souffles
numéro 6, deuxième trimestre 1967

ahmed bouanani
l'analphabète : histoire
pp. 23-27


Si tu veux... Je me dis chaque jour
Si tu veux revoir les chiens noirs de ton enfance
fais-toi une raison
jette tes cheveux dans la rivière de mensonges
Plonge plonge plus profondément encore
Que t'importe les masques mais
fais-toi une raison et meurs s'il le faut
et meurs s'il le faut
avec les chiens noirs qui s'ébattent dans les dépotoirs des
     faubourgs parmi les têtes chauves les gosses des bidonvilles
     mangeurs de sauterelles et de lunes chaudes.

en ce temps-là il pleuvait des saisons de couleurs
il pleuvait de la lune des dragons légendaires
le ciel bienfaiteur s'ouvrait sur des cavaliers blancs
même que sur les terrasses de Casablanca
chantaient des vieilles femmes coquettes
une nuit un enfant attira
la lune dans un guet-apens
                      dix années plus tard
il retrouva la lune
               vieille et toute pâle

plus vieille encore que les vieilles femmes sans miroirs
les grands-mères moustachues palabrant comme la mauvaise pluie
alors alors il comprit
que les saisons de couleurs étaient une invention
des ancêtres Ce fut la mort des arbres la mort des géants de la
     montagne El ghalia bent el Mansour ne vivait pas au-delà des
     sept mers sur le dos des aigles il la rencontra au bidonville
     de Ben Msik si ce n'est pas aux carrières centrales près des
     baraques foraines elle portait des chaussures en plastique

     et elle se prostituait avec le réparateur de bicyclettes...
mon mal est un monde barbare
qui se veut sans arithmétiques ni calculs
je drape les égouts et les dépotoirs
j'appelle amis
tous les chiens noirs
Mon usine est sans robots
mes machines sont en grève
les vagues de mon océan parlent
un langage qui n'est pas le vôtre
je suis mort et vous m'accusez de vivre
je fume des cigarettes de second ordre
et vous m'accusez de brûler des fermes féodales
écoutez
écoutez-moi
Par quelle loi est-il permis au coq
de voler plus haut que l'aigle ?
en rêve le poisson voudrait sauter jusqu'au 7e ciel
en rêve j'ai bâti des terrasses et des villes entières
Casablanca vivait sous la bombe américaine
Ma tante tremblait dans les escaliers et il lui semblait voir le
     soleil s'ouvrir par le ventre Mon frère M'Hammed avec la
     flamme d'une bougie faisait danser Charlie Chaplin et Dick Tracy
     Ma mère...
Dois-je vraiment revenir à la maison aux persiennes ?
les escaliers envahis par une armée de rats
la femme nue aux mains de sorcellerie
Allal violant Milouda dans une mare de sang
et les Sénégalais "Camarades y mangi haw-haw"
coupant le sexe à un boucher de Derb el Kabir...
Dois-je vraiment revenir aux chiens noirs de mon enfance ?
La sentinelle se lave les pieds dans tes larmes
ton rêve le plus ébauché bascule dans le monde barbare du jour
     et de la lune
Tu ne tiens pas debout
tes équations dans les poches
le monde sur les cornes du taureau
le poisson dans le nuage
le nuage dans la goutte d'eau
et la goutte d'eau contenant l'infini
Les murs du ciel saignent
par tous les pores des chiens
entonnent un chant barbare qui fait rire les montagnes
C'est un chant kabyle ou une légende targuie
peut-être est-ce tout simplement un conte
et ce conte s'achève en tombant dans le ruisseau
il met
     des sandales en papier
                        sort dans la rue
regarde ses pieds
               et trouve qu'il marche
                                  pieds nus
Les murs du ciel saignent par tous les pores
Le vent les nuages la terre et la forêt
Les hommes devenus chanson populaire
Derrière le soleil
               des officiers
                          creusent
                                  des tombes
Un homme
          est
              mort
                   sur le trottoir
une balle de 7,65 dans la nuque
                          et puis
et puis voici
une vieille qui se lamente
en voici une autre qui raconte aux enfants des histoires de miel
     et de lait où il est question de sept têtes et de la moitié
     d'un royaume
le vent fou se lève soudain sur ses genoux
éteint le feu sous la marmite
                       dégringole les escaliers
et
   s'en va
          s'amuser sur les pavés de la rue Monastir en racontant
     les mêmes histoires lubriques aux fenêtres des alentours
et la poitrine pleine et les yeux plus hauts que le ciel
toutes les maisons les terrasses et le soleil
franchissent le plafond jusqu'à mon lit
Mes cheveux
            ou mes mains
                        retrouvent l'usage
                                       de la parole
De ce que j'ai le plus aimé je veux
préserver la mémoire intacte
les lieux les noms les gestes - nos voix
un chant
        est
          né - était-ce un chant ?
De ce que j'ai le plus aimé je veux
préserver la mémoire intacte mais
soudain voilà
           les lieux se confondent avec d'autres lieux les
                  noms glissent un à un dans la mort
une colline bleue a parlé - où donc était-ce ?
un chant est né ma mémoire se réveille
mes pas ne connaissent plus les chemins mes yeux
ne connaissent plus la maison ni les terrasses la maison où
     vivaient des fleurs autrefois un vieux chapelet de la Kaâba
     et des peaux de moutons
Dans ce monde en papier journal
il n'y a pas
          de vent fou
                    ni de maisons qui dansent
il y a
     derrière
            le soleil
                   des officiers
                              creusant
                                      des tombes
et dans le silence
              le fracas des pelles
                              remplace
                                      le chant
......
Victor Hugo buvait dans un crâne
à la santé des barricades
Maïakovsky lui
désarçonnait les nuages dans les villes radiophoniques
(il fallait chercher la flûte de vertèbres aux cimetières du futur)
Aujourd'hui
il me faut désamorcer les chants d'amour
les papillons fumant la pipe d'ébène
les fleurs ont la peau du loup
les innocents oiseaux se saoulent à la bière - il en est même
     quelques-uns qui cachent un revolver ou un couteau
Mon coeur a loué une garçonnière
au bout de mes jambes
Allons réveillez-vous les hommes
Des enfants du soleil en sortira-t-il encore des balayeurs et
     des mendiants ?
où donc est passé celui-là qui faisait trembler les morts dans
     les campagnes ? et celui-là qui brisait un pain de sucre en
     pliant un bras ? et celui-là qui disparaissait par la bouche
     des égouts après avoir à lui tout seul renversé un bataillon
     de jeeps et de camions ?...
Toutes les mémoires sont ouvertes
mais
     le vent a emporté les paroles
mais
     les ruisseaux ont emporté les paroles
il nous reste des paroles étranges
un alphabet étrange
qui s'étonnerait à la vue d'une chamelle.
L'aède s'est tu
Pour s'abriter de la pluie Mririda
s'est jetée dans le ruisseau
A l'école
        on mange
                 de l'avoine
la phrase secrète ne délivre plus
Cet enfant ne guérira-t-il donc jamais ?
Prépare-lui ma soeur la recette que je t'ai indiquée et n'oublie
              pas d'écraser l'oiseau dans le mortier...
mais enfin de quoi souffre-t-il ?
Vois-tu
mon père à moi n'a pas fait la guerre Il a hérité de ses ancêtres
     un coffret plein de livres et de manuscrits il passait des
     soirées à les lire Une fois il s'endormit et à son réveil il
     devint fou

Quinze jours durant il eut l'impression de vivre dans un puits
     très profond il creusait il creusait furieusement mais il
     ne parvenait pas à atteindre la nappe d'eau

il eut grande soif
le seizième jour ma mère lui fit faire un talisman coûteux
     qui le rendit à la raison seulement seulement depuis ce
     jour-là il devint analphabète il ne savait plus écrire son
     nom
Quand il retrouva le coffret il prit sa hache et le réduisit en
     morceaux Ma mère s'en servit pour faire cuire la tête du
     mouton de l'Aïd el Kébir Aujourd'hui encore lorsque je
     demande à mon père où sont passés les livres et les manuscrits
     il me regarde longuement et me répond
Je crois je crois bien que je les ai laissés au fond du puits.



Page suivante
souffles: sommaire du deuxième trimestre 1967 ou sommaire général
Sommaire de ClicNet

souffles mars 1998
cnetter1@swarthmore.edu
spear@lehman.cuny.edu