Liquide et prête à l'emploi, l'encre de chine que j'utilisais était d'un noir intense. Elle brillait en séchant, donnait au dessin force et consistance. Sous le pinceau ou au bout des Rotring, elle courait volontiers sur le papier blanc et le calque. Additionnée d'eau, elle permettait une infinité de nuances de gris. C'était avant l'outil informatique et le dessin assisté.
La visite d'une fabrique de Tunxi fut un grand moment de rencontre avec la véritable encre de Chine. Connue dans tout l'Extrême-Orient sous le nom d'encre Hui, elle est produite depuis des siècles au centre de la Chine dans le district de Huizhou au sud de la province d'Anhui. Contrairement aux encres industrielles à base d'oxydes métalliques utilisées en Europe, l'encre Hui est élaborée à partir du noir de fumée provenant de la combustion d'une variété d'épicéa poussant dans cette région montagneuse. L'origine de cette encre noire "dure comme de la pierre" remonte à l'époque Tang (618-904).
Le processus de fabrication demeure inchangé et j'en ai observé les différentes étapes avec intérêt. La suie produite par la combustion du bois est recueillie à l'aide d'une batterie d'entonnoirs disposée au dessus des foyers. Elle se colle aux parois en une couche épaisse, d'où elle est retirée et mélangée par petite quantité à une substance huileuse d'origine végétale jusqu'à l'obtention d'une pâte homogène et compacte. La composition de l'huile et les proportions du mélange ne me furent pas révélées. C'est un "secret" que chaque fabrique garde jalousement. Posée sur une enclume, la pâte est battue au marteau pendant plusieurs jours, jusqu'à devenir suffisamment malléable pour être moulée en bâton. Pour une encre odorante de bonne facture, le séchage prend une année environ. Signée par la fabrique et décorée d’un dragon ou d'un bambou doré, l'encre solide est commercialisée dans des étuis de bois. Elle doit être conservée à l'abri d'un air trop sec afin de garder toutes ses qualités. Le jus d'encre s'obtient en écrasant délicatement dans un mouvement circulaire l'extrêmité du bâton sur une pierre à encre tout en ajoutant de l'eau par filets successifs. Ces gestes sont ceux de générations de peintres et de calligraphes qui perpétuent l'art et la tradition.
L'encre, le pinceau à lavis, le papier de riz et la pierre à encre, sont nommés avec respect, les "Quatre trésors du lettré". La pierre à encre ou yàn, à la surface lisse, au grain dur et pointu, a été été déclinée au fil du temps en de multiples versions. Certains spécimens destinés sans doute à l'ornementation, surprennent par leurs dimensions et leur forme sculpturale. Les verseuses en grès ou porcelaine indispensables pour contenir l'eau, étonnent par leur raffinement. Les objets les plus anciens se chinent chez les antiquaires. Ceux plus récents sont offerts à la vente dans les innombrables boutiques spécialisées du bourg. A Tunxi, l'intérêt pour la pratique de l'encre de Chine est grandissant, les amateurs venus de loin sont nombreux et le commerce florissant. Nul doute, pour des millions d'asiatiques, l'encre Hui est la meilleure de toutes les encres du monde !