Le fait est connu: l'éducation thaïlandaise sert, entre autres mais avant tout, la cause du nationalisme si fortement initiée par le Roi Vajiravuth [règne 1910-1925]. L'enseignement de l'histoire, en particulier, imprime dans les jeunes têtes la grandeur, la profondeur et l'ancienneté du monde et de la civilisation siamois au prix de quelque liberté avec les réalités historiques. Celles-là commanderaient une révision de certaines parties des programmes.... si l'histoire était une science et non pas un outil politique. Peu de Thaï concéderont qu'une grande partie de leur territoire fut longuement administrée par l'empire khmer [quid des quelques sept cents monuments cambodgiens dans le Royaume, éparpillés jusqu'aux confins birmans derrière Kanchanaburi?]. Ceux qui l'admettent mais qui, il n'y a guère, baptisaient l'art khmer du beau nom d'art de Lopburi recherchent avec ferveur le domaine pré-khmer à la charnière dvavarati où, sans doute aucun de leur part, les Thaï étaient présents, déjà thaï, organisés, civilisés et sur le chemin de l'histoire glorieuse.Dans cet esprit national, l'enseignement primaire et secondaire offre des cours obligatoires et conservatoires sur les nombreux ornements traditionnels de la civilisation siamoise: langage royal [ratchasap], civilité et postures polies, musique classique, danse de la même veine et sculpture sur fruits et légumes, augmentée de l'art de la guirlande.
L'Alliance Française de Bangkok accueille de telles classes qui, sous la direction du professeur, effectuent des travaux pratiques pour l'édification des farang. Le spectacle vaut la peine. Les petites filles concentrées à en loucher, armées d'un mini-scalpel sculptent un long bolduc de tomate naine pour l'enrouler en forme de rose, entaillent la sapotille en feuilles d'acanthe, déposent une ronde bosse sur la gourde pèlerine ou un haut relief sur la papaye et festonnent la ciboule; la carotte devient fleur, l'oignon qui, chez nous, ne fait que des ronds est reconstruit en plante grasse, le jujube est gravé, le chompou, mouluré et le chou, ciselé. Le tout est monté sur un plat, ou décore un plat, ou est un plat, bref est tout entier, ad usum gastronomicum.
Les guirlandières, de leur côté, ne chôment pas, car enfiler dans le bon sens sur un tenu fil d'acier des pétales de rose pliées en quatre n'est pas mince affaire, d'autant qu'il faut en empaler quelques bonnes centaines pour en faire la guirlande qui sera arrêtée par un fermoir de fleurs de jasmin embrochées dans le sens de la longueur, forcément, c'est plus difficile, et agrémentée de fleurettes minuscules mais toujours transpercées. L'exercice varie en difficulté suivant la taille et la nature des fleurs qui peuvent être séchées. Une bonne guirlande - bracelet digne d'honorer le Bouddha - pèse sa joyeuse demi-livre: il y faut de très bons yeux, quelques heures bien comptées sans arrêt ni distraction et beaucoup de contention d'esprit. Quelques dizaines de milliers d'autels du Bouddha sont ainsi fleuris tous les jours et certains même comme les grands lieux de dévotion du chédi de Nakom Pathom ou du coin de l'Erawan disparaissent sous les guirlandes, festons, bouquets, boules et autres couronnes toutes aussi galamment oeuvrées. C'est proprement une industrie nationale, à faible valeur ajoutée, on l'avouera, l'industrie du "tham buun" [acquisition des mérites] qui prend ainsi sa source, à l'école, dans l'étude de la civilité et, à l'extérieur, dans le culte des puissances. Elle est aussi représentative des valeurs thaï projetées comme un désir, celles de la beauté des fleurs, de la maison au bord du khlong, du temple d'à côté, du waï et de la convivialité langoureuse.
Légumes, fruits et fleurs sont en outre philosophiquement prégnants, car ils couvrent l'éventail des valeurs. Le légume, comme le fruit, va à l'estomac, au quotidien, au plaisir de l'homme, éphémère comme le produit du jardin et fugace comme les saisons: tout sculpté qu'il soit, et peut-être parce qu'il l'est, il disparaît vite sans laisser de trace. A l'opposé, la guirlande est avant tout le symbole de l'acquisition des mérites, du Bouddha et des cycles karmatiques qu'il faut traverser le long de l'octuple voie. C'est bien, en effet, de réincarnation dont il s'agit quand on démonte les fleurs naturelles pour reconstituer une fleur artificielle à partir de leurs éléments, artificielle mais si belle.
Plus prosaïquement les chères petites têtes concentrées sur la ciselure minutieuse et l'enfilage dentellier renvoient irrésistiblement à la théorie de la baguette. Celle-là voudrait que les peuples habitués à manger avec des baguettes la soupe de vermicelles glissants auraient acquis des gènes d'habileté manuelle propre à les propulser aux avant-gardes du modernisme électronique et de la miniaturisation. Dans cette logique, l'embrochage des pétales de rose et la glyptique du concombre seraient des signes annonciateurs de l'émergence d'un NPI [nouveau pays industrialisé].
C'était dans de telles poursuites éducatives qu'Hemdé aimait à identifier une des forces du royaume, car l'efficacité des programmes était renforcée par le mode pédagogique.
L'enseignant thaïlandais que chacun appelle du titre de courtoisie Ajaan jouit d'un immense prestige hors de proportion, hélas pour lui, avec un salaire plutôt squelettique et commande un respect total. Il n'est pas rare de voir un des puissants du jour et du pays saluer sur ses deux genoux la vieille institutrice à qui il doit tant et se prosterner devant elle pour signifier la lourdeur de sa dette à son égard. Il lui doit d'abord de l'avoir beaucoup écouté, sans poser de questions; un élève, par définition, a tout compris quand le maître a parlé, et si ce n'est pas le cas il se tait. S'il ne sait pas se taire, il implique que le professeur a mal expliqué, ce qui est inconvenant puisque le propre du professeur est de tout savoir et de bien le transmettre. Il lui doit aussi d'avoir beaucoup appris par coeur, et plus par coeur que par raison, dans le droit fil de l'enseignement pré-moderne des temples. Par coeur et silence sont les deux mamelles de la pédagogie appuyée sur les manuels rédigés et imprimés par le ministère de l'éducation. Même si, aux motifs de la construction nationale, la chose peut aller de soi, elle ne va pas sans quelques à côtés difficiles à relativiser pour les Français. Il est vrai que l'histoire des relations diplomatiques avec la France avait parfois pris des colorations tristounettes mais, d'une manière regrettable, encore indélébiles.
La célébration, avec faste, du bicentenaire des relations diplomatiques entre la France et la Thaïlande en 1986 ne doit pas faire illusion. Les relations furent rarement bonnes, souvent mauvaises, particulièrement de 1856 à 1907, pendant la dernière guerre mondiale et pendant la guerre d'Indochine. On passera en effet aux profits et pertes les tentatives colonialo-religieuses du dix-septième siècle qui se termineront à l'assassinat de Phalkon, 1e premier ministre grec du roi Naraï, dès après la mort de ce dernier.
La mémoire collective thaïlandaise, soutenue par les manuels scolaires et les rites anniversaires, cultive avec continuité les vieilles rancoeurs. Ce n'est point perversité que cette persistance mais présence naturelle jamais chassée. Birmans exceptés, la Thaïlande eut peu d'ennemis et les Français ont marqué d'autant plus que nul bon souvenir de leur part n'est venu ensevelir le passé, comme ce fut le cas pour les Anglais et les Japonais. La France a conservé quelques-uns des attributs d'un ennemi héréditaire dans l'histoire, car elle n'a pas su, ou pu, ou voulu qu'il en soit autrement. Par exemple, si plusieurs souverains de la dynastie se sont rendus en France, les Thaï notent avec une légère amertume qu'il aura fallu attendre 1990 pour qu'un premier ministre français vienne en Thaïlande. Quant à une visite présidentielle...
Plus sérieusement, les Thaï lisent et relisent l'histoire. De 1856, date de la reprise des relations diplomatiques interrompues depuis le dix-septième siècle, à 1907 [traité du 23 mars] et sous les coups de boutoir d'une diplomatie [?] coloniale sans finesse, sans parole mais non sans brutalité [le blocus de la Chao Phraya eut lieu en 1893], la Thaïlande perdra sa suzeraineté sur ses possessions cambodgiennes des provinces de Battambang, Siemréap et Sisophon comme ses tributaires laotiens, le royaume de Luang Prabang et la principauté de Vientiane, tous territoires qu'incorpora 1'Indochine française: la grande Thaïlande était définitivement ramenée sur la rive droite du Mékong mais, à ce lourd prix, voyait confirmer sa souveraineté et son indépendance. Il reste globalement, dans les mémoires, que la France est responsable de l'abaissement territorial du royaume même si les Anglais y contribuèrent par ailleurs avec la confiscation des états malais de Perlis, Kedah, Kelantan, Trengganu et du sud birman. La perfide Albion s'y prit avec une telle habileté que nulle rigueur ne lui en est tenue. ... d'autant plus que les dits états malais, musulmans de population, n'étaient vraiment pas du monde thaï.
La transmission de l'histoire n'est pas le seul fait du souvenir collectif. Le prince Devawongse, habile négociateur thaïlandais et ministre des affaires étrangères qui pendant 30 ans fit face aux Français dans ces rudes affaires, n'a pas laissé que des souvenirs: son petit-fils, Thep Devakul est depuis 1990 Ambassadeur... en France! Le Palais Sananrong, siège des affaires étrangères siamoises, reste en effet une puissante bastille des vieilles familles aristocratiques dont le pouvoir de reproduction est encore admirable et qui entretiennent non moins admirablement ce qui est, le plus familialement du monde, leur patrimoine historique. L'histoire allait raviver les regrets du passé. En 1938, vint au pouvoir 1e dictateur Phibul Songkhram, animé d'une idéologie inspirée par le Japon ultra-nationaliste et expansionniste vers le monde thaï... c'est-à-dire en partie vers les terres perdues en 1907. A la suite de notes officielles réclamant à la France le retour des territoires "thaïlandais" du Laos et du Cambodge, du refus de la France le 14 octobre 1940, des encouragements japonais qui allaient armer le royaume, à la suite aussi d'un obscur incident de frontière à Poïpet, l'amiral Decoux, gouverneur général de l'Indochine française, décidait de relever 1e gant et de lancer une offensive.
C'était la guerre franco-siamoise de décembre 1940 à janvier 1941, confuse elle aussi, et indécise jusqu'à la fin et la bataille navale de Koh Chang, le 17 janvier 1941 où, de six heures zéro cinq à huit heures zéro cinq, la Thaïlande perdit la moitié de sa flotte!!! Bangkok claironna la victoire que lui donna la médiation japonaise et fit de la bataille 1e fait d'armes héroïque de la seconde guerre mondiale: elle consacra à l'affaire le Monument de la Victoire devenu un des repères de la géographie métropolitaine. Elle est annuellement célébrée par la marine royale et par les provinces concernées. Le nom des navires coulés, les torpilleurs Songkla, Chonburi et Trat les gardes côtes Sri Ayutthaya et Thonburi, ornent toujours fièrement les étraves de la flotte de 1990 et celui du croiseur léger La Motte Piquet est devenu un symbole de l'ingérence brutale et arbitraire. En outre, Koh Chang est à quelques encablures de Trat et Laem Sing, occupées par la France de décembre 1904 à juillet 1907. On y visitera sans faute les trois seuls monuments historiques du coin, les résidences des deux représentants français et la prison française. Certes, ce sont là, objectivement, petites batailles et petites choses que l'oubli guetterait s'il s'était passé autre chose. Ce ne fut pas le cas. Après la guerre, la Thaïlande, isolée par sa collusion avec les japonais et anxieuse d'assurer son siège aux Nations Unies, fut obligée de restituer à la France les gains territoriaux obtenus lors du traité imposé par la médiation japonaise de 1941.
Parallèlement une tentative française de faire restituer le Bouddha d'émeraude, palladium du Siam, au Laos [dont il fut également le palladium après avoir été celui du Royaume du Lanna au Nord de la Thaïlande] fut arrêtée à temps, à tout le moins avant d'être rendue publique et de déclencher une grave crise.
L'échec des travaux de la commission de conciliation pour ajuster les frontières du Siam et de l'Indochine française, le flirt ambigu [1947-1948] durant l'éphémère existence de la Ligue d'Asie du Sud-Est, la guerre française d'Indochine, l'installation d'un délégué général auprès du régime vietminh, l'engagement thaïlandais logistique et sur le terrain aux cotés des américains pendant la deuxième guerre du Vietnam, le succès du Pathet Lao aux élections de 1958, le discours de Phnom-Penh et le blocage par la France des mécanismes de l'OTASE pour une intervention au Laos qui constituait le symbole d'une divergence de vues profonde avec les U.S.A. et, ipso facto, avec la Thaïlande continuaient à maintenir la France et la Thaïlande sur des positions différentes, voire opposées.
En 1962, la Cour internationale de justice de La Haye arbitrait un conflit frontalier khmèro-thaïlandais en faveur du Cambodge et statuait que le temple de Phra Vihearn était sur le territoire thaïlandais. Par malchance, les avocats de la partie cambodgienne étaient français et concourraient à la vive blessure ressentie dans le Royaume, avec le fait aggravant que les documents géographiques pièces au procès émanaient des autorités coloniales indochinoises.
La détente régionale, l'évolution politique du Laos et du Vietnam, le règlement [à voir?] de l'affaire cambodgienne, le rôle du Japon dans l'intégration économique de l'Asie du Sud-Est sont autant de facteurs qui rendront ces souvenirs de plus en plus inopérants, bien sûr, car les choses les mieux entretenues s'usent. Elles ne dispenseront pas la France de gestes particuliers. Ces derniers pourraient porter sur une meilleure reconnaissance de la riche histoire et de la longue tradition siamoises, comme sur une meilleure association aux efforts, très réels, de développement du pays.
L'image de la France n'est pas complète sans y intégrer, comme ailleurs, la tour Eiffel, la cuisine que les Thaï, sauf exception, apprécient peu, les vins qu'ils goûtent fort, la mode et les parfums. Le mélange récemment mâtiné d'Airbus, de TGV et d'Exocet inspire, malgré tout, quelque respect mêlé d'étonnement.
Plus sérieusement, nombre d'élites avaient été formées en France [elles s'amenuisaient d'ailleurs dangereusement faute de renouvellement] d'où elles avaient ramené du savoir faire, sans aucun doute mais aussi, d'une manière significative, des idées. Au premier rang de celles-là apparaissait Pridi Banomyong, aujourd'hui disparu, qui avait été une force majeure dans l'avènement de la monarchie constitutionnelle, un homme et un intellectuel d'exception, un maître unanimement respecté et, jamais au grand jamais, suspecté de corruption. Peut-être est-il le seul politicien dans ce cas depuis qu'il y a de la politique au Siam. Il avait constitué une inspiration vivante pour des générations de jeunes Thaïlandais et, destin cruel, mourut en exil en France. Ses nombreux ennemis politiques eurent raison de sa persistance et de son avenir politique en l'accusant d'avoir fait assassiner Rama VIII, en dépit du fait qu'il avait été régent du royaume et premier ministre. Pridi fut une des exceptions charismatiques d'une génération de lideurs et il fut celui, au premier chef, qui introduisit au Siam la notion, alors toute nouvelle, de prachathipathaï.
Sous ce noble vocable dérivé du sanscrit se cache le gouvernement du peuple, la démocratie. Créé dans les années 20, lors de l'intense travail de modernisation du royaume, il fait partie, depuis la révolution anti-absolutiste de 1932, de la langue de bois politique. Pourtant et même s'il y eut au fil des changements de gouvernement des tentatives en ce sens, celle de Pridi Banomyong ayant été la première en date, nul concept ne parait plus mal adapté à la pratique politique thaïlandaise passée et présente: le royaume a une profonde et ancienne tradition d'autocratisme. Les réformes administratives fondamentales du cinquième règne, lancées en 1892, sont nées dans l'intelligence de l'aristocratie comme une réponse aux défis politiques et coloniaux du temps, mais aussi comme une solution de survie. Si la classe dirigeante devait conserver son pouvoir, ce qu'elle fit et très bien, l'administration devait être réformée: c'était le changement pour que rien ne changeât, car le système existant était d'une grande perfection....pour la dite classe dirigeante.
Il remontait au Roi Borommatroïloknatha [règne 1448-1488] qui, pour affaiblir le pouvoir des feudataires, institua en deux célèbres textes de loi de 1454 [loi de la hiérarchie civile, loi des hiérarchies provinciale et militaire] une hiérarchie sociale exhaustive et complexe où chacun des sujets du royaume trouvait une place précise par la référence quantitative à une surface agraire: de cinq raï pour les esclaves et les mendiants à cent mille raï pour l'apurât, le deuxième roi, la noblesse bureaucratique commençant à quatre cent raï [un hectare vaut six raï]. A chacun des nombreux rangs du monde officiel correspondaient des titres et des insignes distinctifs. Le code pénal contribuait lourdement au renforcement du système et privilégiait avant tout le maintien de l'harmonie sociale aux dépens - dirions-nous aujourd'hui - de la réduction des inégalités. Le pouvoir des feudataires fut plus avant sapé par la nomination de gouverneurs provinciaux relevant directement du roi et par la liberté laissée aux hommes libres de choisir leur patron qui n'était plus obligatoirement le féodal du lieu de résidence.
Très tôt, donc, dans l'histoire étaient mis en place des éléments qui allaient fleurir et perdurer jusqu'à nos jours: la force des distinctions sociales, l'amour immodéré de leurs marques extérieures [rites, uniformes et médailles], l'importance primordiale du patronage dans les structures sociales, les pyramides de pouvoir et le culte hiérarchique. Le roi Chulalongkorn [règne 1868-1910] avec l'assistance technique des quelque six cents experts étrangers qu'il employa, allait profondément modifier le mode du travail administratif et accroître ses emprises pour un meilleur contrôle centralisé du royaume en l'asseyant sur les vieux schémas. Les fonctionnaires [appelés karatchakaan, mot à mot les serviteurs du roi] conservaient un prestige inégalé et leur toute puissance sous la houlette d'une haute administration et d'un gouvernement composés presque exclusivement des membres de la famille royale. Il reviendra cependant à Chulalongkorn de supprimer l'esclavage, la corvée des hommes libres de trois mois par an et d'engager dans l'administration des gens du commun. En effet, l'explosion bureaucratique due à la réforme de 1892 obligeait à faire appel à des talents nouveaux hors des cercles limités de l'aristocratie et du monde des officiels. Ces nouvelles élites étaient formées sur place: 1'école des pages devint l'école d'administration en 1911 et donna ultérieurement naissance à l'université Chulalongkorn. Elles étaient aussi formées à l'étranger .... où elles découvrirent les charmes d'une certaine idée appelée démocratie. Le groupe des anciens de Paris, [Pridi Banomyong, Pibul Songkhram] fut, on le sait, au premier plan des idées et des initiatives qui conduiront à la révolution de 1932 et à l'abolition de la monarchie absolue. Nonobstant, 1e coup d'état fut infiniment mal compris et, dans un pays à tradition complètement non démocratique, créa un vide du pouvoir... qui à ce jour n'apparaît pas comblé malgré les nombreuses tentatives militaro-bureaucratiques encadrant quelques plages démocratiques plus ensoleillées en 1944 et 1973. La liste des coups d'État est longue et impressionnante [1932, 1933, 1951, 1957, 1958, 1971, 1976, 1977, 1991] d'autant qu'on peut lui ajouter la chronologie de ceux qui ont avorté en1977, 1981, 1985, 1989 pour ne citer que les derniers.
Les seize élections qui eurent néanmoins lieu de 1932 à 1991 n'enseignèrent pas plus la démocratie que les coups d'état: le taux de participation est chroniquement bas et, sauf à Bangkok peut-être, les votes sont achetés. La chose n'est d'ailleurs pas à mettre uniquement au débit d'un quelconque déficit démocratique, mais bien plus de la persistance rare de l'esprit des réformes du Roi Borammatroïloknatha. Le gouvernement est affaire des puissants dont la position est reconnue par la weltanschauung populaire et la loi du karma; de petits cadeaux d'argent à la veille d'un vote ne violent pas une démocratie absente des moeurs comme des idées, mais s'inscrivent dans le jeu normal et moral des relations entre patrons et clients: rien de plus, rien de moins, et il serait presque indécent de pincer le nez. Le roi incontesté des fruits thaïlandais, le dourian, ne sent l'égout que pour des barbares non éduqués. Dira-t-on que l'amour ou la haine du dourian sépare les démocrates des autocrates? Pour ces raisons, le passage brutal en 1991 du gouvernement démocratiquement élu [avec les réserves énoncées] du Général Chatichaï au régime militaire à gouvernement civil du Général Suchinda issu du coup d'État ne souleva aucune réprobation. Nul étudiant de gauche, nul intellectuel éclairé, nul critique social n'accompagna d'un cri libertaire les condamnations unanimes de l'occident, car eux savaient, comme tous les sujets du royaume, que remplacer des militaires et des ministres civils largement discrédités par la vieille caste bureaucratique sous chapeau militaire qui servait déjà le gouvernement de Prem Tinsulanonda [pardon, du Général Prem, Premier ministre de 1981 à 1988], n'était pas forcément un recul par rapport aux équations fondamentales. Le gouvernement de Anand Panyarachum, tout non élu qu'il fût, prouva la justesse du sentiment populaire et restera dans l'opinion de beaucoup de Thaïlandais comme le meilleur qu'ils n'aient jamais eu.
Ces équations là n'incluent pas complètement encore les droits des citoyens, les droits de l'homme et tout ce qui constitue les avatars du christianisme, si fort prônés par un Occident qui, soyons sérieux, a sur le sujet plus de gueule que de fonds. Non, ce qui est attendu du gouvernement du royaume en cette fin de siècle n'est pas issu de rêves élaborés sur les rives de la Méditerranée, et dont certains s'écroulent bruyamment ces jours-ci. L'attente populaire est nourrie par la conception que les Thaï ont de leur histoire et par les constructions faites autour du royaume de Sukhotaï qui ont idéalisé, au delà de toutes réalités historiques objectives, le gouvernement paternaliste. Sous les auspices d'une autocratie éclairée, le peuple jouit de la paix, du bien être et de la liberté de commercer tel qu'il est écrit sur la stèle de Ramkamhaeng. Et de fait, si l'on excepte les prurits marxistes depuis longtemps cuvés, aucun des nombreux partis politiques du royaume n'a jamais produit une seule idéologie ou ombre d'idéologie. La première et dernière tentative fut celle de Pridi Banomyong, nonobstant régent du royaume, un vrai réformateur, très nourri aux sources européennes et qui fut littéralement éjecté du corps thaïlandais pour, fondamentalement, le seul fait qu'il était réformateur. Les accusations haineuses qui pesèrent sur lui, et pèsent encore, d'avoir fait assassiner le Roi Ananda le 9 juin 1946 n'étaient que des manoeuvres politiciennes pour le discréditer à jamais.
Pour le reste, les partis politiques, polymorphes et ré-arrangeables, couvrent de leurs titres généreux [Démocrate, Nouvel espoir, Nation, Action sociale...] de puissants groupes d'intérêts, de véritables cliques de patrons-clients orientées vers la conquête du pouvoir et de ses instruments supérieurs: les clés des coffres et des gros contrats. Cette idéologie-là paraît suffire et nulle autre ne paraît manquer. L'alternance au pouvoir est illusoire et se pratique loin de citoyens dépendants et non participatifs. Ceux-là sont maintenus ou se maintiennent volontairement dans la distance à la chose publique. Rien n'est fait pour inverser la tendance; ni la limitation syndicale, ni le contrôle social, ni le nationalisme toujours vif ou le conformisme philosophique n'encouragent ou ne permettent un départ de la passivité. Le jeu politique se réduit essentiellement à un marchandage d'intérêts privés mais prend un immense soin à ne pas heurter celles qui sont considérées somme les vraies libertés fondamentales: celles de voyager, de s'amuser, de célébrer, de s'enrichir, de travailler... qui font que les Thaïlandais sont unanimes sur un point: il n'y a pas d'endroit au monde où il fait meilleur vivre qu'en Thaïlande. Et de fait, la diaspora thaïlandaise à l'étranger n'est pas immense et la vague des expatriés n'aspire qu'à retourner au pays, même dans le si pauvre Nord-est où la population reste d'une grande stabilité démographique par rapport à ses faibles possibilités économiques. Un effet paradoxal des alternances thaïlandaises est de conforter l'idée que la dictature engendre l'ordre et limite la corruption. En effet, la conquête "démocratique" du pouvoir s'appuie sur de tels investissements financiers qu'ils ne sont remboursables aux ayant-droits qu'à travers le pillage de l'État et l'émargement aux contrats qu'il passe. Et, de fait, et de mémoire de sujet du royaume, les périodes de parlementarisme électif correspondent souvent à celles de la sortie des grands prédateurs. Ce fut là une raison supplémentaire de l'absence de réaction à la disparition du gouvernement du général Chatichaï au profit du gouvernement Anant en 1991. Un délicieux et candide article du Bangkok Post [24-09-91] vaut à ce sujet une lecture attentive car il expose des vues largement répandues. <<< À la fin d'une longue journée de campagne pendant les dernières élections cantonales, un candidat épuisé était assis au fonds d'un petit restaurant de la pauvre province du Nord-est et jouait avec une haute pile de billets de cinq cent bahts posée sur la table. Il n'était pas heureux. L'argent était destiné à l'achat des votes, une pratique courante dans les élections thaïlandaises. Il y avait bien sûr d'autres façons d'acheter son accession parlementaire. Plus tôt dans la journée, le candidat avait rencontré les dirigeants politiques de trois petites villes de la région. A l'un il avait promis l'adduction d'eau potable, à l'autre deux cent cinquante lignes téléphoniques et au troisième une route asphaltée. C'était ainsi qu'arrivait le progrès en Thaïlande, et à la vérité, les trois projets servaient la population. Et si l'achat de votes avait seulement existé au niveau local, il aurait peut-être été difficile de le condamner. Mais il ne s'arrêtait pas là. Le candidat savait, assis dans le restaurant, que dès son élection assurée, il devrait rendre des services, de gros services, envers les puissants aux intérêts bien établis. Il savait que son gouvernement serait incapable de résister à ses commanditaires. En bref, il ne pourrait effectuer aucun changement significatif et durable dans le pays. >>>
Telle était la voie de la "démocratie" politique sous l'administration de Chatichaï Choonhavan. Le coup de février 1991 avait brisé la tendance et apporté un bol d'air d'une manière stupéfiante. Car le nouveau gouvernement n'avait pas fait de campagne et n'avait pas eu à acheter les votes. C'était un gouvernement propre qui prenait des décisions rapides et efficaces. En moins de sept mois, il avait fait passer un ensemble de réformes financières, légales, fiscales, douanières et de dérégulation qui avaient été "initiées" sous l'administration Chatichaï seulement pour se heurter au mur des intérêts privés et des manoeuvres retardatrices. Le nouveau gouvernement en rajoutait et essayait de débrouiller l'écheveau mal ficelé des projets qui empêchait de résoudre un des grands problèmes du pays, celui d'infrastructures déficientes.
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