Il est un livre, admirable, qui est le bréviaire de la siamité et le compendium des vertus thaïlandaises. Sans cesse filmé, télévisé, réédité, mis en scène, Si Phaengdin est devenu le miroir d'une réalité avec laquelle il se confond tant ses reflets sont forts et l'engouement qu'il soulève constant. Mae Ploj, l'héroïne du roman, naît sous le règne de Chulalongkorn, fille d'une épouse mineure d'un dignitaire, traverse ceux de Rama VI et Rama VII et meurt le lendemain de la mort si controversée du roi Ananda en 1946. Mae Ploj sert au Palais, se marie, connaît la modernisation du royaume, vit le coup d'état de 1932 et les années japonaises. Sa vie réverbère avec modestie les changements profonds qui ont façonné la Thaïlande moderne à laquelle elle s'adapte avec résignation et bon sens. Mae Ploj est une mère exemplaire, une épouse sans pareille, une servante accomplie du Palais. Elle exalte l'harmonie sociale, la digestion des conflits, la hiérarchie des hommes, le respect du roi, la fidélité au Bouddha, le patriotisme, la famille, l'obéissance au karma; bref elle est un parangon des vertus et des valeurs que les Thaï se donnent à eux-mêmes et dont ils projettent l'image avec détermination. Certes, l'ouvrage pourtant très long est très court sur la critique sociale mais tel n'est point son objet. Admirablement troussé, il se veut la geste de la naissance du royaume moderne et la célébration des qualités hautes et certaines qui ont permis son avènement.L'auteur était d'ailleurs admirablement placé pour créer la fresque et doté des talents adéquats. Kukrit Pramoj, né en 1911, est un aristocrate de très haut rang, éduqué dans les meilleurs écoles de Thaïlande et d'Angleterre, fondateur de presse, homme politique, ancien premier ministre, artiste, acteur de cinéma et spécialiste du la-khon [théâtre siamois], éditorialiste virulent, redouté faiseur d'opinion; le "maverick" de la politique thaïlandaise disent nos amis anglo-saxons. Aujourd'hui, vieilli, il reste un trésor national vivant et inscrit pour la postérité. Car le succès de son roman ne s'atténue pas, tant il incarne un vieux rêve qui s'éloigne sous les coups du modernisme, celui d'une Thaïlande aimable et batelière unissant la grande famille siamoise à l'ombre du trône.
Les décors du livre, à tout le moins ce qu'il en restait, étaient toujours dressés, et Hemdé les visitait comme autant de lieux de la mémoire et de monuments devenus historiques. La lecture de l'ouvrage était un heureux contrepoint à l'investigation des lieux, et les deux servaient à la description, à la compréhension et à l'amour d'une admirable culture de la vie quotidienne.
La culture thaï n'a jamais dominé dans les arts majeurs de la création artistique. Son patrimoine musical, architectural ou pictural est largement partagé avec ceux de la région, et très imprégné, suivant les lieux, d'influences khmérisantes ou indianisantes. Les plus beaux temples, ceux du Nord, sont plus cousins de ceux de Luang Prabang que de ceux de la plaine centrale. Le Nord-est est habité par les quelque six cents monuments: ce sont ceux que laissa l'imperium d'Angkor. Le stupa est infiniment plus illustré en Birmanie qu'au Siam, et la seule musique populaire très vivante est celle de l'I-sâan, le khaen, musique lao, reconnue comme telle et donc relativement mineure aux oreilles de l'orthodoxie. La capitale conserve avec une ferveur officielle la musique et le ballet de cour, dont les formes si belles n'en sont pas moins définitivement figées et sont à l'évidence soeurs germaines de celles qui ornaient la cour de Phnom-Penh. Le modèle officiel des temples qui se multiplie sous l'actuelle dynastie reste souvent académique, froid et grand, avec un renfort certain de clinquant et de dorures.
En revanche, le Siam a porté certains arts dits mineurs à des hauteurs. Ces arts sont souvent liés au plaisir de la vie et à l'agrément de l'environnement immédiat.
Le jardin siamois, hélas malmené par le développement, est très loin des atteintes philosophiques du jardin chinois ou japonais, très écarté de la représentation politique du jardin à la française, et aussi séparé du jardin romantique ou anglais et de sa re-création d'une nature plus naturelle que la nature. Le jardin siamois est peut-être, avant tout, bien-être: fraîcheur des mares à lotus, des canaux à roseaux, des ombrages du flamboyant et du frangipanier, mais aussi confort de la promenade qui serpente sans projet entre les massifs de végétation charnue, les rideaux de bambous et les écrans du ravenala; confort aussi des yeux à la vue d'une nature superbement constituée [pas reconstituée] à partir d'éléments comme l'eau, l'arbre, l'espace qui étaient déjà là. Le décor sans arrière-pensée, sans artifice mais non sans habileté et sans rigueur de propos est fait plus pour y vivre que pour y regarder, pour y recevoir plus que pour y voir, plus pour la convivialité que pour le spectacle.
C'est dire s'il est indissociable de la maison dont il est l'écrin. Le Palais du jardin des laitues [wangsuanpakaa] est exemplaire en ce sens car la maison et les pavillons sur pilotis, les salons de méditation, les salles de réception et les quartiers du dedans ne sont que vues sur le jardin, parties du jardin aussi et ce jardin rentre dans la maison comme la maison l'envahit. Les deux se protègent et font une boule de quiétude dans la fournaise automobile qui mange la belle avenue Sri Ayutthaya. La maison du Jardin des laitues, comme les belles demeures traditionnelles du royaume toutes en bois de teck, est également un petit chef-d'oeuvre de beauté et d'aises: en haut des escaliers, entre les atriums et les galeries couvertes, des planches noires, polies par le cheminement des pieds nus, inlassablement nettoyées, fraîches dans leur reflet de métal, des portes laquées ou sculptées, l'oratoire, et d'innombrables ouvertures pour agencer les courants d'air salutaires.
C'est une maison qui vit, tant elle est près de la nature et faite de ses matériaux; elle est accueillante aux humains, mais elle devient rare car le bois de teck est théoriquement inaccessible et la main-d'oeuvre spécialisée vieillissante. Alors, on visitera ces regards vers le passé que sont le palais du Prince Naris à Khlongtoï, les résidences princières de Nakhom Pathom, le bourgeois château Williams, les palais situés autour du parlement ou celui de Kangvan à Phetchaburi.
Les derniers arts appliqués de la tradition, le laque, le travail de l'argent et la dinanderie, la broderie de soie, la vannerie de bambou ou de yan-lipao, le tissage de la soie mudmee, le stuc et la fresque, qui ornaient les belles résidences patriciennes sont conservés au palais royal de Suan Chit, dans une fondation palatine pour jeunes démunis. Là, des pauvres du royaume apprennent des métiers qui tous sont fondés sur une intense minutie du geste, une grande concentration et précision tout au long des semaines et des mois de gestes identiques et uniques d'où sortent les chefs-d'oeuvre. Archétypaux sont la vannerie et le tissage de l'herbe yan-lipao, si fine et difficile à travailler qu'il faut plusieurs mois pour faire une boîte à bétel. L'objet est beau et fort de l'application inimaginable qu'il contient: le regard louche, à force de concentration d'une jeune madone qui pousse l'aiguille d'un fil presque invisible dont seul le temps épaissit lentement la trace.
Les Thaï qui n'ont pas construit Angkor ou Schwedagon peuvent être heureux. Ils savent illuminer la vie d'une beauté qui, si elle n'est pas éternelle, a l'intensité de la fleur d'hypomée et qui touche à l'hédonisme profond de leur culture.
Nulle part ailleurs qu'au Pak Khlong Talat, le marché aux fleurs coupées de la rue Chahkapetch et du soï Tha Klang, la chose est plus visible. En effet, les fleurs ne sont pas arrangées mais rassemblées en bottes ou gerbes, pour la vente en gros. Elles émettent des éclairs saisissants de beauté et fulgurants de couleurs et proposent des compositions abstraites, des taches d'harmonie et de contrastes que nul fleuriste ne pourrait imaginer. N'y-a-t-il pas là, offert sur la rue, le spectacle d'un secret raffinement? N'importe quelle fille du pays sait trousser, naturellement, instinctivement, rapidement un bouquet qui ne doit rien à l'ikébana, qui est peut-être le fruit de l'éducation, mais qui doit beaucoup à quelque exigence intérieure jamais ressentie mais ainsi exprimée.
Du cadre de vie ancien, les témoignages sont moins nombreux qu'on ne pourrait l'espérer, du moins avant l'invention de la photographie. Ceux sur le Palais sont encore plus rares, la plus grande partie d'icelui ayant longtemps été ville interdite. La relation d'Anna Leonowens, répétitrice d'anglais de certains des enfants du Roi Mongkut en apparaîtrait d'autant plus précieuse. Et pourtant...
Nul film n'a plus choqué les Thaïlandais que la comédie musicale le Roi et moi, où le roi Mongkut emprunte la calvitie de Yul Brinner. Dans un palais siamois de pacotille, il sautille et pousse la chansonnette autour de l'institutrice anglaise de ses enfants dont il est, bien sûr et sans espoir pour le futur, amoureux et aimé.
Drame cornélien, sûrement, mais certainement pas thaï. Le roi Mongkut, un des monarques les plus révérés de l'histoire thaïlandaise, fut près de vingt ans moine avant de devenir roi, il créa une obédience bouddhiste toujours vivante, s'intéressa aux langues étrangères et aux sciences. Il mourut d'ailleurs d'une malaria contractée sur le lieu d'observation d'une expédition astronomique française qu'il accompagna dans le sud en 1868. Il gouverna le royaume avec le sérieux, la rigueur et la finesse que commandait la montée des appétits impérialistes anglais et français en Birmanie, au Laos et au Cambodge.
Le film tirait son argument des mémoires de la célèbre institutrice, Anna Leonowens, The English Governess at the Court of Siam [1870] et Romance of the Harem [1873] repris dans l'immense succès de librairie que fut Anna and the King of Siam de Margaret Coudon [1943].
Les historiens ont relevé dans les livres d'Anna d'innombrables erreurs et les preuves de son incompréhension presque totale de la culture et de la langue siamoise. Anna n'était qu'une institutrice d'anglais et rien de plus, mais douée d'une riche imagination qui la portait à la fabulation pure et simple. La chose fut mise en évidence par S.R. Bristowe qui s'intéressa à l'histoire de la famille d'Anna dans les années 1970. Anna se disait d'une famille militaire distinguée mais pauvre [père tombé au champ d'honneur dans l'armée des Indes] et veuve d'un officier supérieur, Thomas Leonowens, mort à Singapour lors d'une chasse au tigre.
Las, la vérité est moins belle. Anna naquit en Inde d'un père soldat de deuxième classe et d'une mère fille de canonnier. Elle fut sortie de la misère, à 14 ans, par un libidineux Révérend Badger qui aimait beaucoup les petites filles et en épousa une de douze ans. A dix-huit ans elle se maria à un petit employé Thomas Leon Owens dont la vie difficile mais agitée s'acheva à Penang comme maître d'hôtel en 1858.
Anna commença à enterrer ce passé complexe à Singapour, puis à Bangkok, avec l'aide des bons missionnaires protestants dont elle sut épouser l'ardeur anti-polygame. Ses inventions littéraires furent peut-être moins le fait d'une imagination débordante que nées du désir de respectabilité qui l'obsédait depuis sa cruelle jeunesse. Elle mourut au Canada en 1916 à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Son fils Louis resta au Siam, où il obtint des concessions de bois dans le Nord et fut un temps le propriétaire de l'hôtel Oriental.
Une des plus belles inventions de l'intrépide Anna fut celle des oubliettes du Grand Palais, où étaient jetées les concubines en disgrâce irrémédiable. Le Grand Palais n'a jamais eu d'oubliettes pour la bonne raison que la nature marécageuse du sol se prêtait mal à ce genre de génie civil. Jolie création aussi que le drame du bûcher où se serait consommé le châtiment d'une concubine royale [Anna ne les aimait vraiment pas] et d'un moine coupables d'avoir commis ensemble le péché de chair. Le feu n'a jamais été un châtiment sous la dynastie, surtout pour les moines qui l'utilisent saintement pour les crémations. Quant aux membres de la famille royale, s'ils étaient coupable de forfaiture, ils étaient enfermés dans des sacs de soie et battus à mort à l'aide de maillets sacrés réservés à cet effet. Après Anna et en raison de la modernisation de la fin du dix-neuvième siècle, le Palais s'ouvre et ses us sont décrits avec plus d'impartialité. Sans changement notable depuis la disparition de la ville interdite, l'institution et les usages sont toujours debout et restent une source de fierté pour les Thaï qui puisent dans leur spectacle assez immuable une rassurante consolation des avatars de la politique. Une autre institution, aussi immuable et vénérée, fait aussi partie des certitudes absolues d'un paysage sans changement et des rites prolongés depuis si longtemps qu'ils paraissent éternels. Le bouddhisme vit encore profondément, mais peut-être moins bien que la monarchie, car les tentations d'aggiornamento sont trop visibles pour qu'on les passe sous silence.
Page suivante