souffles
numéro 3, troisième trimestre 1966ahmed bouanani :
introduction la poésie populaire marocaine (1)
pp. 3-9
"Celui qui ignore la poésie ne connaît pas la route de l'intelligence qui conduit à la sagesse par les degrés de la science et de l'art."
Chanson du Souss
Le Maroc possède une tradition littéraire orale des plus vivantes et des plus intactes. Transmise depuis les temps reculés, cette tradition s'est enrichie d'une génération à une autre et aux contacts de nombreuses civilisations. Elle a fait, jusqu'à présent l'objet d'un nombre très restreint de recueils et d'études destinés pour la plupart à des buts linguistiques. Toutefois, les récits qui nous sont rapportés dans ces recueils, le plus souvent dans des traductions qui laissent à désirer, sont incapables de rendre les nuances et la richesse des expressions et des images employées par le conteur, la délicatesse d'allusion et les tons spécifiquement marocains des contes et légendes populaires.
Plus encore que dans les contes et les légendes, la traduction des chants populaires, (les quelques fragments qu'on peut lire dans certains ouvrages) ne donne qu'une idée assez vague quand elle n'est pas fausse de ce qu'est en fait la poésie populaire en dialectes maghrébins.
Ces documents sont d'un intérêt capital pour les chercheurs sociologues, folkloristes, ethnographes ou linguistes, soucieux de trouver les origines de tel rite ou de tel mot. Mais ils ne peuvent pas servir pour des études d'analyse de la littérature orale traditionnelle. Pour juger correctement de la valeur d'un poème ou d'un conte, la reconsidération du texte original s'impose. Mais la tâche n'est pas aisée. Il faudrait entreprendre un long travail de recherche pour recenser, grouper le plus grand nombre de contes et de légendes (dits par des conteurs professionnels, car ceux-ci seuls détiennent les secrets de la narration traditionnelle riche en images et en expressions), de chants populaires, de dictons et de proverbes qu'il est encore possible de recueillir dans différentes régions du pays. Une fois ce travail encyclopédique réalisé, on peut se livrer à l'analyse des documents dans leur dialecte d'origine pour dégager les caractéristiques du génie populaire qui les a engendrés.
Certains auteurs ont recueilli des textes mal racontés, incomplets ou abâtardis, et ont conclu trop hâtivement que les berbères manquent d'imagination et que leurs contes sont pauvres et totalement dépourvus de lyrisme (cf. Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères. 1920). Il est inutile de démontrer que leurs propos sont erronés. Un conte n'est que dans la façon dont on le dit. Puisqu'il est oral, il n'est prisonnier d'aucun langage; seuls les thèmes qui y sont développés demeurent immuables. Chaque conteur possède un style propre, une manière de faire vivre son conte dans la halka. Il use d'artifices pour intéresser, captiver l'auditoire. L'improvisation est capitale pour parvenir à ses fins. Le conteur change parfois le nom d'un ou de plusieurs personnages, supprime à l'occasion certaines actions, en rajoute de son cru, suivant les circonstances. Car raconter n'est pas seulement rapporter le conte tel qu'il a été conçu par les anciens, c'est surtout l'enrichir d'éléments nouveaux. C'est pourquoi le conteur est aussi poète. Une étude de la littérature orale traditionnelle ne doit en aucune façon négliger le rôle créateur du conteur.
Un fait est certain: la tradition se perd quand elle n'est pas maintenue. Et la tradition orale littéraire, plus que toute autre tradition, est en voie de désagrégation pour ne pas dire de disparition. Rares sont aujourd'hui les conteurs professionnels qui savent encore les secrets de la narration traditionnelle, les chanteurs qui connaissent les poèmes du légendaire Sidi Hammou auquel la plupart des chants célèbres du Souss sont attribués. Les noms mêmes de nos poètes populaires, et à plus forte raison leurs oeuvres, ne sont connus presque plus de personne. N'eût été l'ouvrage de René Euloge par exemple qui groupe un nombre assez important de chants de la Tassaout, qui aurait jamais entendu parler de la poètesse Mririda N'Aït Attik ? Les historiens et les biographes classiques jettent un discrédit sur tout ce qui n'est pas composé en arabe classique littéraire et relèguent dans l'oubli ces poètes vulgaires et illettrés qui, pourtant, ont exprimé les sentiments les plus profonds de la vie de notre peuple.
LES CHANTEURS AMBULANTS
Autrefois, des chanteurs ambulants, nombreux dans le Moyen Atlas et plus encore dans le Souss, sillonnaient toutes les régions du pays, à l'exemple des acrobates Ouled Hmad ou Moussa et des conteurs. Leur orchestre comprenait quatre exécutants: l'amghar ou imdiazen, qui est le chef de la troupe, le bou ghanim ou joueur de flûte, vêtu d'un costume éclatant, et deux répondants au tambourin. Dans le Souss, les chanteurs ambulants allaient parfois seuls ou accompagnés d'un enfant. Mais le plus souvent, ce sont des compagnies importantes qui parcouraient les villes et les villages, improvisant de leur cru des pièces poétiques ou chantant des poèmes célèbres de leur patron.
Ces chanteurs ambulants ont gagné une place de première importance dans la lutte contre les forces d'invasion colonialistes du début du siècle et sous le protectorat : "Aujourd'hui, écrit Basset, ce sont eux, ces orchestres à l'accoutrement barbare, toujours en marche de village en village, qui répandent dans les régions agitées, les bruits les plus extraordinaires et poussent à la lutte contre les Français. On les admire, on les écoute. Ce sont de redoutables agents de propagande".
De nombreuses chansons se rapportent à la pénétration française, aux luttes soutenues par les tribus, aux exactions des caïds et des contrôleurs civils; des chansons anonymes que chacun fait siennes parce qu'elles sont dites avec des mots simples et un coeur d'homme.
"Plus de châteaux démolis que de châteaux assis.
plus de crasse que de savon
et plus de faim que de farine
et plus de souliers percés que de bons souliers."Un poète des Bni Mtir s'exprime ainsi :
"Je parle pour ceux qui sont assis autour de moi.
Si je racontais ce que je vais dire à la source, elle se dessècherait d'émotion.
Si je le racontais à l'arbre, il en perdrait toutes ses feuilles.
Si je le racontais au rocher, il en branlerait sur ses bases.
Si je le disais à l'obus de 75, il exploserait.
Si je narrais mon récit aux pierres, je les ferais pleurer.
O vous tous, qui avez vécu ces événements que mes paroles vont rapporter,
Ecoutez-moi !
Vous avez mangé le suc des grappes amères, et vos enfants en gardent les lèvres irritées..." !Ces chanteurs, aujourd'hui, se sont tus. Ils ne parcourent plus ni les villes ni les villages. Même sur la place de Jemaâ el Fna, à Marrakech, il n'y a vraiment plus que des charlatans, des dresseurs de singes, des charmeurs de serpents, et des Rwaïss qui ne savent pas chanter. Dans les villes, on rencontre quelquefois des chanteurs isolés que personne n'écoute plus. En de rares occasions, le vingt-septième jour du Ramadan ou à l'Achoura par exemple, des chanteurs ambulants se manifestent. Mais ces troubadours deviennent de plus en plus rares. La vie moderne les refoule vers l'intérieur du pays, dans les petites localités et dans les souks.
LES POETES
Le rôle du poète dans l'ancienne société marocaine est considérable. Il est avant tout le chroniqueur, 1'"historien" de sa tribu. Il ne chante pas seulement ses amours et ses déboires propres, mais aussi et surtout les événements vécus par sa tribu ou au sein de sa tribu. Au cours d'une joute entre clans rivaux, c'est à lui que l'on fait appel pour prendre la défense des siens. Respecté et vénéré à l'égal d'un saint, sa parole est écoutée, car il possède la sagesse et le secret des mots qui vont droit au coeur.
Le nuage noir annonce la pluie;
l'arrivée du guêpier, l'été ;
les chants de coqs, l'aurore;
la fumée des terrasses, le feu des noyers...
Mais rien n'avertit de la mort.
Ainsi parle Sidi Baaddi de Togourt. Tous ceux qui ont reçu le don merveilleux de la poésie et du chant, partout où ils vont, sont bien accueillis. Ils sont aussi craints qu'aimés.
Mais le poète n'est pas seulement un troubadour, un aède qui chante pendant les fêtes, glorifie sa tribu, ou fait l'éloge d'un homme illustre ou d'un bienfaiteur. Son rôle est capital quand il s'agit pour sa tribu de combattre l'ennemi. Ibn Khaldoun signale cette fonction du poète chez les Zenata ; il écrit : "Le poète marche devant les rangs et chante : son chant animerait les montagnes solides ; il envoie chercher la mort ceux qui n'y songeaient pas."
Pour tout le monde, l'inspiration du poète est de source divine. La croyance populaire, nourrie de mythologie, de superstitions et de merveilleux, lui attribue des dons surnaturels.
Il existe dans le pays plusieurs lieux sacrés (grottes, tombeaux saints) où l'aspirant poète se rend pour recevoir la consécration. C'est à Ifri Nkad, chez les Aït Ba Amrane de Tiznit; à Lalla Takandout, chez les Ihahanes; dans la région de Marrakech, ce sont deux marabouts célèbres, Sidi Jebbar et Moulay Brahim, que nombreux chanteurs et poètes reconnaissent pour patrons. L'aspirant poète fait un sacrifice, puis s'endort dans la grotte ou dans le sanctuaire du saint. Si son sacrifice est agréé, la troisième nuit il voit sortir de la caverne "la mère de l'esprit" qui l'habite; elle l'invite à le suivre. A l'intérieur, elle lui fait boire l'eau d'une fontaine ou le lait d'une brebis. Puis, il trouve toute une assemblée de génies qui lui offrent du couscous. Autant de grains il mangera, autant de poèmes composera.
Le poète est entouré de mythes. On croit qu'il peut entrer en contact avec les forces de la nature, les apaiser ou les déclencher contre quelqu'un; il parle le langage des animaux, des plantes et des insectes. Le monde n'a pas de secret pour lui. Mais la croyance populaire n'ignore pas que le poète doit perfectionner son art auprès de poètes illustres. Il entre au service de l'un d'eux, l'accompagne partout où il va, apprend ce qu'il dit. Après une longue période d'initiation poétique, il peut alors s'exprimer par lui-même, donner un cachet nouveau et personnel à ses chants.
Les instruments de musique que le poète utilise sont variés selon les régions. En voici les principaux:
- le rebab, sorte de petit violon monocorde aux incrustations de perles et de verre, dont la corde, en crin de cheval, est oblique, et l'archet en demi-cercle.
- le bendir, peau tendue sur un cercle de bois (cet instrument est très employé dans les danses).
- le guenbri, instrument à trois ou quatre cordes, utilisé par la plupart des troubadours du pays, (les chanteurs gnawi se servent d'un guenbri différent, dont la boîte de résonance est plus allongée; l'extrémité du bras est munie de pendentifs minuscules qui produisent des sons touffus).Dans les plaines atlantiques (Chaouïa, Doukkala, Abda, Tadla), l'instrument le plus employé est la taréja. Ailleurs, ce sont la flûte, la derbouka, le ter, le tebel et le violon avec archet.
Dans la région de Zagora par exemple, il existe un instrument qu'on ne trouve nulle part ailleurs : c'est le deffe, peau tendue des deux côtés d'un carré de bois dont les dimensions sont beaucoup plus petites que celles du bendir.
Toutefois, il nous est impossible de donner dans le cadre de cette esquisse une liste plus complète des instruments; ceux-ci méritent une étude à part qui rendrait compte de la variété et de la richesse de la musique populaire marocaine.
Amarg est le mot en dialecte berbère par lequel on désigne toute poésie chantée en général (au Moyen Atlas, c'est l'Izlane). Amarg signifie aussi amour, chagrins, regrets, séances au cours desquelles on exécute les chants. AMARG
Il se compose en grande partie de courtes pièces issues de l'inspiration du moment et qui durent le temps que les événements qui les ont suggérées soient oubliés. Ces pièces sont improvisées soit au cours d'un rassemblement important de tribus ou de cérémonies traditionnelles (naissance, baptême, circoncision, mariage, etc...) ; soit au cours de joutes littéraires, véritables tournois de virtuosité opposant des personnes d'une même tribu ou de tribus rivales. Chacun fait assaut d'esprit et de verve dans ces joutes où souvent il semble bien que les femmes triomphent.
Ces séances, combinant le chant et la danse, sont connues au Maroc sous les noms d'Ahouach et d'Ahidous. Que ce soit l'un ou l'autre, il s'agit toujours de danses chantées, danses collectives et rituelles, dont les multiples figures sont réglées par le Raïss.
Un thème poétique est proposé, une phrase est lancée ; là-dessus, le thème musical se brode, le rythme aussitôt s'en empare, lui donne une forme, une contexture rigide que la danse va rendre plastique.
Les chants sont, en somme, des vers isolés qu'on appelle "tit", un choc, une attaque, un coup de bendir, que module d'abord le raïss et que tous répètent ensuite un grand nombre de fois. Chacun d'eux est à lui seul un poème; en voici des exemples:
"Un ami qu'on ne voit pas, - l'envoyer chercher, - ce n'est pas un péché."
"L'espoir est plus vigoureux que les mules de Syrie. - On n'est jamais fatigué pour aller chez un ami."
"L'amour qu'on ne peut assouvir est plus désolant que la période des pluies."
"Je voudrais récolter une moisson de beautés que rapporteraient chez moi les laboureurs sur les mulets."
"Toi qui te figures avoir des amis, au sein de la prospérité, - garde bien ta fortune si tu veux garder tes amis."
"Une main ouverte vaut mieux que plusieurs mains fermées."
"L'amitié se maintient dans la confiance ; - elle périt dans le mensonge.
"Amoureux, que chacun aille avec ce qu'il aime."
"N'est-ce pas, les gens, qu'il faut soupirer quand on est en peine ?"
Parfois, au cours de ces séances, il arrive que l'on fasse des déclarations d'amour, des allusions ironiques sur la conduite d'une femme infidèle ou d'un homme orgueilleux."Celui que Dieu met à cheval sur une selle, -
il doit modérer son allure, -
et ne pas faire galoper ceux qui chevauchent sur la terre et sur les pouces de leurs pieds de peur que Dieu ne le démonte et qu'il ne soit semblable à eux."Ces vers visent un cheïkh de la tribu des Ghoujdama qui tenait à distance les gens qui venaient le saluer, de peur qu'ils salissent son burnous.
La fête, commencée un peu avant la fin du jour, se termine à l'aube.
"Pour Dieu, donnez-nous congé, maître de la fête.
L'étoile du matin se lève et c'est le jour."Et sur ce vers, tous les gens se dispersent.
A côté de cette forme de la poésie caractérisée par la spontanéité et l'improvisation de l'esprit populaire, il existe une catégorie de chants qui se rattachent à un mode de vie très archaïque et dont actuellement encore de nombreuses tribus poursuivent la tradition. Ce sont :
a) les chants des rites agraires pour demander la pluie, fêter les moissons et les récoltes ou la mutation des saisons. Les réjouissances saisonnières sont probablement héritées des danses que devaient déjà célébrer les fils de Sumer et les pâtres d'Homère. Rappelons que les danses dans l'Antiquité étaient associées à toutes les fêtes religieuses et politiques; elles donnaient une forme vivante et concrète aux conceptions sacrées.
b) les chants accompagnant de leur rythme les travaux quotidiens: chants des fileuses et des cardeuses de laine, chants du hinna qu'entonnent les femmes en parant la jeune mariée, chants des artisans, chants du moulin à grain, berceuses, etc... Les chants du moulin à grain ne se retrouvent déjà plus que dans certaines tribus de l'Atlas comme les Aït Bougmez et chez les Aït Atta de Tazzarine et les Mgouna (ces chants sont appelés "Herro"). Leur survivance est précaire, car l'utilisation des moulins à grain se fait de plus en plus rare, et ces chants, uniques en leur genre, risquent dans un avenir très proche de n'être plus qu'un vague souvenir si des mesures ne sont pas prises à temps pour les préserver de l'oubli.c) les chants de mariage, les chants de deuil, etc...
d) des comptines que parfois encore les enfants des campagnes et des villes récitent dans leurs jeux ou quand il pleut.
e) les chants de guerre pour enflammer les cavaliers, la marche vers la bataille, etc...
Les chansons du Rif - même inspiration que les chansons du Moyen Atlas - ont cependant une forme moins primitive. Les chansons de Tanger, Fès, Larache (comme celles des plaines atlantiques et du Maroc oriental) sont d'une richesse et d'une profondeur incontestables. Chanson de la poudre, chanson de baignade, chanson de la grande daya, chanson du géranium. Chansons plaisantes telle cette chanson des femmes de Tanger sur les vieux :
"Les mendiants et les vagabonds
cherchent les mets délicats ;
les vieux blancs et ridés
aiment les jeunes filles ;
le chat qui a perdu les dents
veut les souris bien tendres
et celui qui est édenté veut croquer des bonbons..."
Les poèmes composés par un aède racontent généralement une anecdote tirée de la légende. L'origine de celle-ci n'est autre que le Coran, la vie du Prophète ou des saints de l'lslam. Certains chants rappellent étrangement par leur sujet des mythes antiques, tel ce poème de Cabi qui raconte l'histoire d'un jeune homme à qui Dieu permit d'aller voir ses parents en enfer et de délivrer l'un d'eux : ni son père ni sa mère n'ayant voulu partir sans son époux, Dieu les libéra tous deux et pardonna à leur famille. Ce poème présente de grandes affinités avec cette autre chanson soussie de "Hamou Ou Namir" (recueillie par Justinard) qui rappelle le mythe d'Orphée.
Il est d'autres poèmes - et ce sont la plupart de ceux composés dans le Sous - attribués à un poète légendaire, Sidi Hammou, l'un des ménestrels les plus célèbres. Né à Aoullouz et mort chez les Iskrouzen, à des dates incertaines (son existence remonterait au XVIe siècle), patron des chanteurs, Sidi Hammou n'a pas laissé une oeuvre écrite et il n'existe probablement plus personne qui saurait dire ses chants à l'heure actuelle. Toutefois, quelques-uns parmi ses longs poèmes ont été recueillis dans certains ouvrages, mais il n'est pas certain qu'ils ne soient pas modifiés, encore faudrait-il savoir s'ils ont réellement appartenu à Sidi Hammou. En tout cas, il est à signaler qu'aucune étude (à notre connaissance) n'a été entreprise pour dégager de l'oubli l'oeuvre colossale de ce grand poète populaire.
Après une longue absence, Sidi Hammou se décide à revenir auprès de celle qui avait été l'objet de son premier amour. En traversant la chaîne de l'Atlas pour arriver à Aoullouz, il cherche à adoucir les fatigues du chemin par des réminiscences, et par l'expression de ses craintes et de ses espérances.
"...Ah ! ma mère, miséricordieuse, enfin je suis arrivé à être taleb ! Avec quelle fierté je me promène, mes tablettes en main. Mais la chanson descend, et mon érudition me profite peu avec les maîtresses de boucles d'oreilles.
Dois-je revenir à Ouijjan, à Tiki-ouin et Ighil Mallan, là où j'ai vu ces adorables gazelles, reposant sur leurs couches ? C'est un spectacle qui vaut des quintaux d'or !
Quand la caravane se fatigue, il faut qu'elle se repose.
Si le moulin travaille lentement, qu'on ajoute de l'eau dans le ruisseau.
Si l'amitié se refroidit, lâche-là."
On trouve dans les paroles de Sidi Hammou un nombre infini de proverbes. Dans ce poème où il chante sa bien-aimée Fadma Tagurramt, il s'exprime constamment par allusions, paraboles :"Est-ce qu'on apporte de l'eau jusqu'au sommet de la montagne pour la faire couler à la plaine ?"
"Pèse tes paroles plutôt que tes richesses."Avec sa réticence caractéristique, le poète nous laisse à la fin du poème deviner seulement que tout va bien, et que le cours de sa passion, jadis si troublé, promet à l'avenir de se dérouler à son entière satisfaction.
"Est-ce que je demande au chameau la noblesse du cheval ?"
"Le laurier-rose me donnera-t-il de la douceur ?"
"On ne cherche pas un lieu sec dans l'océan."
"Et moi, puis-je espérer une réponse d'un mort ?""Fadma, fille de Mohammed, penses-tu que, parmi les drogues de Rome, il existe un remède pour ceux qui aiment ? Quel qu'il soit, donne-le moi, mais vite."
Il semble que l'un des thèmes préférés de Sidi Hammou dans la plupart des poèmes qu'on lui attribue soit l'amitié.
"Qu'il ne dise jamais qu'il a passé sa vie,
Celui qui n'a pas d'ami,
Parce que la vie, ce sont les amis qui la font passer."
"Un coeur, quand il est brisé, qui le guérira,
Si ce n'est, d'un ami, la parole ou le rire ?"
"Il n'est rien de plus cruel que les larmes d'un ami."
"Le laurier-rose est amer. Qui, jamais, en le mangeant,
A trouvé qu'il était doux ?"
"Je l'ai mangé pour mon ami. Je ne l'ai pas trouvé amer."
"Que le fusil ne soit jamais loin de la balle,
Et les yeux peints de l'antimoine
Et le coeur loin de ses amis
Jusqu'à ce qu'ils entrent sous terre."
La sagesse, la beauté de ces vers, sont incomparables. Mais, comme le dit la chanson :
"Les propos de Sidi Nammou sont si nombreux que c'est comme la mer, on n'en voit pas le bout."
En résumé, on distingue dans la poésie populaire marocaine :
- 'des petites pièces' qui chantent généralement les sentiments honorés dans les tribus: l'amitié, l'amour, le courage, etc... Elles ressemblent plus à des proverbes, et les vers, lancés souvent à la volée au cours des danses, n'ont aucun lien entre eux ; le thème seul les unit.
- 'des poèmes plus longs' sont composés par des aèdes. Mais la plupart d'entre eux, sinon tous, se transmettent aujourd'hui encore, anonymes. Qui nous dira le nom de ces poètes ? Qui nous dira le nom de celui-là qui dit :
"Une source sortit du tombeau de Fadel. Une source sortit du tombeau d'Attouch. Elles se rencontrèrent et parcoururent le monde."Et qui nous dira les noms de tous ceux qui ont crié contre l'oppresseur, marché devant les soldats en chantant :
"Les hommes, de l'union. Moi, je vois le fleuve,
En tout endroit qu'il se disperse,
Il faut qu'un chemin le traverse."
- enfin 'des chants rituels' dont les origines se perdent dans la nuit des temps, accompagnant des rites auxquels le paysan demeure fidèle.
1 : Nous n'aborderons pas ici un des genres les plus importants de cette poésie: le Malhoun; il nécessiterait à lui seul plusieurs études distinctes.
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