Raisonnablement, pourtant, rien n'était moins certain et les derniers mois du séjour de Hemdé s'étaient déroulés sur l'arrière-plan d'une vie politique particulièrement compliquée et agitée. Il fallait même garder présents à l'esprit quelques éléments de chronologie pour s'y retrouver.Les élections de juillet 1988 amènent le général Prem Tinsulanond à laisser la charge de premier ministre qu'il détenait depuis 1980 [en survivant d'ailleurs à deux tentatives de coup d'état] au général Chatichaï Choonhavan, lideur du parti Chart Thaï et vainqueur des élections.
Le 23 février 1991, au motif de la corruption sans frein du gouvernement Chatichaï, le général Suchinda Krapayong, commandant en chef de l'armée de terre et homme fort d'une junte [le National Peace Council] renverse le gouvernement "démocratiquement élu" de Chatichaï dans l'indifférence générale, car la corruption était réelle, et installe comme premier ministre le très respecté Anand Panyarachum et un gouvernement de technocrates civils... le meilleur qu'aura jamais connu la Thaïlande, dira-t-on ensuite de manière très unanime: ironie de la politique.
À la fin de 1991, la junte se taille une nouvelle constitution à la mesure de ses ambitions, au moyen d'une constituante désignée et truffée d'officiers d'active, car on n'est jamais trop prudent. Sur cette base et comme il l'avait promis, le gouvernement de Anand organise les élections du 22 mars 1992 qui, ô divine surprise, donnent une belle majorité à une coalition de cinq partis pro-militaires...dont le Chart Thaï soi-même qui rejoint ainsi ceux qui le renversaient un an auparavant. Le tête à queue s'était fait sans déchirement idéologique, mais les menaces et les chèques avaient volé bien bas.
Le 7 avril 1992, revenant sur sa parole et négligeant l'avertissement de l'esprit du gardien du temple, Suchinda "accepte" de devenir premier ministre sans avoir été élu le 22 mars.
La relative faveur dont Suchinda avait joui dans l'opinion publique au lendemain du coup d'état était depuis longtemps dissipée et sa réputation singulièrement ternie, entre autres, par une obscure histoire de terrain de golf à construire dans un parc national, par dérogation [sic]. Suchinda en était le président, et l'architecte le célébrissime Jack Nicklaus qui avait pu survoler la forêt primaire à éclaircir dans un hélicoptère de l'armée. Sa décision d'accepter le poste de premier ministre est saluée par l'organisation de manifestations massives, menées par le chef de l'opposition démocratique et ancien maire de Bangkok, le très populaire Chamlong Srimuang.
Sous la pression, les partis de la coalition militaire promettent le vote d'un amendement constitutionnel interdisant que le poste de premier ministre soit occupé par un non-élu, mais ne peuvent se résoudre à tenir un engagement qui écarte Suchinda du pouvoir. Les manoeuvres dilatoires du parlement se poursuivent et nourrissent la tension qui culmine dans les énormes manifestations du 17 au 20 mai et l'assassinat, de sang froid et par une troupe disciplinée obéissant aux ordres, d'une centaine au moins de manifestants sans arme.
Le 20 mai, quelques minutes avant minuit, dans une capitale vide, terrée, terrifiée et livrée aux plus folles rumeurs, l'armée libère les ondes de la télévision qui avait totalement ignoré les évènements, et le roi parle à son peuple par le biais d'une leçon de morale à Suchinda et Chamlong humblement agenouillés devant lui. C'est le début de la décrispation et du retour à l'ordre.
Le 24 mai, Suchinda démissionne après quarante-sept jours d'impuissant pouvoir et disparaît avec ses complices de la junte, Kaset Rojananin, commandant suprême des forces armées et chef de l'aviation, et Issarapond Noonpakdi, éphémère commandant en chef de l'armée de terre, non sans avoir pris la précaution de se faire couvrir par un décret d'amnistie générale.
Comme si de rien n'était, le parlement choisit pour premier ministre le général Somboon Rahong, âme damnée de Kaset et corrompu notoire, qui, le 10 juin au soir, en grand uniforme et entouré de ses amis et de la presse, attend l'appel téléphonique annonçant la signature du décret royal de sa nomination. Las, l'appel vient mais pour lui dire que le nouveau premier ministre est ...Anand Panyarachum. L'annonce était rude pour Somboon mais elle soulagea la nation.
Du 11 juin au 17 septembre 1992, Anand a courageusement le temps de mettre quelques généraux sur la touche, de démilitariser quelques conseils d'administration d'entreprises publiques et d'organiser de nouvelles élections qui, assez naturellement, donnent la majorité aux partis opposés aux militaires. Le 29 septembre, Chuan Leekpaï du parti démocrate, devenu premier ministre, présente son cabinet au roi. On revenait de très loin.
Les tueries de mai furent un séisme comme la Thaïlande n'en avait jamais connu. Non que ce fussent les premières: le 8 octobre 1976 les forces de l'ordre augmentées de quelques milices musclées prenaient d'assaut l'université Thammassat et se livraient à une orgie de violences meurtrières sur les étudiants qui, depuis quelques semaines, protestaient contre le retour en Thaïlande du dictateur Thanom et contre sa réhabilitation de fait. Beaucoup de Thaï furent révoltés par la tuerie, mais bien d'autres avaient des sentiments plus partagés, car ceux qu'on avait assassinés avaient commodément été habillés aux couleurs du communisme; c'était en effet seulement dix-huit mois auparavant que les trois pays de l'ancienne Indochine française avaient basculé dans le communisme et la théorie des dominos faisait rage. En outre, les massacres s'étaient déroulés presque en privé, sans image télévisée et la presse était aux ordres.
Bien différents furent les événements de mai 1992. La foule immense des manifestants était celle des classes moyennes [les enfants de 1976 avaient grandi] où se côtoyaient des professionnels, des universitaires, des étudiants, des commerçants et des représentants de toutes les forces vives de la nation.. Elle disposait de téléphones cellulaires, de fax et de caméras vidéo et faisait circuler l'information dans le pays et à l'étranger sur les satellites de la BBC ou de CNN, en dépit de l'anachronique censure que l'armée avait puérilement imposée aux ondes locales de radio et de télévision. Les militaires montraient ainsi, et de cruelle manière, qu'ils n'avaient rien compris à l'évolution de leur propre société et que leurs aspirations à en conduire les destinées étaient par avance disqualifiées. Ils avaient en effet en face d'eux non pas de dangereux révolutionnaires, mais ceux qui faisaient la prospérité nouvelle du pays [et qui, entre autres, nourrissaient le parasitisme militaire] et qui aspiraient à plus de "démocratie" et surtout à quelques responsabilités méritées dans la gestion de la prospérité.
L'expression est commode mais elle ne doit pas être prise dans l'acception de l'Occident, dont les modèles de démocratie formelle ont depuis longtemps perdu les charmes de la nouveauté et les couleurs de l'idéalisme pur et dur. Non, ce que voulaient les masses humaines réunies dans l'opposition à des forces armées discréditées par leur immoralité et leur manque d'instruction était, tout simplement, un peu plus de justice, un peu plus de décence, un peu plus de participation à la gestion et à la répartition des richesses créées, quelques droits pour le citoyen et une construction plus négociée de l'avenir commun. C'était peu mais c'était trop car, pour la première fois et d'un seul coup, la nation ne reconnaissait plus à l'armée de terre et à celle de l'air la vocation naturelle et quasi exclusive à gouverner qui les mobilisait depuis 1932; la marine était depuis longtemps hors du coup [le seul vaisseau thaïlandais coulé depuis la guerre, le Sri Ayutthaya, le fut le 30 juin 1951 par l'armée de l'air du royaume, lors d'un coup d'état] et d'ailleurs avait montré de l'humanité lors des journées sanglantes de 1992. Les deux armes réagirent à la hauteur de l'enjeu mais avec une méthode [tirer sur ses concitoyens] qui n'était plus vraiment à la mode, même en Thaïlande.
Le choc fut immense et si on déplorait les morts, on pleurait beaucoup plus l'écroulement d'un rêve et la fin d'un mythe. Les principales victimes des tueries furent Mae Ploj, qu'on assassina lâchement, et l'imaginaire d'une Thaïlande aimable où tout finit par s'arranger et où les modèles politiques et sociologiques éprouvés pourvoient à la résolution de tous les conflits. Chatichaï avait d'ailleurs fait carrière sur le slogan "maj mii panhaa" [il n'y a pas de problème] et avait prouvé le caractère cyclique d'un pouvoir qui tournait entre un petit nombre de mains et un à peine plus grand nombre de képis. Dès le début de 1993, Chatichaï retrouvait la main et, malgré son âge, la verdeur de ses ambitions. Il malmenait le gouvernement de Chuan Leekpaï qui, il est vrai, manquait singulièrement de l'énergie nécessaire pour contenir le retour des mauvaises habitudes civiles et des ambitions jamais abandonnées des militaires.
Le massacre de civils instruits, responsables, travailleurs et non-révolutionnaires, changeait brutalement les équations et montrait en gros plan sur les écrans de télévision qu'une clique militaro-politique était prête à tout, au meurtre massif en particulier, pour assouvir, au mépris des valeurs les plus sacrées, un appétit de pouvoir et de fortune qui avait crû plus vite que la richesse du pays et que rien ne semblait devoir arrêter sauf, ironiquement, le massacre destiné à asseoir sa suprématie pour un nouveau et long bail.
Dans les cercles thaïlandais que fréquentaient Hemdé, les réactions avaient été inhabituellement franches, unanimement horrifiées, souvent éplorées et toujours empreintes d'un immense sentiment de perte de face et d'une émotion tumultueuse. Dans beaucoup de cas, la réserve et le contrôle de soi avaient été balayées par une furieuse indignation et une révolte rageuse envers des actes qui étaient une trahison des idéaux et des fictions auxquels les Thaïlandais avaient adhéré depuis toujours avec une confiante bonne foi. Le sourire thaï avait laissé la place aux sanglots et cette faiblesse inattendue avait rendu plus forts les attachements d'Hemdé.
Les cicatrices profondes que laissent les journées de mai ne préparent pas à des lendemains habités par l'oubli, d'autant plus que le roi vieillit: il a soixante-cinq ans en 1992. Les interrogations sur la succession nourrissent bien des inquiétudes, car le Palais avait montré que, s'il n'avait pas été capable d'éviter la tragédie de mai, il avait été le seul à pouvoir l'empêcher de dégénérer au delà de toute réparation. Le prince héritier désigné, Maha Vajiralongkorn, serait-il dans le futur un arbitre aussi convaincant que son père? Le doute était largement répandu et la rumeur, certes restreinte par la loi stricte qui rétribue les crimes de lèse-majesté, était universelle sous le manteau.
Le Prince, susurrait-on, aurait un caractère violent et instable, une éducation et des relations strictement militaires, une vie personnelle complexe [n'a-t-il pas cinq enfants de sa deuxième épouse Mom Sujarinee], des goûts dispendieux [il collectionne les belles voitures] et surtout des accointances avec le monde de la pègre. De ces dernières accusations, le prince fit litière le 30 décembre 1992 dans une très inhabituelle déclaration à des journalistes en son palais de Nonthaburi, déclaration qui fut largement reprise par la presse signalant, ipso facto, la sanction princière à cette diffusion. La manoeuvre, une première dans l'histoire, restait obscure mais ouvrait presque officiellement l'ère de la succession, même si d'aucuns y virent plus simplement des mouvements préemptifs inspirés par les traverses des monarchies malaise ou britannique. Pourtant la monarchie thaïlandaise est loin de ces anachronismes; elle garde un statut exalté, mais nombre de Thaï verraient bien une reine accéder au trône des Chakri, nommément la princesse Maha Chakri Sirindhorn, dont le savoir, la gentillesse, la simplicité et les oeuvres lui valent une place toute spéciale dans leur coeur. Par ailleurs, le prince héritier a trop fréquenté les militaires, voire les militaires réactionnaires, pour que les manifestants de mai et la classe moyenne qu'ils représentent ne voient pas avec inquiétude Vajiralongkorn devenir le Seigneur de la Vie.
Car, pour reprendre le vocabulaire exalté des acteurs du Mai sanglant, entre les partis des anges [ceux en faveur de la démocratie] et les partis du mal [les cinq partis pro-militaires], la lutte n'est certainement pas finie. Elle prendra pour se conclure plus que les rites d'envoûtement de juin 1992, quand les dieux-gardiens du Siam avaient été appelés à la rescousse des démocrates pour punir les généraux factieux. En retour, Suchinda lui-même avait engagé un moine du Wat Boworniwet pour changer son prénom ensorcelé en un plus propice Phumichaï [atteinte de la victoire]. Pour sa part, Kaset avait loué les services d'un valeureux bhramine du Wat Phrathat Samduang de Chiengraï, Prinya Singhanuwongsa, pour qu'il scellât son infortune.
1932, 1992, la marche thaïlandaise hors des modèles reçus de son histoire est peut-être prudente, mais elle est sûre car le pays devient trop divers, trop complexe, trop riche, trop instruit et trop international pour que le pouvoir, sa gestion et sa politique puissent être encore durablement et raisonnablement confisqués par une caste ou une faction, fût-elle militaire. Sous une forme qui reste à définir, l'avenir appartient à ces jeunes élites des classes moyennes dont le savoir et l'expertise, sans parler de leurs visions et de leurs ambitions, poussent naturellement à une évolution de la sociologie politique et non pas à une révolution dont tous se méfient. Il y faudra du temps, la bienveillance des dieux-gardiens du Siam, la paix aux frontières et un monarque habile. Le passé n'est plus alors seulement une source d'inquiétudes, mais un motif d'espérance car tout au long de son histoire, le royaume a montré une extraordinaire capacité à perdurer, à survivre et à transmettre l'entité politique et civilisationnelle thaï. C'est un bel exploit qui s'apprécie, certes, dans les livres d'histoire et de sciences politiques mais aussi dans la fréquentation journalière des obscurs acteurs de cette histoire. La connaissance de cet exploit rendait Hemdé fier, car elle donnait à son séjour un sens plus profond que celui auquel il était destiné.
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