souffles
numéro 3, troisième trimestre 1966abdallah stouky : où va le théâtre au Maroc ?
peinture : mohammed ataâllah
pp. 23-31
"Le théâtre est l'art qui consiste à assembler des hommes pour exposer et débattre devant eux leur propre destinée en ce qu'elle a de problématique, et cela par le moyen d'un microscome central en état de crise où le conflit vital d'un petit nombre le personnages incarne, réfléchit, comme un miroir et rend présent à l'esprit et aux sens, par son action, la condition du macrocosme humain dont il est le délégué provisoire et le représentant."
E. Souriau
Le public marocain n'a pas été très gâté en spectacles cette année. La saison théâtrale a été, en effet, la plus pauvre de la première décennie de l'indépendance. Fort peu de pièces ont été montées. Le festival de théâtre amateur, après une courte interruption, a repris cette année, pour illustrer la médiocrité de l'amateurisme. Aucun effort de renouvellement dans la création dramatique. Le chômage sévit parmi les comédiens et les techniciens qui traînent dans les cafés de Casablanca et de Rabat. Quant à la production de la Radiodiffusion Télévision Marocaine, tout le monde s'accorde à constater qu'elle n'est ni plus ni moins qu'une production alimentaire.
Bref, il est manifeste que le théâtre connaît dans notre pays une crise grave. Il est même certain qu'une certaine conception du théâtre, en divorce avec les besoins populaires, est en train de mourir d'inanition. Et c'est tant mieux. Toutefois, il s'agit de comprendre les raisons de cette crise, de faire le bilan de l'expérience théâtrale nationale et d'essayer de trouver des chemins nouveaux.
Au Maroc, le théâtre, quoi qu'en disent certains spécialistes, n'est pas apparu avec le colonialisme. Des siècles avant la consommation du viol colonial franco-espagnol, existaient dans notre pays des formes diverses et vivantes d'expression dramatique. Partout, aussi bien dans les souks ruraux hebdomadaires que sur les places publiques des grandes cités, florissaient les différents types de conteurs, Maddaha, Immediazen et autres , qui réunissaient autour d'eux sur la place Jamaa l'fna, à Bab Guissa ou dans les moussems, des dizaines d'auditeurs fidèles, avides d'écouter les aventures de Jha, de paysans finauds ou mal dégrossis, les épopées de Seif Ibn di Yazan (Al Azaliate) et parfois de tendres amourettes de princesses et de princes charmants. Puisant tour à tour dans le riche répertoire populaire ou dans la littérature arabe (Mille et une nuits, épopée d'Antar...), ces véritables émanations du génie populaire racontent... Non, ils ne racontent pas, ils miment, ils vivent, ils créent devant les spectateurs les personnages les plus divers. Lyriques, amusants, didactiques, menaçants, implorants. Et soudain, ils rompent le cours du récit à un moment particulièrement pathétique comme les romans feuilletons et les films à épisodes - pour demander le salaire de leurs efforts. Et le public, même le plus nécessiteux, n'est jamais avare de ses sous.
Toutes les techniques modernes du récit-suspense, coup de théâtre, renversement de la situation, quiproquo... - sont judicieusement utilisées par ces conteurs, dont les plus célèbres survivent très longtemps dans la mémoire populaire.
D'autre part, l'art de la mise en scène n'était pas en 1912 inconnu dans notre pays. Des exemples de mise en scène pensée existent dans les danses collectives surtout berbères (ahouach, ahidous...), dans les spectacles des fameux saltimbanques Hmad-Ou-Moussa, dans les cérémonies civiles (mariages, circoncisions...), rituelles, liturgiques ou d'exorcismes (prières collectives, séances de confréries, etc...).
Mais là où le génie populaire marocain donne toute sa mesure, c'est sans conteste dans le phénomène de la halka (cercle). Spontanément, le peuple marocain a trouvé ce vers quoi tendent actuellement les tentatives les plus audacieuses du théâtre occidental. C'est-à-dire le théâtre en rond où la communicabilité entre le public et les comédiens est autrement plus importante que dans les salles dites à l'italienne.
Certains continuent à vouloir considérer la halka comme un spectacle mineur, tout juste "bon à divertir la populace". Or tout indique, au contraire, que nous sommes en présence d'un théâtre authentiquement marocain. Et de se demander jusqu'à quand on s'obstinera à n'appeler théâtre que les formes occidentales.
Entourés de quelques dizaines de spectateurs, dont la première rangée est généralement accroupie, les comédiens incarnent chacun un personnage déterminé et brodent avec beaucoup d'esprit autour d'un synopsis sommaire. Les costumes, ainsi que les accessoires, sont très hétéroclites, et font fi de tout souci de vraisemblance. La troupe, généralement composée de quatre à sept personnes, ne comporte aucun élément féminin. Les rôles de femmes sont tenus par des hommes affublés de robes mais dont le maquillage laisse à désirer. Les comédiens font eux-mêmes leur bruitage et leur musique.
Certains comédiens qui ont pu camper des types de bouffons et de pitres particulièrement originaux sont célèbres dans toute leur région et même au-delà, tel Bak'Chich à Marrakech.
Toutefois, ce théâtre en rond ne va pas sans poser certains problèmes techniques que les comédiens sont arrivés à résoudre assez rapidement. Ainsi, lorsque certains comédiens font face à une certaine partie du public, ils tournent le dos au reste. C'est pour cela que les comédiens se tiennent rarement au milieu du cercle formé par les badauds. Ils évoluent plutôt près des spectateurs de façon à avoir en face d'eux la majorité du public. Quant à ceux qui se trouvent derrière eux, ils n'ont même pas besoin de voir leurs visages tellement ils les sentent près d'eux.
Aucun décor ou accessoire fixe; tout se déplace selon les besoins de l'action.
Dans la halka, le comédien utilise des procédés plus efficaces que la rupture pure et simple de l'action à un moment pathétique pour avoir son public en main. Parmi ces moyens divers, citons: l'intégration d'un ou de plusieurs spectateurs dans le spectacle, ordres ou simples demandes d'agrandir ou de rétrécir le cercle, de bénir la mémoire du prophète ou de saints locaux, etc... Et le public obtempère de bonne ou de mauvaise grâce. Le but recherché est de créer chez le spectateur un certain état de disponibilité pour qu'en fin de compte il puisse sans regimber mettre la main dans la poche et donner de l'argent.
De toutes manières, nul n'est tenu de payer s'il n'a pas d'argent ou si le spectacle ne lui a pas plu. Belle leçon d'honnêteté artistique que bon nombre de directeurs de salles de théâtre, qui s'empressent de filer avec la caisse par la sortie de service quand le public demande le remboursement des places, feraient bien de méditer.
Le Maroc n'a donc jamais été un pays vierge de formes d'expression théâtrale, mais a connu dans la période pré-coloniale et continue de connaître dans une certaine mesure une vie artistique intense.
En 1912, lorsque notre pays fut introduit de force dans le monde technicien de l'Occident, certaines salles de théâtre furent construites et différentes compagnies dramatiques commencèrent à inclure le Maroc dans leurs programmes de tournées. Mais ces salles ne devaient pas être, dans l'esprit de leurs administrateurs, à l'usage des autochtones. Construites sur son propre sol, le marocain s'en voyait interdire l'accès. Seuls y paradaient des hommes de troupes français ou espagnols, ainsi que les employés des administrations coloniales. Ce théâtre était d'ailleurs essentiellement boulevardier. Etaient envoyées au Maroc les pièces ne pouvant plus tenir l'affiche, ni à Paris ni en province. Toutefois, malgré leur médiocrité, elles plaisaient au pied-noir, lui donnant l'impression d'accéder aux divertissements bourgeois de la métropole.
Mais l'histoire de ce théâtre-là n'offre aucun intérêt pour nous.
Les premières manifestations théâtrales modernes eurent lieu dans les collèges marocains. Des troupes de théâtre, dont la plupart des animateurs sont des personnalités politiques en vue aujourd'hui, se formèrent. D'autre part, dans les établissements scolaires nationalistes, où se faisait sentir l'influence du renouveau littéraire qui s'opérait au Proche-Orient arabe, commençait à se dessiner un important mouvement, animé par des militants istiqlaliens ou démocrates qui, s'emparant des traductions orientales de Molière, entreprirent de donner un contenu politique aux représentations théâtrales. Mis à part Molière, on jouait très peu de théâtre occidental. Jorji Zaydane, avec ses pièces tirées des mille et une nuits, offrait un répertoire très riche, quoique peu intéressant.
Ce théâtre, qui avait au début des allures de "saine distraction d'adolescents", tourna bien vite en de véritables manifestations nationalistes.
Des nationaux se mirent à traduire et à adapter - rarement à écrire - des pièces puisées dans le répertoire moliéresque. Un des plus brillants et des plus fervents animateurs de ce mouvement fut l'intellectuel fassi, Al Korri, ardent nationaliste, mort sous la torture colonialiste.
L'épicentre de ce mouvement se trouvait naturellement coïncider avec les hauts lieux de la lutte anti-colonialiste, donc surtout à Fès. Sa base sociale se trouvait circonscrite dans les classes moyennes et la petite bourgeoise.
La Résidence ne devait d'ailleurs pas s'y tromper, puisqu'elle entreprit une sévère répression contre ces troupes. La présentation de "Al Mounaffiq", adapté du Tartuffe de Molière, fut interdite, car le personnage principal offrait trop de ressemblance avec le traître Abdelhayy Al Kettani, chef de la zaouia tijania.
La lutte nationale prenant de jour en jour plus d'acuité, au cours de la seconde guerre mondiale, pour finalement aboutir à l'insurrection armée du peuple marocain, le théâtre ne fut plus chose permise. En dehors de sa portée en tant que théâtre, la Résidence trouvait aberrant de permettre à quelques centaines de marocains de se trouver réunis dans une même salle, ne serait-ce que pour assister à un spectacle anodin. Période d'éclipse donc, qui devait durer jusqu'à la moitié des années cinquante.
Avec l'indépendance politique, le Maroc devait connaître le phénomène culturel le plus extraordinaire de son histoire.
Dans l'euphorie de la souveraineté retrouvée et du roi rétabli sur son trône, un raz de marée théâtral d'une ampleur inégalée déferla sur le pays. Le peuple cherchait à s'exprimer. Et tout naturellement adopta le théâtre, art éminemment social, qu'il pouvait directement appréhender.
Dans les lointains douars, dans les sections du jeune syndicat UMT, dans les rues des cités plusieurs fois centenaires et dans les artères industrielles de Casablanca, surgissaient des tréteaux de fortune. Tout le monde était en même temps acteur, dramaturge, metteur en scène, souffleur, décorateur, etc...
On jouait de tout: des improvisations, des farces avec force coups de bâtons, de grandes tragédies, ainsi que des pièces d'un doux manichéisme. Ce théâtre fut essentiellement moralisant. Mais sa morale était celle du combat.
Les masses populaires s'emparant du théâtre en firent une arme puissante pour exprimer leur enthousiasme, leurs espoirs et leurs revendications. Molière encore une fois se vit porté en triomphe.
En Algérie, également, on a pu, à un certain moment, constater cet engouement pour Molière. Ce qui a fait dire à l'un des piliers du théâtre algérien, Mustapha Kateb: "Molière en Afrique du Nord est le plus apprécié. Il y a là un merveilleux anachronisme... L'homme qui avait soutenu les premiers pas du théâtre français et qui l'avait conduit à sa maturité, allait retrouver sa jeunesse dans une société qui n'était guère différente de celle qui refusait à Jean-Baptiste Poquelin la dérisoire consécration d'un corbillard officiel. Pour le peuple algérien, Molière n'est pas un étranger, il n'a rien à voir avec la puissance colonisatrice, il nous apporte au contraire la douloureuse expérience de sa propre persécution et il nous enseigne que le premier ennemi c'est l'ennemi intérieur: le seigneur et le féodal qu'il avait su démasquer en France et qui, en Algérie, tendait les bras aux conquérants..." Et Kateb de conclure: "On ne peut intégrer un peuple, mais le peuple algérien a intégré Molière."
Ce phénomène exceptionnel dura, on s'en douta, fort peu de temps. Sitôt l'euphorie passée, des problèmes cruciaux se posèrent au pays et mobilisèrent tout le monde.
Néanmoins, les troupes théâtrales les plus organisées et dont les animateurs ont pu persévérer dans leur tâche, survécurent et se développèrent grâce à l'aide efficace des services de la Jeunesse et des Sports. Cette aide se concrétisait par des subventions, mais surtout par des stages périodiques de formation dramatique et technique.
D'un autre côté, les services de la Jeunesse et des Sports créèrent un centre permanent de formation dramatique, dirigé par des instructeurs plus ou moins compétents. Ce centre s'appliqua à former pendant une durée de trois ans de jeunes éléments que recrutait automatiquement la troupe nationale marocaine naissante.
De tout cela découla un fait nouveau et très important: la création d'un énorme public - énorme par rapport à l'époque coloniale - avide de spectacle. Un public en friche, un public exploitable.
Et il fut exploité. Des artistes dits populaires, tels feu Bouchaïb Al Bidaoui, Abdeljabar Laouzir, Hammadi Amor et d'autres, s'appliquèrent à lui présenter de pauvres pièces à l'intrigue stéréotypée et aux effets médiocres.
L'essentiel était d'aller dans le sens du public et de le rendre de moins en moins exigeant. Il suffisait de mettre en scène un bon type de marrakchi ou de fassi, une caricature de chleuh avare ou de juif crasseux pour faire rire ce "bon public" (1) . Mais il faut quand même rendre hommage à ces hommes pour leur lucidité. Tablant sur les travers du public et les exploitant à fond, ils n'ont jamais cru véritablement en la pérennité de leur succès. Ils se sont tous hâtés d'investir leurs bénéfices dans des affaires de bâtiments ou de bijouterie par exemple.
L'influence de ce théâtre a été particulièrement néfaste. Il a tout d'abord grandement contribué à la déformation du goût du public. D'autant plus qu'il était largement diffusé par la radio et la télévision. Par ailleurs, ce théâtre a figé la pièce qui ne devenait plus que prétexte à coups de bâtons, à jeux de mots grivois, etc... D'où une sclérose complète du sujet.
Aucun effort n'était fait dans le sens d'une recherche quelconque dans le costume ou dans le décor. La bâtardise et le manque de soin régnaient en maîtres.
Mais tout était justifié par un didactisme et une morale de bon aloi. Que de pièces médiocres ont été présentées portant en sous-titre - comme pour couper court à toute critique malintentionnée - "pièce populaire, sociale et humanitaire" !
Ce théâtre, comme nous l'avons déjà dit, occupait - et occupe encore - une place de choix dans les programmes de la RTM, où sévit d'ailleurs la production-fleuve indigeste de M. Abdallah Chalkroune.
Nous pouvons concevoir que des commerçants véreux essaient de faire fortune sur le dos du public, mais il est intolérable que ces gens-là se trouvent dans un organisme étatique qui se veut avant tout éducateur du peuple.
Beaucoup de troupes amateurs tombèrent dans le plagiat de ce théâtre. Néanmoins un certain nombre de formations dramatiques firent de réels efforts pour essayer de trouver la voie du théâtre marocain. Que ce soit à Fès, à Casablanca ou à Marrakech, nombre de jeunes gens consacrent tous leurs moments de loisirs au théâtre. Rarement d'ailleurs, leurs efforts furent reconnus et sanctionnés par des récompensées. Les différents jurys - peu compétents - des festivals de théâtre amateur préféraient aux entreprises audacieuses celles plus conformistes.
Il n'en reste pas moins qu'un mouvement amateur très important florissait au Maroc. Aidé plus ou moins efficacement par les services de la Jeunesse et des Sports et par les municipalités locales, il arrivait à s'imposer parfois par des oeuvres dignes d'intérêt. La vitalité ou le dépérissement de l'amateurisme sont pour nous fort symptomatiques. Car la santé du théâtre amateur est le signe de la vitalité du mouvement théâtral entier. Il n'est donc pas étonnant que la crise du théâtre que nous vivons actuellement ait été précédée par la baisse du niveau de l'amateurisme.
L'État a certes encouragé le théâtre. Du moins à un certain moment. Des moyens appréciables ont été mis à la disposition des animateurs du Centre des Recherches Dramatiques (école de formation), dont le rôle était de fournir à la troupe nationale des techniciens et des comédiens.
Ce centre, malgré ses faiblesses, a rempli ce rôle. Il a pêché peut-être par trop d'occidentalisme. Les principaux animateurs - européens du reste - ont toujours eu tendance suivant leurs conceptions politiques à osciller entre Brecht et Molière. Étaient laissées dans l'ombre toutes les traditions populaires marocaines.
Mais sitôt un certain nombre de comédiens et de techniciens fournis à la troupe nationale, on se hâta, à la faveur de certaines circonstances, de fermer ce centre et de le liquider juridiquement.
La troupe nationale, pour sa part, a eu une influence déterminante sur l'évolution du théâtre marocain. Elle a permis - avec des hauts et des bas - de tenter des expériences et a cristallisé tous les efforts. C'est par elle que le Maroc a été représenté et apprécié plusieurs fois à l'étranger. Mais, là encore, l'aide de l'État n'a pas été efficiente. Et très tôt, la troupe s'est désagrégée et ses éléments sont partis vers des horizons divers.
Malgré tout cela, l'État ne répugne pas à remettre sur le tapis la question de la recréation de la troupe nationale à l'approche de manifestations officielles diverses.
Nous ne sommes pas contre tout théâtre de circonstance. Car le véritable théâtre a toujours été un art de circonstance. Le théâtre grec, les festivals d'Avignon ou de Hammamet, les moussems au Maroc, etc... Mais pour nous, ces circonstances doivent être intégrées dans la vie du peuple. Elles ne doivent pas répondre à un besoin de propagande stérile.
Or, pour que ce théâtre réussisse, il lui faut des conditions telles qu'il puisse s'épanouir: liberté d'expression, moyens financiers...
Des expériences marginales ont été tentées, soit par certains hommes, soit par certaines organisations de masses.
La plus belle expérience fut patronnée par l'Union Marocaine du Travail (UMT): celle du Théâtre Travailliste. La centrale syndicale permit à un certain nombre de jeunes éléments formés au Maroc ou à l'étranger de monter des pièces de leur choix pour les représenter en premier lieu aux masses ouvrières et paysannes affiliées à 1'UMT. Malgré l'enthousiasme de certains, le manque de cohésion de cette troupe ne lui permit pas de résister longtemps. L'expérience avorta et 1'UMT n'insistant pas, l'affaire fut classée.
L'Union Nationale des Étudiants Marocains (UNEM), pour sa part, se vit offrir de patronner la jeune troupe du Théâtre Universitaire Marocain. Résolument progressiste et très engagé politiquement, le TUM monta une pièce de Brecht et une pièce d'Arrabal. En butte à des difficultés financières et autres tracasseries, le TUM cessa d'exister. Pour sa part, l'UNEM sut mal faire la part d'un combat politique quotidien et d'une expérience qui devait être de longue haleine.
L'échec de ces deux expériences prouve que seule une troupe de théâtre jouissant d'assez d'autonomie par rapport à toute organisation syndicale ou politique peut, dans la cohésion et l'enthousiasme, oeuvrer pour un théâtre marocain moderne.
Paradoxalement par rapport au foisonnement de comédiens de talent, il existe très peu d'animateurs de troupes théâtrales. Farid Ben Barek a été un des premiers jeunes metteurs en scène qui, bénéficiant d'une formation technique moderne, tant au Maroc qu'à l'étranger, ont rompu le monopole moliéresque et ont introduit des conceptions avant-gardistes dans le théâtre marocain. Le nom de Ben Barek, qui a monté dans le cadre de la troupe nationale plusieurs pièces marocaines, notamment de Laalej, n'est pas tant à retenir à cause d'un souci de refonte et de reformulation du patrimoine artistique national qu'à cause de son effort d'adaptation et de mise en scène d'un répertoire international qui sort des chemins battus. Tayeb Seddiki, autre metteur en scène, eut, pourrait-on dire, plus de bonheur. Servi par une bénéfique ambition et par un certain talent, il est devenu un peu après 1956 un des piliers du théâtre marocain. Principal animateur de l'expérience du Théâtre Travailliste et de la compagnie du Théâtre Municipal de Casablanca, il se révéla très tôt comme un excellent adaptateur. Son oeuvre a permis de démontrer que le public marocain est capable d'apprécier à sa juste valeur le meilleur du répertoire international. Là réside la portée de l'oeuvre de la compagnie du Théâtre Municipal de Casablanca. Non sans un certain courage, il sut dépasser le stade moliéresque et présenter le théâtre élisabéthain, russe... Il alla jusqu'à adapter "En attendant Godot" de Beckett. Ses spectacles ont toujours été un exemple de sérieux sur le plan technique. Quoique ses recherches n'aient jamais été particulièrement audacieuses, on peut constater chez lui un réel souci de recherche esthétique.
Sur le plan du langage, l'apport de Seddiki est également positif. Rompant avec la tradition qui voulait que tout théâtre d'un niveau "sérieux" emploie l'arabe classique, difficilement compréhensible pour le peuple, il opta une fois pour toutes pour le dialectal. Il sut l'enrichir de manière à lui faire véhiculer les idées les plus complexes. Toutefois, il ne put éviter certaines facilités, tel l'emploi abusif de jeux de mots primaires et d'expressions frisant une obscénité de mauvais goût. Mais Seddiki présente des contradictions plus graves. La vacuité qui existe dans le domaine du théâtre au Maroc met dangereusement en relief les quelques noms disponibles. Noms qui imposeront une optique étriquée au détriment d'un mouvement de recherche qui ne trouve pas les structures nécessaires à son élaboration. De là une adéquation de l'article à la commande au lieu de la poursuite d'une aventure créatrice personnelle. L'artiste adopte finalement un opportunisme payant et prostitue son talent jusqu'à devenir un simple amuseur officiel. Là encore, nous nous devons de préciser que nous ne sommes pas contre tout artiste qui participe à une cérémonie officielle. Mais nous sommes contre toute systématisation et contre l'excès dans la propagande.
Seddiki se trouve être, par la force des choses, le représentant du théâtre marocain à l'extérieur. Il est le seul auquel on reconnaît la complète représentativité, c'est pour cela que nous estimons de notre devoir d'être intransigeant envers lui et son oeuvre.
Seddiki est un artiste talentueux, non pas tellement comme acteur mais comme animateur. Il est de ces hommes autour desquels se cristallise un mouvement. Mais a-t-il rempli son rôle ? Non, car le théâtre est une entreprise collective, une entreprise de groupe. Une forte personnalité comme Seddiki ne peut être efficiente que dans la mesure où elle réunit autour d'elle une équipe homogène et enthousiaste. Ce qui est tout à l'opposé de la politique de Seddiki qui a l'air de considérer que le théâtre est une affaire où l'on n'emploie à plein temps que sa famille. Jamais des artistes professionnels qu'on réduit à l'état de mercenaires d'occasion, corvéables à merci.
Dans ces conditions, aucune oeuvre de longue haleine ne peut être entreprise.
Là est le défaut de la cuirasse seddikienne.
Actuellement un tournant semble s'opérer chez Seddiki qui entreprend - avec bonheur ? - d'écrire. Il est malgré tout trop tôt pour essayer de parler du Seddiki dramaturge. Toutefois la décision de Seddiki de commencer à écrire est révélatrice. Indéniablement la nécessité d'avoir des dramaturges nationaux se fait sentir. Le public a soif de production nationale et ne trouve pour sa consommation que les fort mauvaises pièces dont nous avons parlé tout à l'heure. Or il n'existe actuellement, ou du moins il ne s'est imposé jusqu'à présent, qu'un seul dramaturge marocain: Ahmed Taïeb Laalej. Les oeuvres d'un Al Badoui, d'un Abdallah Chakroune ou d'un Al Masbahi par exemple sont tellement indigentes sur le plan littéraire qu'il ne serait pas sérieux de considérer leurs auteurs comme des dramaturges. Aziz Seghrouchni manque décidément d'originalité. Quant à la nouvelle génération, qui se veut être dans la lignée du théâtre occidental de l'absurde, elle n'a pas encore assez produit pour permettre de faire parler d'elle. De toutes manières, ce théâtre se trouve être beaucoup plus parabolique qu'autre chose.
Le théâtre d'expression française (Kaddour ben Ghabrit, Farid Faris) est sans aucune profondeur. Il est complètement déphasé par rapport à la réalité linguistique du pays qui devient intolérante lorsqu'il s'agit d'expression théâtrale.
Reste alors le seul Taïeb Laalej. Véritable homme du peuple et mémoire extraordinaire, Laalej est un des moments les plus importants du théâtre national. N'ayant au départ été handicapé par aucun apport étranger, il a d'emblée essayé de puiser son inspiration dans la riche tradition orale. Lui-même d'ailleurs se défend d'être un créateur et ne se veut qu'un adaptateur du fond populaire. Laalej est donc essentiellement une mémoire peu commune au service d'une voix originale. Car Laalej n'écrit pas, il raconte comme ses maîtres de Bab Guissa ou de Jamaâ Lfna.
Malheureusement il s'avère qu'il ne possède pas assez de souffle pour dépasser ce stade et arriver à diluer ce fond oral pour faire oeuvre moderne. Laalej ne sent pas le moisi, loin de là; il est même pétillant de vie mais il donne l'impression de témoigner d'un autre "monde" qui n'est plus le nôtre.
Par ailleurs, la facture dramatique de ses pièces n'est pas assez musclée et ses scènes sont la plupart du temps insuffisamment travaillées. Les personnages sont généralement mal délimités et de mêmes effets abusivement exploités.
Mais malgré tous ses défauts, Laalej demeure le seul dramaturge authentiquement marocain, le seul à contribuer réellement à la création au Maroc d'un arabe moderne et fonctionnel, adapté aux conditions spécifiques du pays. Judicieux alliage entre l'arabe classique et le dialectal, la langue de Laalej - malgré des imperfections - est un bel exemple à présenter à ceux qui nous assomment avec des formules stéréotypées venant tout droit des moua'llaqat anté-islamiques.
Des hommes valables et des exemples à suivre sont donc là sous nos yeux. N'empêche que tout le monde s'accorde à constater un état de crise dans notre théâtre.
Or le public existe. Comme nous le remarquions plus haut, l'indépendance a opéré un tournant radical dans la mentalité marocaine. Depuis 1956, nous assistons à un rush des marocains vers les loisirs. Ce rush a été et continue d'être exploité par des gens malhonnêtes. Néanmoins, des expériences intéressantes ont été tentées et nous semblent indiquer le chemin à suivre (le Théâtre Municipal de Casablanca).
La demande populaire se fait grandissante mais cela n'est pas une garantie de qualité. Ce n'est donc que par une politique d'aide intelligente que l'État peut élever le niveau général du théâtre marocain. Créer une troupe nationale valable et subventionner les théâtres les plus dynamiques, obligerait les médiocres à disparaître devant la concurrence.
Malheureusement on semble considérer le théâtre - et en général tout art - comme un parent pauvre. Dès qu'on commence à parler austérité, on songe à asphyxier entre autres le théâtre. État de fait regrettable qui empêche la tenue, par exemple, du festival de théâtre amateur.
Nous sommes d'ailleurs heureux que l'état de crise actuel ait été mortel pour un certain théâtre alimentaire. Actuellement il s'agit de repenser notre théâtre en fonction de nos besoins et du devenir de notre pays. Il ne faut pas que les services de la Jeunesse et des Sports se croient obligés de mettre dans une circulaire: "Présenter pièce parlant du barrage de l'Oued Ziz". Le danger est grand de tomber dans un dirigisme inintelligent. Si notre théâtre se fait populaire, il ne peut qu'être le reflet agissant de notre lutte pour un Maroc meilleur.
Pour l'instant, des tâches semblent devoir se poser à tout artiste. D'abord lutter pour constituer des cellules de travail, c'est-à-dire des troupes homogènes qui ne seraient pas des instruments entre les mains d'apprentis dictateurs Faire des recherches pour retrouver et nous imprégner de notre patrimoine national, pour aboutir à "l'élaboration d'un théâtre original et authentiquement marocain. C'est dans cette seule mesure que nous pourrions nous targuer de contribuer à l'enrichissement de la culture mondiale.
De son côté, l'Etat doit contribuer à l'élargissement du public théâtral, actuellement circonscrit dans les grandes villes (2) en construisant des salles de spectacles, ou en trouvant les moyens de porter le théâtre -d'une manière régulière et non pas épisodique - jusque dans les plus lointains douars.
Car si le public actuel est énorme par rapport à celui d'avant 1956, il ne représente à peu près rien comparativement au public potentiel. Ajoutons à cela que l'Etat se doit de contrôler l'emploi de ses subventions et de son aide. Est-il normal que Tayeb Seddiki, directeur du théâtre Municipal de Casablanca, emploie l'argent du contribuable marocain à présenter des spectacles boulevardiers (Galas Karsenty) et des chanteurs yé-yé. Le Théâtre de Casablanca appartient à ceux qui le financent, c'est-à-dire aux marocains et non à une minorité de privilégics étrangers.
Nous trouvons donc tout à fait normal que dans la situation où il se trouve (divorce d'avec le vrai public), le théâtre marocain connaisse une crise grave. Elle peut être bénéfique dans la mesure où responsables et artistes opèrent un changement radical et s'appliquent à aller dans le sens de la demande populaire.
Au contact de son véritable public qui l'irriguera, le théâtre marocain retrouvera sa vitalité et occupera une place de choix sur les scènes internationales.
1 : "Le mariage sans permission", pièce type de ce genre de théâtre a reçu le premier prix au 4e festival de théâtre amateur et a été jouée plus de 300 fois au Maroc (chiffre record).
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2 : "Et même dans les grandes villes, la situation n'est pas brillante. Marrakech, ville de 250 000 habitants, pas de théâtre. Casablanca, ville d'un million d'habitants, une salle plus les arènes (en ville moderne).
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