souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

samir ayadi : tréponémose
pp. 18-22

 

     pourpre pourpre haïe haïe et demain demain ne viendra jamais mais pam pan ma mémoire tu es sotte tu sautes au-delà des barricades que l'aurore croit bien dresser et toi chair pourrie meurtrie que la nuit n'embrassera plus jamais mais comme tu es douce et calme à la fin gloire donc au meurtre qui nettoie gloire à moi à toi pourpre pourpre mémoire qui coule mémoire qui chatouille cette chair trouée de mille plaintes refoulées mémoire parfaite des jours imparfaits.
     blottie mollement
     tu étais contre le diaphragme pleurétique et scrupuleux de ton lit en veilleuse fumée les gens passaient tu regardais les gens passer à l'extérieur de ton alvéole infectueuse tu chatouillais tes fesses avec des griffes en stries ocres et puantes tu n'étais pas belle un soleil perdu dans un ciel abcédaire tapait circulairement sur les bronches de ton quartier aux encens vaporeux aux crachats purulents aux cris autrophoniques haïe ils résistaient malgré tout malgré tout cela l'occipital résistait merveilleusement par instinct ils passaient par instinct ils s'arrêtaient par instinct quel bon dieu les avait si diaboliquement séduit réduit à une respiration accélérée et un battement de coeur inouï saccadé fracassant les otites les croups et les sinusites allergiques dans le couloir glacial et pharmaceutique d'un hôpital populaire unique et poussiéreux condamné gouvernementalement à une mission humaine et aux plaies farcies
     on vous a nommé là-bas vous devez y aller tout de suite et faire plus que votre possible pour guérir les gens qui y sont s'ils sont encore en vie oh oui bien sûr on vous donnera tout ce qu'il vous faut on vous donnera même un tableau d'honneur
     et c'était un vrai tableau d'horreurs haïe haïe un soleil tapait mon dieu bon dieu un palmier sur les toits qu'on voit solitaire parmi les vies caduques dorlotait solennellement ses écailles indécentes et téméraires les toits n'étaient plus qu'un rêve rongé par les taupes et les dunes et les dunes se fiaient à une obscénité indicible que les loups contemplaient en hurlant cocorico ils te contemplaient ils s'arrêtaient d'un coup sec et machinal ils brisaient la glace muqueuse de ta vitrine lasse et rouillée quelques vagues virus bien gentils manifestaient leur mécontentement furieux mais déjà les squelettes en loques se disputaient à l'entrée se ruaient se giflaient déjà ils te lançaient en choeur comme à un médecin troublé par sa sueur nauséabonde que les rats n'ont pas léchée depuis neuf jours et quatre nuits ils te lançaient démoniaquement comme à un bon dieu
     bonjour chouchou comment va ta blessure
     saigne toujours et c'est pas cher
     pourpre pourpre mémoire sotte ne va pas très loin car très loin il y a des marécages et des moustiques savants il y a des gisants de flux et de reflux il y a des tripes de loups haïe mémoire coule sur l'aurore qui ruisselle sur nos corps mon corps et son corps tous les deux flétris par le passé
     tu n'avais pas honte
     tu n'étais pas belle tes lèvres gercées me suffoquaient le khôl qui pendait à tes cils ne suffoquait ta gaine arrachée aux yeux des amorphes me suffoquait je n'osais omettre le remplissage de mes yeux par la sérosité rougeâtre de ta volupté sexuelle haïe je disais haïe le malade ne peut jamais ne pas gémir et je gémissais jusqu'à la nausée de mes orteils au beurre noir sans être malade je me croyais ainsi la raison le bon goût et le bon sens te regarder te regarder encore toi alors que haïe le tranchant de l'aurore me fait haïe je regarde ma langue couler devant mes narines comme une écriture qui se meurt sans points ni virgules sous l'abcès de notre soleil enfoui sans la solitude de notre palmier sans les gisants de nos jours carboniques on ne pouvait guère observer que dis-je prévoir ce bon goût ce bon sens cette sauce de raison mémoire tu me tues c'est comme la dissection d'un rectum
     gloire gloire
     je n'étais pas de ces infirmes que tu soignais à tous moments
     la nuit
     il y avait toujours des étoiles dans les tripes chaotiques du ciel avortant les grillons gémissaient fidèlement harmonieusement avec les yalili ya ini éprouvant un plaisir d'hémorragie faisant l'appel furtif devant la salle d'opération dépourvue du moindre couteau pour enfoncer les plaies qui jacassaient perpétuellement la lune était d'une humeur jaune d'oeuf elle coulait sur les dunes qui se chatouillaient les prostates je regardais derrière ma fenêtre et j'attendais leur arrivée timides ils l'étaient mais ils se déshabillaient pour ne pas me payer les ordonnances ils te payaient toujours tu riais tu disais qu'ils venaient te voir dans ta boutique concave je ne pouvais point les chasser car moi pauvre inertie je n'étais qu'un pauvre médecin alors que toi pauvre inertie tu étais la prostitution gélatineuse au chocolat non glacé ils venaient par quatre et par seize ils venaient vipères aux poings et qu'est-ce qu'un homme qui ne se meurtrit pas de vices de rages et d'alcools trois bases antibiotiques bien nourrissantes qui ne cesseraient de faire de nous le parfait modèle de l'existence car on ne se plaît totalement que dans la marche effrénée et torrentielle vers le calme océan où l'on végète tel qu'une algue que les morsures des requins ne blessent plus jamais autant te lécher l'aisselle et te chuchoter autant faire la queue autant se gratter les cuisses autant te demander
     bonjour chouchou comment va ta blessure
     saigne toujours et c'est pas cher
     pourpre pourpre éclats de pourpre entre nies cils aimantés et demain demain et déjà la rosée nitrique nous purifie de mon crime et toi mémoire agile et frivole faut-il que je t'attache aux battements de l'aorte qui glisse sous la fine membrane du silence haïe haïe ha ha
     je riais
     chaque fois qu'un omar ou un jilani se mariait chaque fois que l'un d'eux se réservait un tas de chair et d'os un tas qui était toujours jaloux rongé par l'hypocondrie pétrifiée pauvres femelles qui se mordaient le mamelon sur un lit d'insomnie alors que toi tu possédais tous les glands oh quelle vérité indicible oh quelle vérité il semblait que tu perdais tes clients garce mais erreur erreur ils revenaient ils attendaient tout gentiment tout fidèlement tout lividement vipères aux poings ils se déshabillaient je chuchotais pouf je disais pouf derrière ma fenêtre je crachais du fond de la vésicule et ils faisaient de même ils me torturaient les côtes fatigue générale on m'avait ordonné cela examiner tout simplement les malades dire tout simplement fatigue générale rédiger tout simplement les ordonnances recommander tout simplement repos général haïe mes fesses brûlaient sur une même chaise et le carnaval se poursuivait sur mes rétines
     le soir
     il me tombait sur la tête entre les pariétaux et je pouvais alors ramasser sur le seuil de l'hôpital quelques crachats en effervescence qui disaient charlatan charlatan ces pauvres petits que j'aimais que diable vient faire l'amour dans un cas d'hémorragie l'hémorragie c'est la joie de ne plus vivre c'est la synthèse de la vie et de la mort qui s'embrassent continuellement dans une tumeur de regrets ça pullule et ca tue ça se gonfle ça se gonfle et puis chplaq le bouchon partit tout gueux tout charogne et salut au vin qui coula sur nos crânes vrombissant qui usa notre éveil qui nous entraîna parmi les loups sur les dunes muettes
     cette nuit
     personne n'est venu te trouver personne n'est venu se plaindre à toi personne ce fut le début de noire paralysie je leur ai offert des bouteilles et des bouteilles toi ou moi au fond c'était la même migraine c'était toi ou moi c'était deux prostitutions l'une gratuite et l'autre c'était toi ce fut moi qui leur dis
     buvez bonnes gens je vous aime je vous offre le sang de mes blessures gratuitement buvez et que vive l'asphyxie épileptique que le vent de la nuit inspire aux étoiles
     hourrah
     notre palmier se dressait comme un tréponémène et les toits se décomposaient en une infinité de fongus la lune n'était plus qu'une nausée les loups se rassemblaient autour de notre feu pâle et ammoniaque nous ne nous regardions plus le verre se brisait dans l'oesophage et les quelques degrés tourbillonnaient déjà attaquaient les prostates humectaient la langue les amygdales la luette et le point aveugle et de nouveau ce fut la queue devant ta vitrine ce fut un bourdonnement feutré
     j'ai eu faim
     j'ai invité les loups à partager mon chancellement ils se sont endormis dans mes bras ma tête a glissé et je ne sentais plus rien sous ma joue droite je ne sentais qu'un doux duvet qui se baignait dans les sels de mes larmes qui me chatouillait l'os molaire.
     debout impuissant
     debout mais je ne pouvais pas bailler il était là planté devant moi comme une seringue les cils de l'inspecteur ne m'ont jamais inspiré une guérison
     j'ai examiné tout le village pour te localiser
     j'ai disséqué tous les cafés toutes les maisons
     et le bordel
     le bordel que veux-tu dire malappris
     rien monsieur l'inspecteur sauf que je ne puis plus être ailleurs
     haïe haïe il me fallait des chaînes des bandages je ne pouvais plus marcher je sentais mon sternum haché mon bassin comme un ballon dirigeable
     que voulez-vous monsieur l'inspecteur
     voir où vous en êtes dans votre travail
     quel travail
     vous avez été nommé médecin et non pas barman de loups
     les loups ramassèrent les bouteilles et se dirigèrent vers la nuit la nuit n'avait pas d'horizon l'horizon était dans ce couteau enfoncé dans ma poche
     monsieur l'inspecteur vous m'emmerdez, il n'y a pas de médecin dans ce village il n'y a qu'une prostituée et une seule
     vous êtes un cas difficile qui m'échappe
     et quel cas
     je ferai mon rapport monsieur
     monsieur je vous en prie et faites-le le plus vite possible j'ai envie de voir l'aurore et je vous offre le matériel que vous ne m'avez jamais envoyé et les médicaments et les pilules et les crottes de chèvres je démissionne vous m'avez envoyé à la mort j'en suis mort moi-même
     mais il y a un hôpital
     et un bordel les gens devaient choisir entre la vie et la mort après tout c'est la même migraine
     les hiboux gémissaient les grillons accordaient les étoiles galopaient les vents fouettaient les flammes se sont calmées les loups n'étaient plus là les dunes ont repris leur remous l'inspecteur me dit d'un ton acerbe
     vous aurez de mes nouvelles
     les toits étaient dans un pétrin hideux mes pas se précipitaient sur le sable mou et humide l'air était poisseux une odeur de charogne les loups ont crevé dans les marécages derrière les dunes et le virus courait dans la nuit comme je courais vers toi tu regardais les gens à l'extérieur de ton alvéole infectueuse tu n'étais pas belle et les gens étaient dans une paralysie générale progressive la femme d'omar était venue chercher son pauvre mari les autres femmes ne sortaient plus je suis entré tu n'étais pas belle malgré tout
     bonjour chouchou comment va ta blessure
     qu'est-ce que tu veux le toubib
     coucher avec toi faire l'amour et puis nous suicider n'est-ce pas que c'est logique
     mais
     mais je suis comme toi tu es comme moi nous sommes tous les deux missionnaires
     notre mission est de vivre pour mourir puisqu'après tout les loups sont morts puisqu'après tout on ne peut plus rien pour la vie
     tu es malade
     je suis médecin
     c'est pas sérieux
     c'est sérieux faisons l'amour amour pour amour autant mourir avec les autres alors
     faisons
     l'amour
     haïe
     pourpre pourpre aurore qui brûle tu vivras fils moi tu vivras sans nous et toi mémoire reviens car je m'en vais au-delà des dunes au-delà des marécages dans le flux et le reflux d'une hémorragie un jour j'ai disséqué avec mon couteau une souris blanche qui n'était pas belle pour rire il y avait dedans une hémorragie et du sang et des chancres un vrai torrent de tumeur et les lèvres de la blessure se refermèrent sur mon couteau à jamais et toi pourpre pourpre qui me surprends dans mon immobilité je ne te fais pas signe de cette main qui glisse sous le silence car cette main ne verra pas le soleil qui se lèvera sur les marécages juste au-dessus des mamelons de mon amie la prostitution car cette main haïe haïe ne verra pas demain et demain demain il n'y aura pas plus de prostitutions il n'y aura plus de palmier solitaire

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