EXERCICE DE STYLE DURASSIEN

Un groupe d'étudiants de l'Université de Swarthmore (USA)
réécrit des passages de l'Amant
(Marguerite Duras. L'Amant. Paris: Editions de Minuit, 1984)




David Adler

Une nuit, nous avons dîné au restaurant chinois, mon amant et moi. Il a bu beaucoup. Un vers après l'autre. Sans arrêt. Il s'est soûlé. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Il a bu comme un homme qui était au désert depuis quatre jours sans eau. La serveuse a essayé de l'arrêter, mais c'était inutile. Il l'a insultée. Un vrai cochon. J'ai demandé qu'il me raccompagne à la pension. Mais il a dit non. Non. Non. Le mot était comme un coup de poignard. Il n'avait jamais dit non. Jamais non. Jamais. Toujours oui.

J'ai insisté. A la fin il a dit oui. Nous sommes montés dans la limousine. Il a chuchoté quelque chose au chauffeur. Quelque chose que je n'ai pas pu entendre. Le chauffeur commençait à conduire. J'avais peur. Je n'avais jamais eu peur de mon amant. Mais il y avait quelque chose de différent. Si différent. Différent. J'ai réalisé que nous allions vers la garçonnière, pas vers la pension. J'ai dit: "Attends." Avant que les mots soient sortis de ma bouche il a dit: "Ferme-la". Un autre poignard, qu'il a mis dans mon coeur. J'ai réalisé à ce moment-là que je l'aimais et le détestais aussi, les deux en même temps.

Ils sont arrivés chez lui. Il s'est déshabillé. Elle n'a rien fait. Elle l'a regardé. Il a mis une main sur son épaule. Son corps s'est contracté. Elle a fermé les yeux, elle pensait à Hélène Lagonelle. Il s'est baissé. Elle a senti ses lèvres, de la glace sur sa peau. Il a essayé de se déshabiller. Elle s'est éloignée de lui. Il l'appelait putain. Elle se souvenait de la première nuit passée ensemble. Elle avait voulu qu'il la traite comme toutes les autres femmes. Elle se souvenait qu'elle ne l'aimait pas. Maintenant tout était différent. Elle voulait le quitter. Elle s'éloignait de lui, vers la porte.

Il a dit: "Tu me dois de l'argent". "Tu me dois des dîners chers avec ta famille. Tu me les dois tous." A ses mots il s'est avancé vers elle. Il l'a embrassée. Elle s'est éloignée de lui. Il s'est assis sur le lit. Il était assis là, il ne portait que des sous-vêtements. Il a mis sa tête dans ses mains et il a pleuré. Il pleure comme la première nuit.

Elle le regarde. Elle ne sait pas si elle l'aime ou si elle le déteste. Elle avance vers lui. Elle s'assied à côté de lui. Elle se déshabille. Il l'embrasse. Ses lèvres sont de glace sur sa bouche. Elle s'étend sur le lit. Elle se sent sur lui. Elle sent sa peau contre la sienne. Elle ferme les yeux, et elle pense à Hélène Lagonelle. Elle pense à ses seins, à sa bouche.

Je me suis réveillée dans son lit nue. Seule. Toute seule. Je n'ai pas su où il était. J'ai refermé les yeux. La pensée de mon frère aîné et de ma mère est venue, mais je l'ai repoussée, et j'ai pensé à Hélène Lagonelle. Seulement à Hélène.


Jen Ayala

Quand j'étais jeune, j'avais une relation particulière avec mon jeune frère. Je me souviens: nous avions sept et neuf ans. Chaque jour, nous allions au Mékong et nous nous asseyions toujours sous le même arbre. Nous parlions de nos vies, de notre famille, du Mékong. Nous parlions beaucoup de notre mère, de sa préférence pour le frère aîné et des fois où elle nous frappait.

Je dis à mon petit frère: Nous ne devons pas nous quitter. Nous devons avoir confiance seulement en nous. Il me dit: Je t'aime beaucoup. Tu es ma mère.

Le petit frère est toujours triste. Sa mère le rejette parce qu'il est un peu mentalement malade. Il est seul.

Un jour sous l'arbre, le petit garçon dit à la jeune fille que quelquefois il souhaite être le Mékong. La fille le regarde. Elle ne comprend pas pourquoi. Le jeune garçon explique que le Mékong est très fort et qu'il a la liberté. Le pauvre enfant. Il est tranquille et timide. Maintenant la fille comprend. Il ne veut plus vivre avec sa mère. Elle non plus.

Nous décidons de prendre le bac sur le Mékong. Sur l'autre rive, nous sommes indépendants et forts comme le Mékong. Nous fuyons notre vie et nous vivons une autre vie. Je suis la mère de mon petit frère. Nous vivons dans une grande maison devant le Mékong. Nous ne travaillons pas. Nous ne nous battons pas. Nous nous respectons. Nous nous parlons. Nous nous aimons.

C'est plus tard. Mon petit frère et moi parlons pendant la journée. Mon frère aîné nous trouve sous l'arbre. Il nous demande ce que nous faisons, que notre mère nous cherche. Il nous parle comme s'il était notre père. Il saisit mes cheveux et l'oreille de mon frère. Il nous amène chez notre mère. La mère nous frappe et le frère aîné nous regarde.

Mon jeune frère et moi, nous nous vengeons de notre frère aîné. Nous le faisons souffrir pour cet événement. Malheureusement, notre mère ne fait pas attention à nous. C'est ce jour-là que nous avons su que c'était seulement mon jeune frère et moi contre notre mère et notre frère aîné.


Sarah McClure

Le soleil brille sur les corps bronzés des deux enfants. Ils jouent ensemble au bord de la mer. La mère appuyŽe sur le sable sous un grand parasol bleu et vert les regarde. La jeune fille et son petit frère fuient les vagues qui roulent sur le rivage avec une grande force et quand elles retournent à la mer tranquillement, les enfants les suivent.

Je me souviens de ce jour très clairement. J'ai dix ans. C'est un jour vraiment chaud en juillet. Nous sommes au bord de la Mer du Sud de la Chine. La plage est remplie de familles. Des enfants et leurs parents jouent ensemble dans la mer, des pères construisent des châteaux de sable avec leur enfants, des maris et des femmes se promènent sur le rivage la main dans la main. Ils sourient et rient. Ils sont heureux d'être ensemble. Mon petit frère et moi, nous créons notre propre monde. C'est un monde isolé de la foule et du bruit. Nous sommes fascinés par la puissance de la mer, sa grandeur est accablante. Elle est si puissante, si forte. Rien ne peut l'arrêter. Rien n'est un obstacle pour elle. Rien ne peut obstruer sa destination. La mer a l'autorité.

La jeune fille et son frère jouent à la plage pendant toute la journée. A marée basse, les enfants marchent dans l'eau rafraîchissante jusqu'à leurs genoux, en cherchant des coquillages. Ils en trouvent beaucoup, tous différents. Des coquillages doux et blancs, mais aussi plusieurs avec des tranches aiguisées. Ce sont les trésors de la mer. La mer les prend au rivage, pour montrer aux enfants ses trésors, ses qualités.

Tous les fleuves du Viêt-nam coulent dans la Mer du Sud de la Chine. Elle est remplie de l'eau du pays entier. L'eau a traversé le pays entier, elle a rencontré le bonheur et le malheur. Maintenant la mer est un mélange de souvenirs de bonheur et de tristesse. La mer a des humeurs. Ses souvenirs des moments heureux sont évidents les jours ensoleillés par ciel clair et bleu. Et pendant les grands orages et tempêtes, la mer présente ses souvenirs déprimants. La mer change d'humeur en un instant. A un moment, la mer est calme et tranquille, et puis tout en coup elle peut devenir sombre et foncée, ses vagues grossissent, énormes et déferlent durement sur le rivage. La mer est puissante, elle a toujours une force incomparable.

Nous restons à la plage jusqu'au coucher du soleil. Le ciel semble peint en rose, violet, orange et jaune. Ces couleurs éclatantes se réfléchissent sur la mer. C'est une image formidable. Ma mère nous appelle. Nous rentrons à Sadec.


Cameron McGlothlin

Je me souviens quand il est revenu. J'avais dix-neuf ans, et ma mère était malade. Elle restait au lit tout le temps, et elle ne parlait jamais. Mon petit frère et moi, lui apportions ses repas, et elle mangeait, muette. Muette quand j'ai essayé de lui parler, muette pendant la nuit, muette quand j'ai souffert de faire tous les nettoyages. Mon frère et moi, nous ne l'avons jamais entendu parler de rien.

Jusqu'à ce qu'il revienne.

La limousine noire était conduite par un chauffeur étranger. A l'arrière, il portait un chapeau noir, et j'ai pensé que c'était un des hommes qui voulaient acheter la concession. Ils étaient venus la semaine précédente, et j'avais peur qu'ils reviennent encore. Ces hommes qui portent des costumes très chers et des cravates noires, ces hommes qui se parlent sans me regarder, ces hommes qui peuvent prendre notre maison.

La porte de la voiture s'est ouverte. Mon petit frère est sorti aussi pour voir. L'homme chinois est apparu, il portait un costume noir et souriait.

C'est mon amant.

Je ne me souviens que des choses dans ma vie qui se sont passées dans des moments de réflexion ou de violence. La réflexion crée un moment de vérité, de vérité universelle que vous ne comprenez pas bien mais dont vous vous rendez compte. La violence, vous ne pouvez pas l'oublier non plus. Il est des périodes que vous comprenez bien. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est comme ça.

Le moment où j'ai vu mon amant était un moment de violence et réflexion. Je me souviens de son sourire, de ses dents blanches contre la peau, de sa couleur dorée. Je me souviens de la figure de mon petit frère, quand il nous regardait mon amant et moi. Je me souviens des chaussures de mon amant, des chaussures noires que je savais être très chères, des cheveux noirs. J'étais assise à côté de mon petit frère, qui avait une expression de peur sur la figure, je me souviens de l'expression de colère sur la figure imaginée de mon frère aîné. Je me souviens du sang dans ma main, le sang, les taches sur le linge que j'avais cachées à ma mère, le sang que j'ai vu après avoir fait l'amour avec mon amant. Je me souviens de la couleur rouge sur la figure de mon petit frère, qui tout à coup a montré le poing, comme s'il voulait se battre contre lui, comme s'il essayait de me blesser. Je me souviens de la main de mon amant, longue, mince, du soleil qui brûlait dans le ciel blanc.

Je me souviens de mon désir. J'étais assise à côté de mon petit frère. J'ai couru vers mon amant.

Chez nous, ma mère a poussé un cri.


Julie Finnegan

Sa famille n'est pas sa famille. Sa famille n'est pas une famille. Pas du tout. Une famille, c'est l'amour, la vitalité, l'espoir, le soin, le respect, et la confiance. Sa famille n'a aucune de ces caractéristiques. Elle est appelée une famille, mais la mère, les frères, et elle-même ne sont pas une famille véritable. "Famille" est seulement un "label" traditionnel pour ce groupe de personnes qui ont le même sang. Le seul aspect de leur vie qu'ils ont en commun est le lieu qu'ils habitent, pas les intérêts, pas les idées, pas l'amour, pas les émotions, pas le mode de vie. Rien. Sans famille, elle est seule. Seule. Elle n'a pas de famille, mais elle a une vie. En dépit de sa famille, elle vit. Elle vit à sa façon.

Elle n'a pas la même façon de vivre que sa famille, même s'ils habitent les uns avec les autres. Elle a des pensées, des émotions, des actions, des espoirs, et des désirs différents de sa famille. Elle peut faire ce que sa famille ne peut pas faire, comme l'amour. Elle veut et a besoin de l'amour. Sa famille ne sait pas ce que c'est. Sa famille ne sait pas ce que c'est que le désir. Elle reconnaît que sa famille ne vit pas selon le mode de vie qu'elle veut vivre. Elle comprend les erreurs de sa famille, et elle sait qu'elle ne veut pas faire ces erreurs. Mais sa famille ne sait pas qu'elle est malheureuse. Elle, elle sait et elle a la jouissance, et sa famille n'a pas la jouissance, ils ont le malheur. Seulement le malheur. Elle sait qu'elle ne veut pas de ce malheur-là.

Ma famille me montre ce que je ne veux jamais être. Ils me montrent le malheur. Ils ne font pas ce qui est essentiel pour la jouissance, pour la vie. Ils ne font pas l'amour. Ils ne sont pas près de faire l'amour. Il ne peuvent pas avoir la jouissance. Ils ne savent pas comment on a la jouissance. Je ne sais pas pourquoi je suis la personne de ma famille qui vit les émotions, l'amour, l'espoir. Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas comme ma famille, pourquoi je suis différente d'eux. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis heureuse. Je ne voudrais jamais vivre cette vie de ma famille. Jamais. Ils ne vivent pas. Ils n'ont pas de rapports avec les autres, pas même avec les membres de leur famille. Je sais que je ne veux pas vivre comme ma mère ou mes frères. Je sais qui je veux être. Je sais qui je suis.


Kim Foote

J'ai dix ans. J'ai une cousine, Pauline. Elle a le même âge que moi. Elle est belle, je crois. Elle a des cheveux bruns, très longs. Elle les tresse quelquefois, quelquefois, elle me laisse les tresser. Je l'ai aperçue la première fois dans un jardin à Saigon. Elle cueillait des fleurs pendant que sa mère parlait à ma mère. Aujourd'hui, je peux encore sentir les fleurs exotiques de Saigon.

C'était sa première fois à Saigon. Elle a regardé cette cousine loin d'elle. Elle ne l'a pas vue. Sa robe rose était nouvelle, le tissu cher. Ses cheveux étaient rassemblés par un grand ruban rose. Elle a voulu embrasser cette belle cousine. Elle a voulu touché ses cheveux; elle a voulu devenir cette fille. Après, elle a découvert que Pauline détestait les rubans que sa mère lui faisait porter.

Mon frère aîné l'aimait, je crois. Il me criait en sa présence qu'il deviendrait jaloux si je tressais ses cheveux. Un jour, il m'a fait trébucher pendant que je portais un verre d'eau à Pauline. Toute l'eau renversée sur Pauline. Sa mère m'a punie. Mon frère aîné, je peux encore voir la lueur de plaisir dans ses yeux. Pauline est morte quand elle avait vingt ans. Elle a été tuée par une femme avec qui elle habitait.

Ma mère a toujours été jalouse de sa soeur aînée. Elle s'était mariée avec un homme très riche. Elle avait Pauline et une autre fille, qui s'est mariée aussi avec un homme riche à 17 ans. Cette autre fille avait deux ans de plus que moi, et ma mère nous comparait constamment. Je n'étais pas "bonne" comme ma cousine, elle me disait.

Mes frères et moi, nous ne l'appelions pas "tante" parce que nous l'avons vue seulement deux mois quand elle nous a rendu visite avec Pauline. Cette fille avait tout ce qu'elle voulait. Elle avait beaucoup d'argent, elle avait une mère belle et un père. Elle avait mon frère aîné. Il l'a embrassé dans le jardin pendant une journée chaude à Saigon.


Simon Harding

J'étais de bois. Le dîner était toujours le moment de briser le silence par le bruit des couverts. Le couteau, la fourchette exprimaient les sentiments.

Mon frère aîné est assis au bout de la table. Il ne sourit pas. Il ne sourit jamais à sa famille. Nous ne nous regardons pas, nous mangeons. La mère, elle nous sert, elle ne nous regarde pas, elle nous sert des fruits de Saigon, des fruits de la forêt tropicale. Mon frère aîné ne veut pas manger des fruits cueillis par les indigènes, il les refuse. Mon petit frère mange les fruits, il les mange pour leur goût, c'est seulement le goût qu'il aime. Mon frère aîné lui dit: Donne-moi ces fruits. Il veut les jeter. Ils sont sales, ils sont inmangeables. Mon petit frère continue à manger comme s'il ne voulait pas entendre son frère. Il s'applique à peler et à manger les fruits.

La mère sort de la salle à manger. Le frère aîné dit: Donne-moi les fruits. Le petit frère s'arrête. Il a entendu. Je vois des larmes couler sur le visage de mon frère. Je dis à l'aîné: Je voudrais que tu meures.

Il ne la frappe pas. La petite est surprise. Elle est assise et regarde son frère aîné et le petit frère.

Elle nous déshonore, avec le Chinois, avec un indigène, dit le frère aîné. Le petit, il ne parle jamais du Chinois. Il a peur de l'aîné, il ne peut pas parler contre lui.

L'aîné dit que la soeur a apporté le déshonneur à la famille. Il dit: Elle s'est prostituée avec lui. Elle portait des vêtements de prostituée.

La petite, elle ne parle jamais de rien. Elle ne veut pas pleurer. Elle n'est pas déshonorée, elle ne veut pas penser au déshonneur. Elle regarde son petit frère, il pleure, il a peur.

La mère revient à la salle à manger, elle voit le petit en larmes, elle s'assied à la table sans un mot. Et puis, après un peu de temps, la mère recommence à nous servir.


David King

C'est une nuit froide. Elle frissonne pendant qu'elle se promène à travers la forêt. Elle regarde l'obscurité qui l'enveloppe, mais elle voit peu. Des souches. Des vignes. Des champignons et de la mousse. Des saletés. Des saletés sans fin, souillées seulement par un flot de larmes qui coulent de ses yeux rouges et fatigués.

Elle a voulu quitté la maison, c'est ça. C'est pourquoi elle l'a quittée. C'était trop. Sa mère avait l'air si faible et fragile, comme si elle ne pouvait pas porter la douleur de la vie davantage. Tellement opprimée. La mémoire du mal excessif dans ses yeux, ses mains, son visage, sa silhouette. Elle est accablée de douleur, craintive, peureuse.

Maintenant, elle essaye d'oublier. Elle a besoin de répit, c'est pourquoi elle est venue ici. Pour être seule à l'abri de l'obscurité. Pour pouvoir marcher où personne ne la trouvera. Pour partager sa douleur avec les créatures de la nuit.

Mais, tout à coup, il apparaît. Je ne sais pas d'où il surgit, pourquoi il surgit. Il s'approche de moi. Lentement. Ses bras sont osseux et faibles, et il boîte. Il a l'air las et épuisé, mais il s'avance sans cesser de me regarder dans les yeux. Je me détourne, mais il touche mon épaule d'une main ferme. Je ferme les paupières très fort. Je fonds en larmes.

"Qu'est-ce qui se passe?" demande-t-il. Je reste silencieuse. Mes pieds sont des pierres, mes bras, des brindilles. Je pleure.

"Qu'est-ce qui se passe?" répète-t-il. Je ne me déplace pas. "Tu as couru trop vite pour moi. Je ne pouvais pas te rattraper."

Je lève la tête. Graduellement, je rencontre son regard fixe. Il est flegmatique, palpitant. Immobile. Il me soulève et inculque de la force en moi. Le désir envahit mon corps, et je le regarde de plus en plus fort à travers mes larmes.

Il sourit légèrement. Puis, il me repose. Il m'étreint. Je suis sans résistance. Je respire lourdement. Lourdement. Je suis dans le désir. Il me tient la tête, et je sens sa chaleur. Je m'abandonne.

Nous nous asseyons sur une bûche. Cinq minutes passent sans un mot. Je m'arrête de pleurer, et j'essuie mes yeux. Ils sont fatigués. Abattus. Exténués. Ils se ferment, cessent de voir, cessent de voir la nuit. Il se déplace vers moi, et je sens sa chaleur encore une fois. Je la sens. Cela devient moi, et je deviens cette chaleur. La chaleur et moi, nous sommes ensemble. C'est bon. Je suis hors du danger. Il n'y a aucun danger.

Il demande: Ça va? Elle répond: Non. Il dit: Pourquoi pas? C'est fini. Elle répond que ce n'est jamais fini. Jamais. Jamais. Ja... Elle s'arrête. Le monde s'arrête. Pendant un moment bref, tout s'arrête. Un moment. Ensuite, le noir.


Becca Newlin

Elle a neuf ans. Elle est dans une famille avec deux demi-frères et un frère naturel. Elle a un beau-père qui est le mari de sa mère.

Je suis une enfant très fâchée, très blessée. Je suis étouffée par mes sentiments. Je ne peux pas échapper à ça. Je ne peux rien faire. Jamais rien.

Tout petite. C'est toujours comme ça. Personne ne croit à elle. Personne ne s'occupe d'elle. Personne ne fait attention à elle. Elle est petite. C'est une situation horrible. Son beau-père la déteste. C'est un fait. Personne ne sait pourquoi.

C'est peut-être parce que je ne l'accepte pas comme père. J'avais un père, et lui il est seulement le mari de ma mère, mon beau père. C'est tout. Et, quand il essaie de me présenter comme sa fille, je le corrige: Je ne suis pas ta fille, je suis ta belle-fille.

Peut-être, quand elle a dit les choses comme ça, peut-être elle l'a blessé. Peu importe, elle le déteste pour ses raisons.

Alors. Pendant l'été, le beau-père, la mère, et les deux petits frères (les enfants de la mère et son mari), prennent des vacances. Le beau-père les appelle "les vacances de la famille." Mais, pour elle, ce n'est pas LA famille, c'est seulement une partie de la famille. Cette famille-là ne l'inclut pas. Elle a commencé à sentir qu'elle n'avait pas de famille. Elle est seule, toute seule.

Je dois être avec ma famille. Ce n'est pas seulement à cause des vacances, mais les vacances sont très symboliques pour moi. Elles symbolisent que la famille de ma mère et de mes frères ne m'a pas comprise.

Eux, elle et son frère naturel, étaient envoyés à la maison de leur père. Les enfants, les jeunes enfants, sont transformés en objets. C'est comme, peut-être, elle, un abat-jour et, lui, une lampe. Nous n'avons pas de sentiments pour notre beau-père. Cela ne fait rien. Chaque été, cet événement se passe encore et chaque fois, ils blessent la petite. Elle veut crier, elle veut protester, elle veut hurler, grincer des dents. Elle veut faire quelque chose pour faire cesser les coups.

Je veux tuer mon beau-père.

J'ai dix-huit ans. Ma mère me téléphone pour me dire qu'elle, son mari, et ses deux fils prendront des vacances ensemble. Cela se passera dans les deux semaines avant la rentrée des classes.

Soudain, elle est là. Une fille, très jeune, à neuf ans. Elle demande de l'aide. Elle veut se battre, se tuer.

Je ne veux pas parler avec ma mère. Qu'est-ce que je dirais? Je suis fâchée contre moi, contre le monde, contre chaque personne qui existe dans ce monde. Je raccroche le téléphone. Ma mère téléphone encore. Je me demande si je devrais répondre au téléphone. Je réponds. Parle-moi, dit la mère. Je lui parle. Je crie. C'est tout. Personne ne peut rien faire. La situation est là. Les blessés sont là. Les dégâts sont là. J'accepte les faits. Je n'aurai jamais de famille.

Elle sera toujours toute seule. La douleur est là. Mais, pas à la surface. La peine est cachée à l'intérieur d'elle, de moi, de la petite fille sans famille.


David Peterson

Il m'embrassa avant de me parler. Je courais au bois, je le connaissais comme le fond de ma poche. Il était debout à l'entrée du bois quand je suis passé devant lui. Il me suivit. Je courais plus vite. Il courait si vite. Je me suis arrêtée par fatigue. Il m'attrapa. Nous respirions ensemble, nous nous regardions. Il sourit, et ensuite il m'embrassa. Cet inconnu absolu, il m'avait embrassé.

Il y a un autre monde dans l'herbe. J'aimais beaucoup m'allonger dans l'herbe, les yeux fermés. Pour les couleurs, le rouge soleil. Je passais des heures à regarder le petit monde dans l'herbe. Les fourmis en grande ligne. Chaque fourmi a un rôle, prendre des petits morceaux de bois, de l'herbe, de la nourriture. Il y avait des araignées, des chenilles qui mangeaient des petites feuilles. Ma mère me regarda un jour, elle me cria: Qu'est-ce que tu fais? Tu ne fais rien. Pourquoi? Une enfant inutile, c'est ça. Ma mère voulait que j'apprenne les mathématiques à l'école. Mais je ne voulais pas. Jamais contente.

Ses cheveux étaient noirs et longs. Noirs et beaux. J'aimais ses cheveux. Les yeux aussi, ils étaient noirs aussi, noirs comme un nuage orageux, pleins de beauté et de pouvoir. J'ai vécu avec lui deux années. C'était après que j'ai quitté ma famille. Ensemble, nous avons exploré la vie.

Un jour un petit boy est venu. Le petit boy n'avait jamais vu l'océan. Mon amant a offert de l'emmener. Ils sont partis ensemble. Huit heures de voyage. Mon amant et le petit ont couru sur les plages de l'océan ce soir-là. Je n'ai jamais oublié.

Ces deux années, j'étais libre de la tyrannie de ma mère. Elle ne s'intéressait pas à moi. J'étais une fille, probablement pour ma mère, une fille ignorante, naïve. Je n'avais pas le savoir d'une femme. Elle me dit que j'étais insouciante et stupide. Je crois qu'elle ne m'aimait pas, après tout, elle avait ses fils. Elle n'a jamais essayé de me connaître.

Mon amant est tombé malade pendant l'été. Il me semblait d'abord que ce serait momentané. Le sommeil et les médicaments pendant une semaine, et ce serait fini. Mais il m'a dit que ce n'était pas ça. Il m'a dit que c'était le cancer, qu'il était malade depuis son enfance. J'ai pleuré. Son état de santé se détériorait. Mon amant suivit une chimiothérapie. J'ai pleuré, il sourit. Ses beaux cheveux tombèrent tous. Il m'a dit que ça n'avait pas d'importance. Je le tenais dans mes bras quand il est mort.


Luis Quiñones

Sans savoir que dans trois mois ils seraient des meilleurs amis du monde, la première fois qu'ils se sont vus, ils se sont disputé le droit de monter sur le bac. Il n'y avait plus de place, seule une personne pouvait encore monter. Elle devait arriver au lycée dans moins d'une heure, et si elle ne prenait pas ce bac, elle arriverait trois heures en retard. Il devait aller à une entrevue très importante pour sa carrière au gouvernement de Saigon. Voix de politicien, épatante, et qui pouvait convaincre n'importe qui sur n'importe quel sujet. Son costume très bien repassé, sans tache aucune. Les parties blanches du costume, un souvenir de sel blanc sur le noir de la nuit sans fin.

Trop de choses avaient été dites ce jour-là où chacun avait montré son égoïsme. Elle disait que les choses allaient mal à cause des gens comme lui, des escrocs comme lui, qui avaient volé tout l'argent de sa mère. Elle serait heureuse si des égoïstes comme lui n'existaient pas. Il l'a laissé dire tout ce qu'elle a voulu dire en la regardant droit dans les yeux.

Mais quand le bac s'en est allé, et qu'aucun n'a pu monter, il s'est mis en colère, et de sa voix puissante, il a parlé, sans crier. Il serait plus heureux s'il n'y avait pas des personnes comme elle, le monde sans doute serait meilleur.

Son style d'avocat a beaucoup impressionné la petite, il l'a aussi beaucoup dérangée. Elle ne pouvait plus parler. Elle ne voulait pas se montrer ignorante avec cet homme beau parleur. Alors, sans rien dire, et en le laissant parler, elle a commencé à le quitter. Elle ne voulait pas rester avec lui, c'était un très grand danger pour son désir d'écrire. Elle savait que si elle restait, elle ne pourrait jamais écrire. Toute sa confiance serait dévorée par la voix puissante de cet homme. Alors, elle lui a dit qu'elle devait partir. Et sans le regarder, elle est partie en arrangeant son chapeau, et en vérifiant ses talons lamés d'or. Un peu de boue couvrait ses chaussures.


Julia Sable

Je m'en suis rendu compte cette nuit-là. Tout à coup, ça m'a frappée. Avec audace, insistance, urgence. La peur qui était cachée, enfouie, m'a sauté aux yeux, là où je devais la voir. C'était inutile de se détourner, de nier plus. Désormais, j'aurais à vivre avec cette peur suspendue au-dessus de moi, comme un nuage foncé, que, quelquefois, je pourrais chasser, mais qui pourrait pleuvoir sur moi sans avertissement, des gouttes, des grêlons, des morceaux durs de malheur qui me battraient, battraient mon visage, me jetteraient à terre, me pousseraient au bout de l'équilibre mental, qui finalement s'arrêteraient, et me laisseraient meurtrie, à pleurer doucement, seule. La peur de mon frère aîné, c'est épouvantable.

La porte s'ouvre, un rai de lumière tombe sur mes yeux fermés. J'écoute, le silence, et puis, des pas hésitants, et un souffle étranglé. C'est mon petit frère, je le reconnais à ses pas, légers, jamais fermes. Une main froide touche la mienne, mais je ne bouge pas, je fais semblant d'être morte. Encore, il hésite, le souffle plus rapide, haletant. Je sens qu'il ne veut pas me réveiller, mais sa peur le gagne, il presse ma main plus fortement. Sans ouvrir les yeux, je lui dit: Qu'est-ce que tu veux? Il ne répond pas, mais je sais qu'il veut venir dans mon lit. Je soulève les couvertures, et il s'allonge à côté de moi, son dos pressé contre mes seins, ses cheveux doux sur mon visage. Il le fait souvent, dormir avec moi, à cause des cauchemars.

Mais cette nuit, c'est différent. Je chuchote: qu'est-ce qu'il y a? Aussitôt dit, je sais que c'est l'autre frère, avec sa brutalité, ses lois d'animal, ses pensées de bête. Aussi, je sais soudain que c'est le frère tout le temps, c'est toujours le frère aîné. Je lui demande ce que le frère aîné a fait, mais il se tait. Je souris, maintenant nous jouons à un jeu. Je lui demande encore, et encore, jusqu'à ce qu'il dise finalement, à voix basse, presque inaudible: Il est venu à moi. Et le jeu finit, et l'épouvante commence. Je ne dois pas lui demander d'expliquer plus loin, je comprends, et je me sens mal de le comprendre.

J'ai éprouvé le désir, une fois, deux fois, peut-être plusieurs, pour cette peau douce de bébé, cette innocence, cette faiblesse, ces yeux clairs, cette senteur du soleil et de la terre. Sans doute, le frère aîné a éprouvé le même désir, et ça, ça aurait été acceptable, mais toucher n'est pas tolérable, pas du tout, c'est une profanation du sacré, de la jeunesse. La mère, elle, elle n'aurait pas la force d'intervenir, même si elle croyait le petit, et elle ne le croirait pas, je sais, elle ne croit rien de mal sur son enfant plus âgée, son seul enfant.

J'entends les larmes du petit, non, il est silencieux, je sens les larmes, le mouvement de ses épaules, ses efforts pour rester immobile. J'ai peur, peur pour lui, peur pour moi, peur que le frère ne s'arrête jamais, qu'il ne connaisse pas les limites, les règles de la société pour laquelle il n'a aucun respect.

Pendant que le petit pleure, pendant qu'il essaye de laver sa douleur, je reste bien éveillée, en laissant les vagues de la peur et de la nausée rouler en moi. Le mouvement du petit s'arrête lentement, son souffle devient régulier, et moi, je regarde fixement le plafond, sans larmes, sans sommeil, seule. Seulement l'obscurité qui me caresse, qui cache le monde à mes yeux, qui me cache du monde. Je souhaite une nuit éternelle, je veux la mort de mon frère aîné, je rêve d'une autre maison, une autre famille, une autre vie.


Mariko Smith

Quand j'étais petite, j'avais un chien. Je ne me souviens pas de l'âge. Le petit frère m'a donné le chien un jour où il l'a trouvé dans la rue proche de notre maison. J'aimais le chien comme s'il était le roi des chiens. Il était grand avec des petites oreilles, une fourrure d'or, et des yeux généreux. Il m'aimait aussi, je pense. Je ne sais pas quel type de chien c'était. Un bâtard. Ou peut-être il était de race. Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus d'où il est venu. A ce moment-là, j'ai su seulement que c'était un cadeau de Dieu. Il me regardait tout le temps. Il me suivait comme si j'étais son trésor. Personne ne pensait que j'étais un trésor. Sauf le chien.

Le frère aîné détestait le chien. Il haïssait quelqu'un qui avait quelqu'un à aimer ou qui l'aimait. Il était fait de haine. Il torturait le chien quand la jeune fille ne le voyait pas et quelquefois quand elle était présente. Elle criait. Elle hurlait. Mais le frère aîné était tout le temps sourd à ses cris. La jouissance du frère aîné était de torturer des choses vivantes. Il était le mal même. La mère supportait le chien seulement parce qu'elle pensait qu'il garderait la petite fille loin d'elle et loin des problèmes. Aussi, il mangeait toutes les saloperies dont même la famille ne voulait pas.

Le chien était mon seul ami avant d'aller au lycée. Nous allions partout ensemble. Il m'accompagnait à l'école et puis il m'attendait jusqu'au soir. Si patient. Chaque jour il aboyait et remuait la queue à ma libération. Un jour, nous sommes rentrés pour découvrir que le frère aîné tirait sur les petits oiseaux avec son grand fusil. J'ai hurlé contre lui pour l'arrêter mais il a continué avec un sourire de joie. Il faisait son exercice favori. Finalement, je me suis approchée de lui pour lui retirer le fusil des mains. J'avais peur mais j'ai marché vers lui. Il m'avait vu, mais il continuait. Quand ma main a touché le fusil, il a levé sa main à son tour pour me blesser. Alors, le chien s'est attaqué à la jambe de mon frère aîné. Il a boité pendant deux semaines.

Je me sentais en sécurité seulement avec le chien. Il dormait tout le temps à côté de mon lit. Il était le seul être qui se souciait de moi. Seul dans le monde entier, je pense, jusqu'au Chinois de Cholen. C'était certainement le seul être que j'aimais de tout mon coeur. J'étais si triste quand j'ai dû laisser le chien pour aller au lycée à Saigon. Les larmes sont tombées de mes yeux et il a hurlé jusqu'à ce que je disparaisse pendant que mon petit frère le tenait. Quand je suis rentrée pour les vacances, le chien avait disparu. Personne ne m'a dit où il était allé.


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30 avril 1997
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