Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (19)


Khun Amnuaï, vieille fille par vocation, était du type religieux de stricte observance, attentive à l'offrande journalière de nourriture au bonze abonné de la ruelle. Elle respectait les jours sacrés [wanphra] et honorait les bouddhas, dieux et esprits d'un nombre considérable de sanctuaires, dont chacun correspondait à une intention ou une circonstance précise. Elle se préparait une belle réincarnation, tant son honnêteté, sa rigueur morale et sa compétence la prédestinait à un état très supérieur à celui dont elle bénéficiait.

Khun Sawaï était bien différente, portée sur la religion juste ce qu'il fallait, mais pas plus, et définitivement engagée dans les poursuites mondaines. Khun Sawaï était la gouvernante-cuisinière dont l'industrie et les talents étaient unanimement reconnus par le choeur des épouses expatriées: leur domesticité et ses carences étaient en effet un éternel sujet de conversation et de désolation qui rendait l'hommage plus profond encore. Khun Sawaï était en vérité une personne admirable. Grande cuisinière, organisatrice hors pair, dotée du sens de l'entreprise et de relations étendues, commerçante et négociante dans l'âme, elle n'avait pas sa pareille pour mettre sur pied, presque à l'improviste, un dîner de cinquante couverts avec l'argenterie du voisin et le renfort des domestiques de toute la rue, pour déclencher l'intervention immédiate des techniciens de l'électricité un samedi soir de pluies torrentielles, pour placer des employés de maison au Japon ou au Portugal, pour prêter de l'argent [cher mais à des emprunteurs sans garantie], pour louer des maisons ou pour lancer une loterie. Elle assumait ainsi avec grâce, dignité et intelligence un véritable magistère sur la foule des bonnes du quartier.

Elle était un véritable chef d'entreprise, à son meilleur pour l'organisation de fêtes, de pique-niques et des fameux pajthiaw.

Alors, dès quatre heures du matin, elle est debout, distribuant les rôles, vérifiant les contenus, inventoriant les nourritures et instruisant les chauffeurs des camionnettes dans le vacarme du départ, des rires énervés, et des piaillements des enfants. Au bout d'une heure les quarante participants sont vaille que vaille entassés dans les camionnettes, avec des vivres pour trente jours et des boissons pour quinze, glace prête et appareils photo en bandoulière.

Un des pique-niques se faisait rituellement aux chutes de l'Erawan, un très joli coin de la vallée de la Kwae-jaj, la fameuse rivière Kwaï, dans la province de Kanchanaburi, pas si loin du pont.

Là, quinze cascades superposées dans une aimable forêt accueillent chaque fin de semaine une foule de visiteurs qui en occupent les moindres recoins jusqu'à en cacher les rives. On arrive tôt, débarque des camionnettes, repère un espace au bord de l'eau, déploie des nattes vite recouvertes par la bouffe, les boissons fraîches, les boissons fortes et le tord-boyaux national, le ouisqui Mékhong, sans oublier le transistor à fond la caisse pour chasser ce qui resterait de silence, car le silence est bien triste. Les mômes se déshabillent et se jettent à l'eau en hurlant, les parents mangent, boivent, dorment à intervalles réguliers, jouent. La forêt de bambous n'est plus qu'un grand bruit de foule excitée et de radios tonitruantes. L'après-midi passé, on recharge les camionnettes, et tous, repus de nourriture, de soleil et de rigolades, mettent le cap sur la capitale. Belle et amusante journée réputée passée à la campagne et dans la nature, bien que les deux fussent absolument effacées par la foule et niées par son comportement. Khun Sawaï maîtrise l'intendance et l'ordonnance et ramène tout son monde au complet, à bon port, au lieu dit, mais jamais à l'heure dite. En effet, l'ordre projeté par l'état, ordre homothétique du haut en bas de la hiérarchie où la réitération à l'identique des installations matérielles des rites et de l'exactitude s'arrête à un certain niveau d'activités en dessous duquel le plus grand désordre règne. Les activités privées, familiales ou amicales, sont aussi relâchées, détendues, inexactes et désordonnées que celles, publiques, des bourgeois sont cadenassées de rigueur. Les Thaï, d'une exemplaire ponctualité dans la représentation ne connaissent plus la mesure du temps dans la distraction et les amusements. Cet espace de liberté est une respiration nécessaire dans un système social contraignant, où la première des pathologies est, il ne faut pas l'oublier, l'ulcère d'estomac.

Khun Sawaï manipule ces différents registres avec la plus extrême habileté. C'est, sans exagérer, un personnage considérable, qui témoigne de la naissance d'une nouvelle race de femmes probablement grandies par les difficultés de leur sexe. Elle gère également avec doigté les attaches familiales d'une vie complexe d'où les maris ont disparu ou se sont soumis. La nouvelle femme est typiquement et généralement une femme d'affaires, dont l'abandon aux normes de politesse totale n'empêche pas le velours de recouvrir un acier de volonté. Elle s'illustre dans le commerce, l'industrie, le gouvernement et l'académie, gouverne comme une impératrice, terrorise les hommes habitués à des modèles plus dociles, utilise son charme comme une arme supplémentaire et manipule les gens et les choses avec la science d'un stratège consommé. Aux sommets de la réussite financière, c'est elle qu'on voit au volant d'une puissante BMW, harnachée de diamants et d'un téléphone portatif, habillée chez les meilleurs couturiers d'Occident. Loin est la mère et Mae Ploj ou l'objet sexuel, car elle chasse, féline à part entière, sur les terres de l'extérieur où naguère ne fréquentaient que les hommes.

Ils sont un peu oubliés les subhasita [dictons] de la tradition qui voyaient la femme comme les pattes arrières de l'éléphant [l'homme étant à l'avant] soumise à la quintuple obligation d'être une épouse, une mère, une soeur, une esclave et une amie.

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30 juin 1997
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