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Alain Vadeboncoeur
Qu'est-ce qui vous fait rire?
J'ai beaucoup ri, jadis, avec Guy Ferland, du temps que nous montions, tous les jeudis soirs (et la nuit) le Continuum, journal des étudiants de l'Université de Montréal, en 1984 à peu près. Voilà pourquoi j'ai eu le goût de répondre à ceci: je me suis souvenu de nos rires, et j'ai eu envie de renouer avec ce souvenir. J'ai ri "avec" lui, pas "de" lui, sans doute. Mais de quoi riions nous? De nous-mêmes? Mais étions-nous seulement drôles? Ou: peut-on rire de soi-même si l'on est pas drôle? Alors quoi: rire avec soi? Rire malgré soi? Rire pour soi?
Comme on voit, la question me semble floue: elle laisse la porte ouverte à une foule de possibles. Ce qui me fait rire? Mais d'abord: de quel rire? Un sourire? Un fou rire? Un éclat de rire? Un sourire entendu? Un rire sadique? Un rire dément? Une risette? Un sourire triste? Un rire jaune? Un rire ironique? Un rire méprisant? Un rire moqueur? Il y a sans doute autant de rires que de situations "drôles", et je ne suis pas du tout certain que ces divers rires réfèrent à des phénomènes semblables.
N'y a-t-il qu'un rire? Lorsque j'observe mon fils ou ma fille, qui ne sont pas encore trop, à 2 et 4 ans, pervertis par nos modèles sociaux (et le rire est certes un objet de convenances), il est évident qu'on leur trouve au moins deux rires, bien distincts. Le premier apparaît très jeune, à quelques mois: il est spontané, souvent sans objet bien défini, si ce n'est l'effet de surprise, parfois, et bien sûr sans référence culturelle très complexe. Le second apparaît après 2 ans, quand l'enfant est conscient de son individualité et de sa capacité de se donner en spectacle ou de répondre au spectacle d'autrui: ce rire est alors nettement moins spontané que le premier, plus fabriqué, convenu, souvent forcé, approprié, je dirais même: raisonnable, ou du moins en plus complète congruence avec la réalité, davantage expression d'une convention sociale et d'un consensus autour de ce qui "est drôle" qu'expression spontanée de plaisir.
Ce dernier rire est moins franc, donc, et s'exprime d'ailleurs de manière différente, comme le sourire forcé est différent du sourire spontané, parce qu'il met en jeu des muscles faciaux distincts. J'ai idée que ce rire, social, deviendra notre rire d'adulte dans beaucoup de circonstances, laissant peu de place pour, de temps à autre, quelques bouffées de "fou rire", ou du moins, de rire soutenu, ce rire incontrôlable qui me semble plus proche de celui du jeune enfant et probablement la meilleure expression du "rire", "en soi", qui est le plus difficile à cerner logiquement. Il est d'ailleurs remarquable de voir que ce rire prend une forme constante, d'un point de vue sonore. Si je compare un fou rire de mon fils à 1 an et à 4 ans, sur vidéo, c'est absolument semblable en tout, dans les intonations comme dans l'intensité. Alors, que l'autre rire, plus social, plus convenu, évolue constamment, se modèle, sans doute, aux attentes sociales.
Ce qui me fait rire? Mais que veut-on dire par là? Il y a beaucoup de choses que je trouve drôles mais qui ne me font pas rire. Et il m'est arrivé souvent de rire sans que je puisse identifier pourquoi. Est-ce qu'on veut savoir ce que je trouve drôle ou plutôt expliquer les circonstances qui m'amènent souvent au rire? Je ne peux énumérer ce que je trouve drôle: je ris lorsque je suis surpris, et je ne peux dresser une liste de ce qui me surprend, car alors je ne serais plus surpris.
Par parenthèse, il est remarquable de constater qu'il y a des gens qui ont le propre d'être drôles et d'autres qui, même en cent ans, ne vous feront jamais titiller la mâchoire. La capacité de faire rire est donc loin d'être une vertu démocratiquement distribuée, et la volonté a bien peu de chose à y voir. Hypothèse? Qui veut faire rire doit sans doute aussi aimer rire, et projeter ce désir de rire sur autrui: le plupart des rires me semblent communicatifs, ou partagés. Pour comprendre d'où vient le rire, il faut sans doute étudier avec minutie les caractéristiques de ces gens qui nous font souvent rire.
Le chatouillement est également une source constante de rire (du moins chez les personnes chatouilleuses, ce qui est un truisme): c'est encore plus évident chez les enfants, bien que cela constitue tout de même un mystère physiologique, puisque le chatouillement n'est pas nécessairement une sensation agréable, non plus que le rire incontrôlable qui en découle. D'ailleurs, pourquoi certaines personnes sont-elles chatouilleuses et d'autres pas? Est-il possible que le rire provoqué par le chatouillement soit davantage l'expression d'une satisfaction (ou d'un souvenir de cette satisfaction chez l'adulte) liée à la communication tactile (et donc forcément teintée de sexualité) avec le parent? Les adultes chatouilleux ont-ils été des enfants chatouillés? Mystère.
Le rire équivaut-il au plaisir? Certes, il est généralement plaisant de rire (encore que j'ai vu plusieurs fois des amis souffrir de quasi suffocation et donc souffrir nettement à force de rire...), et il est reconnu que le rire favorise la sécrétion d'endorphines, source de bien-être. Mais, à l'inverse, le plaisir ne mène pas, du moins pas nécessairement, au rire. Il n'y a qu'à s'imaginer si en plein orgasme notre partenaire éclate d'un grand rire sonore, ou pire encore, d'un fou rire soutenu: cela peut facilement mener à des quiproquos.
Le rire peut parfois ne pas être approprié, manquer de congruence avec ce qui l'inspire. Je n'ai pas trouvé grand chose de bien à "Décadence", de Steven Berkoff, mis en scène sur la petite scène du 4'sous par Denoncourt, avec Jean-Louis Millette et Monique Miller. Ça n'allait, à mon sens, nulle part. En particulier, il me semblait inimaginable qu'on puisse être choqué par cette accumulation de clichés ou intéressé par cette lourdeur de style. On pourrait en discuter, peu importe, mais ce n'est pas mon point. Voici: il y avait là des passages lourds et, en théorie, tristes ou dramatiques. Rien de pire, dans ces moments, lorsqu'on sent que toute la salle retient son souffle et se mouille les yeux, d'être pris d'un fou rire à contretemps, ce qui m'est arrivé à deux reprises ce soir-là. Évidemment, un tel rire, qu'on dirait "déplacé", mais qui engendre par lui-même une situation comique irrésistible, est très difficile à faire cesser, au grand découragement de mon voisin.
Sans doute, on peut dire, sans risque de se tromper, que le rire dépend aussi bien de "ce" qui fait rire que de "qui" rit, et que ce "qui" pourra très bien trouver drôle un soir "quelque chose" et lui rester indifférent le lendemain. Je me rappelle très bien avoir entendu mes parents me parler pendant des années d'un vieux film de Tati absolument comique qu'ils désespéraient de ne jamais revoir. Le jour vint ou un cinéma le ramena à l'écran: mais ils en revinrent perplexes, car ce qui autrefois leur avait presque ouvert le ventre les avait laissés ce soir-là tout à fait indifférents. Pourtant, c'était le même film, et ils étaient les mêmes gens. L'étaient-ils?
Il est aussi sans doute plus facile de rire un samedi soir à 23h00 avec trois bières dans la panse que sur une civière de l'urgence avec le pied en sang et un type qui vous joue là-dedans alors que ce n'est pas encore gelé. Bien que dans ce dernier cas, tout soit très relatif: j'ai vu beaucoup de gens rire aussi bien en pleine douleur qu'en pleine forme. Je dois même dire qu'on voit assez rarement les gens pleurer lorsqu'ils ont mal. Mais c'est une autre histoire. Les enfants sont experts dans l'utilisation du rire: allez vous promener à l'hôpital Sainte-Justine, et vous verrez des enfants avec des leucémies avancées qui rigolent dans un coin en jouant au cow-boy. Parfois surprenant.
De même, il est assez clair que certains états (disons: altérés) de la conscience et de la perception modifient suffisamment notre sens du comique pour que, ce qui est parfaitement ennuyant, voire débile et convenu en temps normal, devienne une source de rire sans fin pour peu qu'un peu de THC (dans mon jeune temps seulement bien sûr, voyons) ou d'alcool nous baigne les neurones. Je dirais même qu'il est très difficile alors de ramener à des critères rationnels les sources de rire de ces états modifiés: il y a là comme une frontière qui empêche de saisir ce qui se passe de l'autre côté. Pourtant, chacun sait, on trouve là des sources infinies de rire à s'en faire péter les côtes et vomir le duodénum. La perception est donc au moins aussi importante que l'objet, sans aucun doute.
Mais on s'éloigne déjà beaucoup de la question, à laquelle je ne tiens de toute évidence pas à répondre, et qui plus est, rien de tout ceci n'est bien drôle.
Mais si vous voulez rire, courez voir Pierre Lebeau ou Alexis Martin sur scène.
Québec
Avril 1998