Dessin réalisé par Monsieur Friconneau père
Mobilisé au mois de juin 1939, mon père avait été envoyé sur le front, le long du Rhin, près de Mulhouse. C'était la " drôle de guerre ".
Les soldats avaient creusé des tranchées sur lesquelles débouchaient des trous qui leur servaient de logis et d'abris en cas de bombardement : le toit était fait d'une épaisse couche de rondins croisés. L'intérieur de ces abris était équipé d'un poêle à bois. Pendant l'hiver qui suivit, le froid fut très intense. Le poêle était porté au rouge en permanence.
Il ne se passa rien pendant presque un an, à l'exception de quelques escarmouches ne répondant à aucune stratégie particulière. La haine de l'ennemi, véhiculée par le système politique et militaire poussait les individus à des actes insensés. Ainsi, de temps en temps, un homme était tué par un coup de fusil venant de l'autre côté du fleuve. Personne ne savait pourquoi.
Des cycles de représailles s'en suivaient : un malheureux de l'autre bord, sorti de la tranchée, ou simplement dépassant un peu trop, était descendu à son tour. Un camarade de mon père fut abattu ainsi. Il habitait Sochaux. Le capitaine Jourdier alla chez les parents annoncer la nouvelle.
Mon père dut un jour son salut à sa taille relativement petite : sortant de l'abri, il entendit une balle siffler au dessus de sa tête. Un plus grand que lui y aurait sans doute laissé la vie.
Un jour, mon père trouva un camarade, du nom de Kern, le fusil appuyé sur le bord de la tranchée, en train de viser vers l'autre bord du fleuve. La cible était, du côté allemand, un soldat juché sur une casemate. L'homme jouait de l'accordéon. Il était peut-être ivre ; ou c'était tout simplement par esprit de provocation.
Kern était communiste. Mon père lui demanda : " Toi qui est internationaliste, que t'a fait le gars en face ? Et ton geste va servir à quoi ? " L'homme ne tira pas, se retourna, ramena son fusil à l'intérieur de la tranchée et dit : " Tu as raison : je suis un con ".
Le joueur d'accordéon poursuivit sa musique ; quel a été son destin ?
Lorsque la débâcle eut lieu en juin 1940, mon père fut fait prisonnier et transféré dans la région de la Rhur où il resta 58 mois à travailler dans les usines Krupp.
Rentré de captivité, il apprit que Kern, communiste, avait été fusillé.
Il nous a souvent raconté cette histoire : il a tiré manifestement une grande fierté de son acte. Ce fut son " fait de guerre ".
Janvier 1998
Claude Friconneau (Copyright © 1998)