Camille Mondon
Cargo
Avant cet amour-là, l’évocation du mot « cargo » était pour moi synonyme de grands voyages, d’évasion vers l’infini, de confrontation avec l’immensité, de courses sans fin vers un horizon toujours repoussé à l’autre bout de l’océan. J’imaginais un univers de calme, peuplé de cris de mouettes et de poissons suiveurs, de fureur aussi, lorsque la mer se déchaîne sous les ciels d’orage et que les vagues s’élèvent en montagnes infranchissables. J’imaginais les ports aux quais encombrés et grouillants du va-et-vient incessant des dockers et des engins, des lieux étonnants et bruyants où se mêlent les sons aigus des ferrailles, les grincements des grues, les hurlements des hommes, les souffles graves et puissants des sirènes annonçant les départs et les arrivées. Un univers hors des villes et hors du temps, aux odeurs tenaces de graisse et de sueurs, pour de courts moments d’escale. L’idée en était incontestablement forte, violente et attirante à la fois ; une sorte de rêve enivrant et de cauchemar. Avant cet amour-là, la réalité était encore confuse, les contours mal définis, le fantasme très grand.
Désormais, je sais. L’univers est clos, masculin et coloré de toutes les mixités. Dans ce lieu de travail, la tâche est rude, les paroles sont rares, les minutes se comptent au rythme des fuseaux horaires et des décalages dans un temps qui n’arrive pas à passer. Le voyage n’y est qu’une parenthèse de longs mois, entre les vagues et le ciel. Une vie de forçat ou de prisonnier, selon le grade et l’affectation du marin sur le navire. Six heures de travail, six heures de repos. Pas de jour, pas de nuit, un planning qu’il faut respecter sans relâche au gré des courants et des vents contraires, en dépit des tempêtes et des ouragans. Des peurs au quotidien et des inquiétudes de tous les instants grandies par la distance, la séparation d’avec les êtres chers que seules les rares liaisons par satellite permettent d’atténuer, l’espace de quelques heures. A bord, les joies sont éphémères et l’envie du marin n’est jamais l’horizon lointain, la découverte d'un rivage inconnu, d'un autre monde possible, mais toujours celle du retour à la terre avec la promesse d’un gain substantiel et des retrouvailles avec la famille, les amis, les aimés, une obsession de chaque seconde.
Sur le rivage, les quais affectés aux cargos sont à l’extrémité des ports, près des silos et des montagnes de minerais. Le paysage est ingrat, l’escale besogneuse. Il faut assurer les chargements et déchargements, l’entretien des cuves, des soutes et des ponts… Cinq à six jours de labeur et à terme, parfois, un moment laissé au marin pour boire une bière au bar du port en reluquant les filles. Un bonheur rare, car le plus souvent, aux amarrages coûteux, la compagnie maritime privilégie des lieux d’encrage au large, avec des transferts de cargaisons par barges ; une solution plus économique. Loin du rivage et très loin du port, tous restent à bord.
Dans la famille des cargos il y a les vaisseaux porte-conteneurs, les tankers, les gaziers, et les vraquiers ou “bulks” ; les plus nombreux à sillonner les mers du globe et les plus dangereux car souvent vieux et reconvertis. La cargaison en vrac, solide ou liquide, contenue dans des caissons, est soumise plus que tout autre chargement, au roulis et au tangage du navire. Dans les contenants, le blé gonfle et fermente, le charbon s’effrite et se réduit en poudre, le sel se dissout et se tasse, la cargaison évolue sans cesse sous le choc des vagues et peut à tout instant déstabiliser le bateau, avec le risque permanent du naufrage. L’attention de l’équipage est permanente. Pas de répit pour le maître à bord qui change tous les quatre mois, pas de répit pour les officiers épuisés au bout de six mois, pas de répit non plus pour les ouvriers de la mer, qui voient leur délivrance au terme d’un contrat de dix mois.
Parmi les vingt-quatre marins embarqués sur un vraquier, un seul officier électricien intervient de jour comme de nuit, en navigation et à l’escale. Au dernier voyage transpacifique, cet officier reste six mois sur le navire, sans jamais quitter le bord ; un voyage en plusieurs rotations, du Japon à la côte mexicaine, jusqu’à l’île de Cedros, où des montagnes blanches de sel marin attendent sur les quais les chargements avant le convoyage pour la salaison des poissons japonais. Au fil des appels satellitaires, la voix enjouée du marin se teinte de lassitude, puis de tristesse et de mélancolie. La fatigue gagne. L’homme s’épuise en de longs monologues qui ne laissent plus de place à l’échange. Et le souffle vient à manquer, jusqu’à rendre toute communication impossible.
Au terme du contrat, le débarquement se fait dans l'urgence. Le retour au pays n'est que pour deux à trois mois. Les retrouvailles avec la famille et les proches sont salutaires, les appels et messages nombreux pour maintenir le contact avec la France… Puis, c’est le retour en mer... encore et toujours.
Loin des fantasmes du voyage, des rêves d’horizon, de dauphins et d’albatros, le « cargo » n’est qu’éloignement, solitude, attente, ennui, désirs et peurs. La réalité touche au corps, à l’âme et au coeur. Elle n’est que souffrance.
Juin 2008