierge Marie lui sourire, dans un miroir, et pourtant ! Sans parler de cette kyrielle d'apparitions-disparitions signalées dans les mornes.

La vieille fille
Regardez comme il est beau ! (elle s'agenouille) Orphée, réveille-toi ! Orphée, viens dans mes bras reprendre forme et vie.

Le curé

Mademoiselle...

(arrivent le banquier, le commerçant)

Le banquier
Arrêtez, vieille folle ! C'est la meilleure manière de le glacer à tout jamais, avec vos étreintes... Orphée, mon cher Orphée, reviens parmi nous. Tu auras tout ce que tu voudras : de l'or, des titres, la moitié des actions de mes banques, tout, selon tes désirs !

Le commerçant
Je m'engage à te nourrir gratuitement et des meilleures victuailles de la terre : des pêches veloutées, des vins capiteux, des crustacés, du caviar.

Le banquier
Mon Père, faites quelque chose, aidez-nous... Nous avons encore besoin de ses chansons.

Le curé
Prions, mon fils ! Dieu y pourvoira !

(ils se mettent tous, à genoux... La Mort a repris sa pose de statue.. La négritude s'est retirée discrètement... Cri du coq et l'écho dit)

L'écho
Nous n'avons plus besoin d'Orphée !
Plus besoin d'Orphée !
Plus besoin d'Orphée !

(Entre l'ancien combattant qui tournoie autour du groupe comme une grosse mouche)

L'ancien combattant
Pan pan pan pan pan pan pan pan pan...

(Soudain, tous se mettent à tirer des coups de feu, lancer des grenades, épauler des fusils imaginaires)

Tous (folle sarabande)
Pan pan pan boum boum pan pan Pchiiiiiiboun, panpanpan.


RIDEAU



1 : "Orphée Nègre" dont nous donnerons ici des extraits, sera publiée prochainement avec deux autres pièces : "Voix de Sirènes" et "Des voix dans une prison". P. J. Oswald éditeur, Collection : Théâtre Africain.
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