souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

e. m. nissaboury
pp. 44-47

 

Il est une ville qui conjure l'oeil, contre laquelle l'oeil ne peut rien, fût-il doué des plus grands pouvoirs.
Une ville dont on pressent le dévorement puisque petit à petit on est réduit à une série d'ossements qui se fragmentent, s'amenuisent, sont dispersés dans l'air. Suis-je une ville reconstituée os après os ou suis-je une ville éteinte? Ou de forteresses en résurrection qui n'ont pas été représentées dans les livres scolaires (kasbahs, frondaisons, du troglodysme aux petites maisons basses les fenêtres maladroitement disposées) pour réanimer les instincts de l'ogresse-lune profondément amoureuse et déclencher toute cette série de planques, d'asiles, de froids et de canicules assurer le fonctionnement de l'oeil à partir de réapparitions, de pièges parfaitement décelables servant à capter qui les sangs qui des glissements de terrains, les djinns.

De grottes ouvertes pour la reptation de mes côtes
comme si j'étais comme si la ville et la grotte en moi
étaient séparées en ordinateurs chacun utilisant son propre calcul poursuivant sa propre aventure de sillonnement de destruction et de rêve
de machines qui dépassent le temps
le temps dans notre tête enfouie sous chemise de vieux cancers de paradis
puisqu'on ne peut pas échapper à son destin
puisque c'est une question d'oeil quelque chose de vivant quelque chose de tragique dans notre oeil
puisque Sésame la grotte Sésame la ville toute ma cité émiettée comme sous le coup de réverbérations électriques et ma prière au volatile le grand maître enterré à Baghdad
la discorde de mes flacons de vapeur de lymphe détentrice de pouvoir d'ubiquité
que sirote
le vampire
ni géographe ni géomètre n'ont pu donner d'explication au désastre
qui m'a
jeté dans le kif
pas plus ces légendes entre les ruines qu'il
ne restera que moi
et moi
je serai dévoré par un monstre
et qui mettra les lunes en grossesse?
qui fermera le livre?

Ça fait rien, dis-je, si on me force presque quotidiennement à avaler le plat de couscous où l'on a disposé la mort de façon qu'elle soit végétale, et si la rue est d'anxiété. Je télescope. J'ajuste des rêves d'où a été propulsé mon cerveau en vastes bandes à peine perceptibles - des ondes - selon eux, et mon foie, selon moi.
Ça fait rien si je ne réussis à saisir de l'abîme que les secousses symptomatiques et si localisés mes délires s'avèrent perceptibles sous forme de tàches fuyantes - flaques de sang. Ça fait rien si mon anachronisme est à l'opposé de l'électron, l'électron et mon anachronisme constituant ce scandale d'accommodement à qui mieux-mieux d'où je soutiens que les transistors captent la voix des sirènes, les sirènes noires et blanches, pour capter la nuit, la nuit ainsi que toutes les caractéristiques de la lune. Et tu as les dents avec une petite fente qui ouvre dans mon imagination des lèvres de torpeur Tanit. Et dans cette voyance un vieux tueur qui est le temps et dans mon rêve brusquement des motifs qui recommencent, ensablés, luxurieux, une foule pleine de territoires où je me mesure la ville la rue et moi sans que je parvienne à placer le coup décisif qui doit mettre fin à tout tressaillement Tanit jetant ce rêve que la ville me renvoie n'ayant jamais propulsé autant de têtes autant de doigts autant de portes et autant de poteaux électriques autant de chiffres et d'héritages caravaniers ni été aussi tortueuse ni aussi impossible à atteindre du fait de la disposition des maisons qui la bordent basses arrivant à la gorge et du fait aussi des lampes électriques qui lui donnent un air du désert qui me rappelle la nostalgie est une vertu du croissant lunaire la nostalgie émiette, j'ai été émietté à force de me souvenir, émiettés les compagnons qui s'arrêtent afin de mieux chanter les départs à proximité de débris de maisons affirmant qu'il s'agit Tanit là d'un amour perdu d'une passion dévorante Sésame comme la nuit qui rassérène qui vient sans que je bouge sans réveiller une lune profonde difficilement reconnaissable dans ce qu'elle a créé pour déclencher une apparence de temps immobile. J'avais une lune devenue masse spongieuse collant douars à moitié détruits d'où je n'ai rien pu retirer sauf un livre de descendances calamiteuses, moitié purulente moitié vagabonde. J'avais une lune dont j'ai été tétanisé n'ai pu la chasser même en appuyant des pouces depuis la tempe jusqu'au milieu du front de manière à faire sortir un point rouge entre les yeux, et même si c'est du soleil qu'il s'agit, qui fait chavirer corps et corps dans chaque articulation dans la moindre cellule sa pestilence. Qui frappe. Qu'il y a nécessité de chasser vers les arbres, vers les dunes, et qui est porteuse de vieille rancune.

Je suis resté à tâter ce grossissement
                                             lent
                                                         infernal
ma voix
          boueuse
                     collant au sabot de la mort
                                                              mon cerveau

avec les dimensions d'un champ de bataille où Sif ben Di Yazane aurait pu déterrer des centaines de scorpions d'or. Anémique, moi. Moi et le reste dans les livres que viendra détecter le galactique occidental pour m'assurer de mon moyen-âge, de ma résurrection, de la beauté de ma religion, de ma jeunesse mon primitivisme ma virilité mon sexe pitoyable, que c'est une question de temps, qu'il faut proclamer l'homme libre, que Berbère, que lui Barbare, que moi juif hindouiste fataliste fanatique et arabe, que lui Phaëton, qu'après tout nous ne sommes pas si différents sauf que lui correct, son chien, sa femme, son disciple qui n'a pas pu établir son passeport, Carla, roman à deux, kif, thé, je-délire-j'écris-en-tremblant-sous-le-coup-dudélire, et Brahim dont il connaît la vie mieux que personne mieux que moi la Sicile Essaouira devant les petits ratons photogéniques éberlués comme par quelque jeune folie écoutez-moi je suis prophète romain en attendant la révolution l'action d'abord l'action pour la galaxie et la lune en moi puis la lune où je suis mes supplications lui plus musulman que moi
le prophète à Rome
avec ses calculatrices électroniques en plein désert futuriste
avec une ville avec deux portes seulement
des pyramides des totems
des gens amoureux de la même vache que moi
dans cette ville je connais mon matricule
moi aussi
j'ai habité des déserts futuristes
moi aussi j'ai conquis la plupart de mes satrapies
ce que je peux avaler comme journées de chergui moi le Minotaure
ce que je peux être non-violent
ce que j'ai comme fantasmes dans la circulation sanguine comme
cadavres sans sépulture face à la ville
                                                           à détruire
et dont il restera une autre ville que nous appellerons

Palmyre

la grotte

cinq hommes et le sixième un chien et moi le Minotaure
et encore moi le Minotaure la grotte six hommes et le septième un chien et moi le Minotaure et encore la grotte six chiens six hommes et encore la grotte un chien sans hommes et le chien apparaît
avec l'effigie de son absence
surtout la grotte à peupler de visions surréelles où traquer dans le rire d'autres têtes de vaches dans des tas de rues ouvertes à même les parois de l'antre séculaire du dormeur avec la vache la cité d'airain sans passeport cordes machines oueds plus des caravanes
                                                                                                          dans le rire
moi le Minotaure et encore Tanit l'animal à point sur mes vappes
irrégulières d'insomnie livresque
et encore Tanit ses embyotomies ses cuisses de courant d'air
et ma nuit appréhender la lune ne serait-ce
que pour en tirer des photocopies ne serait-ce
que reconnaître mon cerveau fait d'écume seulement
ma nuit mon anachronisme à la taille ma double ceinture de kif

je contemple les architectures
 

 

 

à paraître: l'oeil et la nuit d'abellatif laâbi



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