Pierre-Yves Millot


LE SCRIBE
ou La Logique des Choses

(Plaisanterie tragique)



PERSONNAGES
LE SCRIBE (allure de fonctionnaire, la trentaine)
LE MONSIEUR (vieux monsieur)



Le Scribe est assis près d'une table. Décors très sobres. Entre le Monsieur.

LE MONSIEUR
Reprenons. Où en étions-nous?

LE SCRIBE
... Et...

LE MONSIEUR
Comment?

LE SCRIBE
... Et ...

LE MONSIEUR
Je ne comprends pas.

LE SCRIBE
Et! Nous en étions au mot "et". Et, E T, conjonction de coordination

LE MONSIEUR
Mais avant "et" ?

LE SCRIBE
Biens.

LE MONSIEUR
Bien?

LE SCRIBE
Biens.

LE MONSIEUR
Bien! Relisez-moi tout depuis le début, je vous prie, parce que là, je ne sais vraiment plus où nous en sommes. (le Scribe reste impassible) Je vous écoute. (silence du Scribe) Eh bien? Que se passe-t-il?

LE SCRIBE
C'est impossible.

LE MONSIEUR
Impossible? Mais enfin pourquoi? Ce que je vous demande n'a rien d'extraordinaire, ni de déplaisant, ni d'outrageant!

LE SCRIBE
Ça ne fait pas partie de mes prérogatives.

LE MONSIEUR
Vos prérogatives? Qu'est-ce que cela signifie?

LE SCRIBE
Cela signifie que je ne relirai pas.

LE MONSIEUR
Bien. Donnez-moi ce papier, je vais relire moi-même... "Je, soussigné Monsieur Portier, né le..." Eh bien! Vous n'avez pas écrit la date?

LE SCRIBE
Non. Jamais.

LE MONSIEUR
Comment, jamais?

LE SCRIBE
Je n'écris jamais les dates de naissance. Mais faites-moi confiance, c'est ainsi qu'il faut procéder. Je n'en suis pas à mon premier testament. Il ne faut écrire les dates que lorsque tout est terminé.

LE MONSIEUR
Bon. Admettons. Voyons la suite. ."je donne par la présente les instructions suivantes. Je lègue... nananananana... (il ponctue sa lecture de "hum" approbatifs) ... quant à tous mes autres biens et..." J'avais dit: "et" ?

LE SCRIBE
Si c'est écrit...

LE MONSIEUR
Je l'ai peut-être dit mais il ne fallait pas l'écrire.

LE SCRIBE
J'écris ce qu'on me dicte.

LE MONSIEUR
Il faudra le barrer.

LE SCRIBE
Impossible.

LE MONSIEUR
Comment impossible?

LE SCRIBE
C'est ainsi. On ne peut pas raturer. On ne peut pas faire n'importe quoi. Ce serait trop facile. Lorsque c'est écrit, c'est écrit.

LE MONSIEUR
Mais il suffit d'effacer, c'est très facile.

LE SCRIBE
On ne peut rien effacer, ni barrer, ni masquer. On peut tout juste faire comme si le "et" n'était pas écrit.

LE MONSIEUR
Mais ceux qui le liront ne pourront pas le savoir!

LE SCRIBE
C'est un risque à prendre... mais pour un si petit mot, le risque est limité.

LE MONSIEUR
Bien (guère convaincu) alors continuons comme si le "et" n'y était pas. Je lègue tous mes autres biens. Vous m'écoutez?...

LE SCRIBE
C'est mon métier d'écouter et d'écrire.

LE MONSIEUR
Je lègue tous mes autres biens, à savoir (le Scribe écrit) ... vous croyez que la liste doit être exhaustive?

LE SCRIBE
Pour ce genre de question, il faudrait vous adresser à un spécialiste... Habituellement les gens n'oublient rien... mais vous avez le droit d'éluder...

LE MONSIEUR
Vous avez écrit "à savoir" ?

LE SCRIBE
J'écris ce que vous dictez.

LE MONSIEUR
Bien. Mettez alors "à savoir tous les biens que je n'ai pas mentionnés précédemment"... tant pis pour la formule... "à Michel de Cornouailles, roi de Stralovie."

LE SCRIBE
Point final?

LE MONSIEUR
Point final. Vous pouvez relire?

LE SCRIBE
Désolé, je vous ai déjà dit que cela ne fait pas partie de mes attributions. Vous auriez dû prendre un scribe de catégorie supérieure.

LE MONSIEUR
Bien. Donnez-moi ça. (il prend le testament et le relit) Bon, cela me convient... mis à part... vous êtes sûr qu'on ne peut pas rayer le mot "et"?

LE SCRIBE
Si vous souhaitez que votre testament soit invalidé...

LE MONSIEUR
Bon bon. Je vous dois combien?

LE SCRIBE
Vous n'êtes pas au courant?

LE MONSIEUR
Comment?

LE SCRIBE
C'est un acte gratuit.

LE MONSIEUR
Ah bon?

LE SCRIBE
Mais ne vous inquiétez pas pour moi... nous avons bien des compensations...

LE MONSIEUR
Je ne savais pas. Quel type de compensation?

LE SCRIBE
Vous comprenez, c'est un métier que personne ne veut faire, alors... il faut bien quelques compensations.

LE MONSIEUR
C'est-à-dire?

LE SCRIBE
Vous savez bien ce que c'est... les compensations... pourquoi avez-vous rédigé votre testament?

LE MONSIEUR
Eh bien... comme tout le monde je suppose... je possède quelques biens et je ne veux pas les laisser filer en n'importe quelles mains... et à mon âge il vaut mieux être prudent... et puis il faut voir la vérité en face... je ne suis pas éternel!

LE SCRIBE
Il vous reste combien d'années, à votre avis?

LE MONSIEUR
Que voulez-vous dire?

LE SCRIBE
Combien d'années à vivre?

LE MONSIEUR
En voilà une question? je ne sais pas moi! cinq, dix, vingt,... peut-être plus.

LE SCRIBE
Vous croyez que vous auriez rédigé votre testament s'il vous restait vingt ans à vivre?

LE MONSIEUR
Pourquoi pas? Vous savez combien de temps il vous reste à vivre vous?

LE SCRIBE
Je suis scribe, c'est différent.

LE MONSIEUR
Pourquoi?

LE SCRIBE
Je vous ai dit que nous avons droit à des compensations. En fait les scribes n'ont pas la même échelle de temps que les autres personnes; nous ne raisonnons pas en jours, en mois, ou en années.

LE MONSIEUR
Comment alors?

LE SCRIBE
En nombre de caractères.

LE MONSIEUR
C'est-à-dire?

LE SCRIBE
Chaque scribe possède un capital de caractères qui dépend de sa catégorie. Lorsque son capital est épuisé, il disparaît. Ainsi je sais exactement combien de caractères il me reste avant la fin.

LE MONSIEUR
Mais c'est affreux!

LE SCRIBE
Non. C'est plutôt rassurant. Et puis vous savez, on peut changer de catégorie et donc augmenter son capital caractères.

LE MONSIEUR
Et combien vous reste-t-il de caractères?

LE SCRIBE
Ça, je ne peux vous le dire. Mais vous comprenez maintenant pourquoi chaque mot a son importance.

LE MONSIEUR
Je vois... Je vous ai donc pris une partie de votre vie... Mais vous avez donc intérêt à limiter le nombre de vos interventions!

LE SCRIBE
Notre travail est régi par des règles très précises auxquelles nous sommes tenus de nous astreindre. On ne peut pas faire ce qu'on veut. Et c'est très bien ainsi... d'autant plus que nous avons de nombreuses compensations.

LE MONSIEUR
Et comment devient-on scribe?

LE SCRIBE
Cela fait partie des choses qu'on ne peut pas dire. On ne peut le savoir qu'en étant scribe. En fait il est inexact de dire qu'on devient scribe. Lorsqu'on est scribe, c'est comme si on l'avait toujours été. Vous comprenez, un scribe n'a pas de mémoire. Il note les mots. Il ne se souvient pas. Il ne pense pas.

LE MONSIEUR
Pas du tout?

LE SCRIBE
Non. Jamais. Un scribe ne pense jamais.

LE MONSIEUR
Je ne vous crois pas.

LE SCRIBE
Libre à vous. Vous savez que grâce à votre testament je vais sans doute changer de catégorie.

LE MONSIEUR
Ah bon?

LE SCRIBE
Oui. Je vais passer en catégorie cinq.

LE MONSIEUR
Grâce à moi?

LE SCRIBE
Grâce à vous.

LE MONSIEUR
Je suis heureux pour vous. Cela vous donne droit à de nouveaux avantages?

LE SCRIBE
Exactement. Et à quelques caractères de plus.

LE MONSIEUR
Et combien y a-t-il de catégories?

LE SCRIBE
Combien? Là je ne peux vous répondre... je ne peux vous répondre car le nombre n'est pas fixe... ou plutôt il n'existe pas... il n'y a pas de limites au nombre de catégories, vous comprenez? et c'est très bien ainsi. Maintenant je dois vous laisser. (il range le testament dans sa valise)

LE MONSIEUR
Vous emportez mon testament?

LE SCRIBE
Bien sûr. Cela fait partie de mes attributions. Mais soyez sans craintes, il sera déposé en lieu sûr. (il se dirige vers la sortie)

LE MONSIEUR
Un moment. Il faut que je garde un exemplaire.

LE SCRIBE
Vous n'avez pas compris. Vous ne pouvez avoir d'exemplaire. C'est la loi. Et c'est très bien ainsi.

LE MONSIEUR
La loi! Votre loi peut-être, mais pas la mienne! Donnez-moi ce document!

Il essaie de lui arracher la valise, ils commencent à se battre.
Le Monsieur assomme le Scribe.
Le Monsieur ouvre la valise. Elle est vide.


LE MONSIEUR
Où est passé mon testament? (il secoue le Scribe) Voleur! Rendez-moi mon testament! Salaud! Assassin!

LE SCRIBE
Eh! oh! que se passe-t-il? (Le Monsieur le gifle)

LE MONSIEUR
Mon testament! Qu'est-ce que vous avez fait de mon testament!

LE SCRIBE
Votre testament? Quel testament?

LE MONSIEUR
Celui que vous venez d'écrire, vous l'avez rangé dans votre valise.. et il a disparu!

LE SCRIBE
Vous avez ouvert ma valise?

LE MONSIEUR
Evidemment.

LE SCRIBE
Vous n'auriez pas dû.

LE MONSIEUR
Mais pourquoi?

LE SCRIBE
Vous n'êtes pas habilité. Sans habilitation, vous ne pouvez ouvrir la valise d'un scribe. Seul un scribe de catégorie supérieure peut ouvrir la valise d'un autre scribe.

LE MONSIEUR
Mais où est passé mon testament?

LE SCRIBE
N'ayez crainte. Il est en lieu sûr.

LE MONSIEUR
J'aimerais modifier quelque chose...

LE SCRIBE
Modifier quelque chose! Vous n'y pensez pas!

LE MONSIEUR
Ça ne doit pourtant pas être si compliqué.

LE SCRIBE
Mais pour qui vous prenez-vous à la fin! Vous pensez que l'on doit se plier à tous vos caprices! Modifier un testament est une chose rigoureusement impossible. Impossible. Vous comprenez, il y a des règles qui existent depuis toujours. On ne peut pas les changer comme ça. Elles sont immuables, incontournables... Et c'est très bien ainsi.

LE MONSIEUR
Il n'y a donc rien à faire?

LE SCRIBE
Rien. c'est le mot.

LE MONSIEUR
Et... supposons que je vous tue!

LE SCRIBE
Me tuer! Vous voulez tuer un scribe! c'est une plaisanterie!

LE MONSIEUR
Pas du tout. Je suis très sérieux.

LE SCRIBE
N'inversons pas les rôles. On ne peut tuer un scribe.

LE MONSIEUR
Et pourquoi pas?

LE SCRIBE
Parce que c'est impossible. Je crois que vous n'avez pas réellement compris ce qu'est un scribe. Je ne suis pas comme vous, vous comprenez?... la principale différence, la seule différence, étant que moi... à vrai dire.... pour être franc.... je n'existe pas!

LE MONSIEUR
Vous n'existez pas?

LE SCRIBE
Non. Les scribes n'existent pas.

LE MONSIEUR
Mais vous me parliez tout-à-l'heure du nombre de caractères qui...

LE SCRIBE
N'insistez pas. je n'existe pas. c'est un fait. Il n'y a rien à ajouter.

LE MONSIEUR
Mais pourtant vous.. je vous vois là... devant moi... je peux vous toucher... (il le fait)

LE SCRIBE
Essayez donc de me prouver que j'existe!

LE MONSIEUR
Mais puisque vous êtes là!...

LE SCRIBE
Vous ne comprenez pas. Mais ça n'a pas d'importance...

Long silence.

LE MONSIEUR
(Idée soudaine) Je sais ce que je vais faire (il prend le téléphone et compose un numéro) Allô... oui... je vous appelle parce que je souhaiterais changer de scribe... non... quelle catégorie? Quatre, je crois. (Le Scribe fait signe cinq avec les doigts de sa main) Non, cinq... Pourquoi impossible?... Mais je dois absolument modifier quelque chose et ... mais enfin... j'ai tout de même le droit de... Allô!... Allô!... (il raccroche puis s'assoit, déprimé)

LE SCRIBE
Vous savez... on ne peut pas tout changer comme ça... il faut comprendre...

Silence. Le téléphone sonne.

LE SCRIBE
Laissez! C'est pour moi! Allô... oui... oui... (son visage s'éclaire)... très bien... merci... au revoir madame... (Il bondit de joie) Merci mon ami! Grâce à vous je viens de passer en catégorie six... Ah! Ah ! Ah! Si ça continue comme ça... (il se frotte les mains)

LE MONSIEUR
Qu'est-ce que cela change?

LE SCRIBE
Mais ça change tout... même pour vous, cela peut changer quelque chose.

LE MONSIEUR
Ah oui? Et quoi donc?

LE SCRIBE
Je peux demander une dérogation exceptionnelle.

LE MONSIEUR
Mais pour quoi faire?

LE SCRIBE
Eh bien! Pour modifier votre testament!

LE MONSIEUR
Mais je croyais que c'était impossible!

LE SCRIBE
En catégorie cinq, c'est impossible, mais comme je viens de passer en catégorie six, je peux exceptionnellement effectuer une modification... vous avez de la chance d'avoir un scribe de catégorie six... Vous savez, la plupart des scribes sont de catégorie un, deux ou trois, alors vous imaginez: catégorie six!

LE MONSIEUR
Je ne comprends pas bien ce que tout cela signifie.

LE SCRIBE
C'est dommage! car les conséquences sont considérables! considérables!

LE MONSIEUR
Je peux donc modifier mon testament?

LE SCRIBE
Attention! Vous n'avez le droit qu'à quelques infimes modifications...

LE MONSIEUR
C'est-à-dire?

LE SCRIBE, il consulte son carnet et semble faire un calcul
Deux!

LE MONSIEUR
Deux modifications?

LE SCRIBE
Deux lettres.

LE MONSIEUR
Deux lettres?! Mais ce n'est rien, deux lettres!

LE SCRIBE
Décidément! Vous êtes difficile! Tenez! je peux même remplacer votre "et", si vous le souhaitez.

LE MONSIEUR
Ah oui... Allez-y alors.

Le Scribe sort le testament de sa valise.

LE MONSIEUR
Mon testament! Il était donc bien dans votre valise? Comment se fait-il que je ne l'aie pas trouvé?

LE SCRIBE
Certaines choses vous échappent. Alors, voyons voyons... (il feuillette le testament) et... et... et... le voilà! Et hop! Vous voyez comme c'est facile! (il l'efface) Parfait! Par quoi faut-il le remplacer?

LE MONSIEUR
Comment par quoi? Mais par rien du tout! vous supprimez le "et" de trop et c'est tout!

LE SCRIBE
Désolé. Il s'agit d'une modification, non d'une suppression. Je dois remplacer le "et" par quelque chose.

LE MONSIEUR
Par n'importe quoi?

LE SCRIBE
Par n'importe quel mot...

LE MONSIEUR
N'importe quel mot?

LE SCRIBE
... de deux lettres. Vous avez de la chance! Les mots de deux lettres sont tellement nombreux... ah, ai, as, au, ay, ça, ce, ci, da, de, do, du, ou dû, eh, en, es, et, eu, ex, fa, fi, go, ha, hé, hi, ho, hu, if, il, je, ko, la, le li, lu, ma, me, mi, mu, na, ne, ni, no, nu, oh, ok, on, or, os, ou, où, pi, pu, ré, ri, ro, ru, sa, se, si, su, ta, te, tu, un, us, ut, va, vu, wu,... Voyez! Vous avez le choix!

LE MONSIEUR
Mais ça ne voudra rien dire!

LE SCRIBE
Oh la la! Que vous êtes difficile! Tout ça à cause de la signification! De toutes façons vous serez mort lorsqu'on lira votre testament, alors...

LE MONSIEUR
Mettez donc ce qui vous arrange... peu importe...

LE SCRIBE
Désolé, je ne peux choisir à votre place. Cela ne fait pas partie de mes attributions.

LE MONSIEUR
Je m'en fous de vos attributions! Vous m'entendez! je m'en fous!

LE SCRIBE
Bon, dans ce cas, je suis contraint de remettre le mot "et"... mais tout ce remue-ménage pour remettre le même mot!.. enfin... on voit bien que vous n'êtes pas scribe!...

LE MONSIEUR
Faites ce que vous voulez! Je m'en fous! Je m'en fous! Et puis allez-vous-en!

LE SCRIBE
Bien. Si vous le dites... Vous ne souhaitez plus avoir un exemplaire...

LE MONSIEUR
Fichez-moi le camp! Je m'en fous de votre fichu testament!

LE SCRIBE
Je suppose que vous voulez parlez du votre...

LE MONSIEUR
Dehors!

LE SCRIBE
Bien bien. je m'en vais donc. Au revoir Monsieur.

Le Scribe prend sa valise et sort.

LE MONSIEUR
Mais qu'est-ce que j'ai... (il se tient la tête) je me sens... (il s'évanouit)

Noir.

Lorsque la lumière se rallume, Le Monsieur n'a plus ses habits. Il ne porte qu'une sorte de pyjama.

Entre le Scribe. Il s'approche du Monsieur qui est étendu sur le sol. Il sort de sa valise une sorte de tube dont il place l'une des extrémités dans l'oreille du Monsieur. Il souffle par l'autre extrémité.


LE MONSIEUR, se réveillant en sursaut
Aie!

LE SCRIBE
Eh bien! Il était moins une!

LE MONSIEUR
Que s'est-il passé?

LE SCRIBE
Le contrecoup du testament. C'est très fréquent. Vous avez failli y passer.

LE MONSIEUR
Mince! Vous êtes donc médecin aussi?

LE SCRIBE
Non mais en catégorie six, vous savez... nous avons d'autres attributions... vous vous sentez mieux?

LE MONSIEUR
Je me sens faible.

LE SCRIBE
C'est normal. Reposez-vous. Je suis là. Il ne faut pas vous inquiéter.

LE MONSIEUR
Je ne vous vois pas.

LE SCRIBE
C'est normal. Ne vous inquiétez pas. Il ne faut pas s'inquiéter.

LE MONSIEUR
Je suis très malade?

LE SCRIBE
Vous êtes malade, inutile de le cacher. Mais ne vous inquiétez pas. Tout ira bien. Vous êtes passé si près... vous revenez de si loin...

LE MONSIEUR
Mais que m'est-il arrivé?

LE SCRIBE
C'est comme une sorte d'abandon. C'est souvent ainsi. Lorsque les gens ont rédigé leur testament, ils ont l'impression qu'ils sont mûrs pour quitter ce monde. Alors inconsciemment ils perdent leurs attaches, ils cessent de lutter, ils renoncent au moindre effort, et ils s'éloignent tout doucement, tout doucement...

LE MONSIEUR
Vous m'avez donc sauvé la vie?

LE SCRIBE
En quelque sorte.

LE MONSIEUR
Je dois vous remercier.

LE SCRIBE
Si vous voulez.

LE MONSIEUR
Je dois vous faire un cadeau.

LE SCRIBE
Un cadeau? Quelle idée!

LE MONSIEUR
Mais si! J'y tiens!

LE SCRIBE
C'est impossible.

LE MONSIEUR
Comment impossible?

LE SCRIBE
Vous ne pouvez rien offrir car vous ne possédez plus rien. Vous avez déjà tout légué.

LE MONSIEUR
Comment ça! Je n'ai rien légué puisque je ne suis pas mort!

LE SCRIBE
Ce n'est pas si simple que ça. Vous comprenez... vos légataires ont été très pressés, ils ont fait jouer la clause de non-retour.

LE MONSIEUR
La clause de non-retour? Qu'est-ce que c'est que ce machin-là?

LE SCRIBE
C'est assez complexe. Je ne suis pas spécialiste en droit et j'aurais du mal à vous expliquer exactement de quoi il s'agit... Mais les conséquences de cette clause sont en revanche très simples: vous ne possédez plus rien.

LE MONSIEUR
Plus rien? Mais comment vais-je faire si je ne possède plus rien? Je ne peux tout de même pas vivre sans rien!

LE SCRIBE
Vous n'avez guère le choix.

LE MONSIEUR
Et qu'est-ce qui me prouve que tout cela est vrai! Montrez-moi donc des papiers qui puissent certifier ce que vous dites.

LE SCRIBE
Des papiers? (il rit) Il veut voir des papiers! (il rit encore)

LE MONSIEUR
Je ne vois pas ce que cela a de drôle.

LE SCRIBE
Excusez-moi! (il rit) des papiers!

LE MONSIEUR
Oui! des papiers! (il s'énerve) je veux voir cela écrit noir sur blanc! je veux des preuves! je veux lire cette clause de non-retour!

LE SCRIBE
Je vous comprends. Quelle heure est-il?

LE MONSIEUR
L'heure? (il regarde vers sa montre, tâte son poignet) mais je n'ai pas de montre.

LE SCRIBE
Tenez! Regardez ma montre. (il tend sa montre)

LE MONSIEUR
Mais je ne vois pas!

LE SCRIBE
Vous ne voyez rien?

LE MONSIEUR
Non je ne vois rien!

Silence.

LE SCRIBE
Comment voulez-vous lire si vous ne voyez pas. Vous n'êtes pas raisonnable... Tenez! Je vais sortir le règlement, c'est là que tout est écrit, vous voulez le soupeser... vous voyez, il y a de la matière... des milliers et des milliers de règles... et dans chaque règle, des milliers et des milliers de mots... et dans chaque mot, des milliers et des milliers de caractères... (rire fou) Des milliers! des millions! Des milliards! Ah! Que c'est beau! Des milliards!

LE MONSIEUR
Mais que vais-je faire!

LE SCRIBE
Que c'est beau! hmmm! Que c'est bon! (il le met dans sa bouche et fait mine de le manger) tenez! Vous le voulez, votre article! Vous la voulez, votre clause de non-retour! Prenez-la! Je vous la donne (en riant il arrache une page et la donne au monsieur, puis la lui reprend) tenez! je la mange votre page (il la met dans sa bouche et commence à la mâcher) vous voulez la lire, la clause de non-retour (il rit, puis fait une boule qu'il lance en l'air et donne un coup de pied dedans) Oh! La voilà qui s'envole! Oh! La voilà qui tombe par terre! Venez! Je vais vous montrer où elle est!

LE MONSIEUR
Mais lâchez-moi!

LE SCRIBE
(Il empoigne le Monsieur et le guide vers la boulette de papier) Voilà! Elle est là! Tenez! Approchez-vous! Donnez-moi votre main.

LE MONSIEUR
Mais laissez-moi!

Le Scribe approche la main du Monsieur de la boule de papier puis, au moment où celui-ci touche le papier, le Scribe donne un nouveau coup de pied dedans.

LE SCRIBE
Oh! La voilà qui est parti de nouveau! Comme ces papiers sont volatils!...

LE MONSIEUR
Mais que me voulez-vous à la fin!

LE SCRIBE
Je suis là pour vous aider. Vous semblez l'ignorer.

LE MONSIEUR
Salaud!

LE SCRIBE
Voyons! Un peu de tenue, s'il vous plaît... reprenez vos esprits... Tenez je vais vous aider à vous relever... voilà (il le relève et l'aide à s'asseoir) vous voyez que vous pouvez compter sur moi.

LE MONSIEUR
Je ne comprends pas... que vous ai-je fait?

LE SCRIBE
Vous savez, les scribes ne sont pas nommés par hasard.

LE MONSIEUR
Que voulez-vous dire?

LE SCRIBE
Je veux dire que personne d'autre que moi n'aurait pu être votre scribe.

Il récupère finalement la boule de papier.

LE SCRIBE
Tenez! Prenez la dans vos mains!

Il sort une allumette de sa poche et allume la boule qui prend feu.

LE SCRIBE
Attention! Et hop-là!

LE MONSIEUR
Aie! Mais vous êtes fou!

LE SCRIBE
Mais non je ne suis pas fou. tout au contraire je suis parfaitement sain d'esprit, je suis particulièrement sain d'esprit.

LE MONSIEUR
Que me voulez-vous! Que vous ai-je donc fait? Laissez-moi maintenant! Laissez-moi seul!

LE SCRIBE
Décidément vous voulez que je vous abandonne? Vous n'êtes pas raisonnable.

LE MONSIEUR
Mais pourquoi vous a-t-on envoyé? Pourquoi? Pour me détruire?

LE SCRIBE
Allons ! il y a quelques instants, vous me remerciez de vous avoir sauvé, et maintenant... Et puis, vous avez une façon de travestir la vérité... c'est vous qui avez demandé à rédiger votre testament! Ce n'est tout de même pas moi!

LE MONSIEUR
Pourquoi vous? Pourquoi vous et pas un autre?

LE SCRIBE
Un autre? Vous auriez voulu un autre scribe? Un plus gentil peut-être? Un plus transparent? Un plus comestible? Un plus miséricordieux? (court silence) Je vous l'ai déjà dit, ce n'est pas le hasard qui m'a désigné.

LE MONSIEUR
Mais qui alors?

LE SCRIBE
Les scribes ne sont pas désignés par hasard. Disons que j'étais le seul à correspondre exactement à vos critères.

LE MONSIEUR
Mes critères?

LE SCRIBE
Oui. Ce serait long à expliquer... Mais disons que vous correspondez à un certain nombre de critères liés... à vos aptitudes, votre âge, votre vie passée, vos liens familiaux, vos liens extra-familiaux, votre façon de vous tenir à table, votre dentition, votre pilosité, votre degré d'alcoolémie, votre pêche Melba, la souplesse de vos orteils, votre état d'esprit...

LE MONSIEUR
Mon état d'esprit?

LE SCRIBE
Oui. C'est prépondérant. Et les critères mis bout à bout... Vous comprenez: ça ne pouvait être que moi... Et puis il y a autre chose...

LE MONSIEUR
Quoi?

LE SCRIBE
Un événement.

LE MONSIEUR
Un événement? Quel événement?

LE SCRIBE
Oh! C'était il y a bien longtemps et je ne pense pas que vous puissiez vous en souvenir...

LE MONSIEUR
De quoi s'agit-il?

LE SCRIBE
Presque rien... Une babiole.

LE MONSIEUR
Mais dites-moi donc!

LE SCRIBE
Vous aimeriez que je vous le dise?

LE MONSIEUR
Bien sûr. Si cela m'aide à comprendre.

LE SCRIBE
Mais c'était il y a si longtemps...

LE MONSIEUR
Un événement me concernant?

LE SCRIBE
Si on veut.

LE MONSIEUR
Il y a combien de temps?

LE SCRIBE
Oh! vous étiez très jeune.

LE MONSIEUR
Quel âge?

LE SCRIBE
Attendez... c'était euh... (il semble calculer dans sa tête)... et vous aviez donc... voyons... ça fait...

LE MONSIEUR
Alors?

LE SCRIBE
Une seconde! Vous voyez bien que je suis en train de calculer. C'était donc... Ah!... (étonné) Peut-être que vous n'étiez pas encore né finalement!

LE MONSIEUR
Mais si c'est un événement qui me concerne?

LE SCRIBE
Et pourtant oui! Attendez que je recalcule... Alors ça fait... donc c'était avant... et en tenant compte de... et donc on obtient...

LE MONSIEUR
On obtient?

LE SCRIBE
Et donc on obtient...

LE MONSIEUR
On obtient?

LE SCRIBE
Et donc on obtient...

LE MONSIEUR
On obtient?

LE SCRIBE
Et donc on obtient... Absolument. Vous n'étiez pas encore né.

LE MONSIEUR
Je n'étais pas encore né? J'étais donc foetus?

LE SCRIBE
Non non vous n'étiez même pas conçu... c'était même bien avant votre naissance.

LE MONSIEUR
Il y a combien de temps?

LE SCRIBE
C'était il y a... cinq millions d'années... Oui précisément, cinq millions d'années.

LE MONSIEUR
Cinq millions? Mais en quoi cela peut-il me concerner?

LE SCRIBE
Ecoutez, je ne peux pas en dire plus. Ce qui est sûr, c'est que si cet événement n'avait pas eu lieu, je n'aurais pas été désigné comme votre scribe.

LE MONSIEUR
Mais c'est insensé!

LE SCRIBE
Non. C'est dans la logique des choses.

Le téléphone sonne trois fois. Les deux restent immobiles. Moment de silence.

LE SCRIBE, (après avoir regardé sa montre)
Bien. Nous allons dresser le procès-verbal maintenant. Il faut que nous nous dépêchions. C'est la partie la plus pénible. Et puis le temps court. Et je ne dois pas commettre la moindre erreur. Et le processus ne doit pas être perturbé. Et je vois que vous êtes... je vous écoute.


A s u i v r e

Informations sur l'ouvrage


Belleville, le 6 novembre 1994.

Copyright © 1996 Pierre-Yves Millot


Références bibliographiques
Si vous voulez écrire à Pierre-Yves Millot: pym@club-internet.fr
Site personnel de Pierre-Yves Millot: http://www.chez.com/pymillot/
L'Antéscribe (2000)

Littérature francophone virtuelle / Publications - Vous voulez rire! ou Sommaire de ClicNet

ClicNet, novembre 1996 et juillet 2000
cnetter1@cc.swarthmore.edu